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De même qu’un mur représente bien plus que l’addition des pierres qui le composent, une épidémie ne se présente pas comme la simple accumulation de cas

isolés. Le caractère épidémique d’une maladie, a fortiori quand l’épidémie devient

pandémie et s’étend sur plusieurs continents, lui donne une dimension qui dépasse le cadre médical pour devenir politique et sociétale.

Le choléra, plus encore que les autres maladies infectieuses, a, depuis des siècles, entretenu des liens très étroits avec les sociétés humaines. Cette maladie a en

effet la particularité de changer radicalement de faciès épidémiologique et de distribution géographique selon la période historique concernée. Pour mieux comprendre l’actualité du choléra, il est ainsi indispensable de revenir en arrière de quelques centaines d’années. Avant le dix-neuvième siècle, le choléra était inconnu des sociétés occidentales, mais on en retrouve la trace dans le sous-continent indien, en particulier dans les zones bordant le golfe du Bengale.

Des écrits d’Hippocrate, de même que certains textes sanscrits, font déjà référence à des décès causés par des diarrhées accompagnées de manifestations cliniques de déshydratation (53). En 1573, Garcia del Huerto, un médecin portugais, décrit une épidémie de choléra survenue dans le port de Goa, récemment colonisé par les Portugais

(53). Aux 17ème et 18ème siècles, le choléra reste encore confiné en Asie. Ce n’est qu’en

1817 que la première pandémie de choléra survient. L’épidémie semble avoir débuté

l’Utah Prasdesh au nord de l’Inde. Ces fêtes ont duré trois mois, accueillant des pèlerins en provenance de tout le pays. La maladie a probablement été amenée par des pèlerins originaires de l’estuaire du Gange. A la fin des festivités, les pèlerins, de retour dans leurs régions d’origine, ont disséminé le choléra dans tout le sous-continent.

Il n’existe aucun relevé dénombrant les cas survenus en Inde parmi la population autochtone, mais, rien que pour l’armée impériale Britannique, 10 000 décès ont été dénombrés. La pandémie durera jusqu’en 1824, s’étendant jusqu’à la Chine et les Philippines à l’est, Madagascar au sud, l’Iran et la Turquie à l’ouest (54). Les déplacements de troupes ont joué un rôle primordial dans la dissémination du choléra, en particulier en Inde et au Népal, en Iran et en Turquie, comme le commerce aussi, essentiellement par bateau, et déjà, les pèlerinages à La Mecque. L’Europe occidentale fut épargnée par cette première pandémie, mais le répit fut de courte durée.

Dès 1829 débute la deuxième pandémie. Son début est assez comparable à la

précédente avec un départ à partir des réservoirs environnementaux du golfe du Bengale ; mais sa diffusion sera encore plus rapide et surtout plus étendue en direction de l’ouest et des grandes métropoles occidentales. Dès 1831 la vague atteint l’Angleterre. Le 26 octobre, un premier patient meurt du choléra. Mais personne ne veut l’admettre. Les autorités politiques, influencées par les marchands et les industriels du textile, étaient opposées à toute mesure de quarantaine. Pour l’administration, il n’y avait pas de choléra en Angleterre. Inutile de dire que cela n’a pas facilité la mise en place de mesures de lutte contre l’épidémie.

Et pourtant, jamais les grandes métropoles occidentales, et en particulier

Londres, n’avaient été aussi vulnérables aux maladies transmises par l’eau. Avec

l’avènement de l’ère industrielle et le manque de travail dans les campagnes anglaises, une nombreuse population rurale était venue s’installer dans les grandes villes. Les familles immigraient vers les centres urbains, souvent avec du bétail, vivant à huit ou dix

dans une seule pièce, avec leurs animaux. Durant la première moitié du 19ème siècle, la

population de Londres s’est accrue jusqu’à atteindre 2,5 millions d’habitants. Les villes ne disposaient pas des infrastructures sanitaires rendues encore plus nécessaires par l’afflux de nouveaux arrivants. Les nouvelles constructions étaient bâties sans approvisionnement en eau potable et sans système d’évacuation des eaux usées, les propriétaires recherchant avant tout à minimiser les coûts et à accroître leurs profits. Si des latrines étaient construites, ce n’était qu’au rez-de-chaussée et les habitants des étages supérieurs avaient l’habitude de vider leur pot de chambre par la fenêtre.

Figure 4 : Epidémie de choléra à Londres en 1849 Caricature illustrant la mort symbolisant le choléra, navigant dans le silence sur la Tamise à Londres. Punch, July 10, 1858 Source : http://www.victorianlondon.org/health/thamescondition.htm

Au fur et à mesure que la population augmentait, les odeurs pestilentielles, générées par plus de 200 000 fosses d’aisance et par les eaux d’égouts qui s’écoulaient dans les caniveaux et les fossés en direction de la Tamise. Avec les pluies, les fossés débordaient et l’eau s’introduisait dans les maisons et sur les marchés. Les rivières représentaient, à l’époque, à la fois un système d’égout à ciel ouvert et la principale ressource en eau potable des citadins. L’eau, parfois puisée en aval des égouts, n’était pas désinfectée avant d’être distribuée.

Après Londres, de nombreuses métropoles furent touchées. Par diffusion, le choléra s’étendit sur l’ensemble de l’Europe, le pourtour méditerranéen et, pour la première fois, dans les zones les plus industrialisées d’Amérique.

La France ne fut touchée qu’au printemps 1832. Les autorités politiques et les

médecins eurent le temps de voir arriver le fléau. En juin 1831, pour tenter d’éviter la propagation du fléau en France, Casimir Périer réactive une loi sur les contrôles sanitaires aux frontières. Malgré ces vaines mesures - rappelons que pendant une épidémie, de nombreux porteurs de germes restent asymptomatiques - le choléra ravagera la France comme le reste de l’Europe. Le nombre de morts est estimé à 100 000 dont 20 000 à Paris, qui comptait 800 000 habitants à l’époque. Les mêmes causes générèrent les mêmes effets : la situation de l’hygiène à Paris n’était guère plus enviable qu’à Londres. L’eau des fontaines provenait de réservoirs en plein air, de canaux et de rivières non protégés, aussi utilisés pour la navigation tandis que les puits procuraient l’eau d’une nappe phréatique située à seulement quelques mètres de profondeur et facilement contaminée.

Comme à Londres avec la Tamise, de nombreux parisiens se procuraient leur eau de boisson directement dans la Seine.

La diffusion du choléra toucha aussi les Amériques, à commencer par les principaux ports de la côte Est des Etats Unis. A New York quelques médecins

admirent que le choléra était en effet épidémique à New York, mais nombreux furent ceux qui, au côté du banquier John Pintard, contestèrent cette allégation. Le banquier demanda aux médecins s’ils avaient la moindre idée de ce qu’une telle annonce pouvait entraîner pour les affaires dans la ville. Ainsi, comme à Londres un peu avant, la présence du choléra a d’abord été niée. Cette attitude mérite d’être soulignée, car elle sera très fréquemment adoptée par les autorités politiques confrontées à l’intrusion du choléra dans le territoire dont ils ont la charge.

Figure 5 : Epidémie de choléra à New York en 1832

Figure tirée de VALENTINE'S MANUAL OF OLD NEW YORK, N°6, New series, 1922, Edition Henry Collins Browns, 388pp, New York 1924.

Source : www.nytimes.com/slideshow/2008/04/15/science/...

A partir de New York et d’autres ports de la côte Est, le choléra commença à diffuser de ville en ville. Des mesures de quarantaine furent mises en place, mais sans

succès, les voyageurs parvenant à entrer dans les villes encore indemnes malgré l’intervention de milices armées chargées d’interdire l’accès à tout voyageur. A New York, le choléra finit par avoir raison de la vie sociale. Les visiteurs étaient frappés par le silence des rues de New York, d’une propreté inhabituelle, et couvertes de chlorure de chaux. Même sur Broadway les piétons étaient si rares que le passage d’un cavalier devenait une curiosité. Une jeune femme s’est souvenue avoir vu des touffes d’herbes pousser dans les rues. Il est intéressant de noter que le même phénomène de sidération de

la vie sociale s’est reproduit dans d’autres épidémies, comme à Philadelphie, lors de l’épidémie de grippe espagnole en 1918.

La lutte contre les pandémies de choléra était d’autant plus difficile que les causes de la maladie étaient inconnues à cette époque. Ni la nature de l’agent

responsable, ni ses liens avec l’eau, n’étaient identifiés. La plupart des médecins

pensaient que la maladie était provoquée par l’inhalation de vapeurs ou miasmes.

Cette croyance ne faisait qu’aggraver encore la peur du choléra, les habitants des zones touchées par l’épidémie ne pouvaient pas s’arrêter de respirer pour éviter d’être contaminés.

Figure 6 : Gravure symbolisant le choléra et les miasmes Source: londonparticulars.wordpress.com/.../19/snow-ho/ et

http://www.climateaudit.org/?p=1113#44

Malaria/Cholera are caused by "bad air", also called miasma. Lots of people died as a result. Le choléra se déplaçant à partir des mauvais airs et contaminant les populations

Les liens entre le choléra et l’eau n’ont été mis en évidence qu’au cours de la troisième pandémie qui débuta en 1841 et qui reprit, pratiquement à l’identique le trajet de la pandémie précédente.

Ce fut un médecin londonien, John Snow, qui en 1849, publia une théorie faisant de l’eau le vecteur du choléra. Il expliqua que le choléra ne pouvait être transmis par voie aérienne, car la maladie ne touchait pas les poumons. Mais sa théorie fut ignorée ou attaquée par beaucoup de médecins, parce qu’il n’était pas en mesure de mettre en évidence le « poison » dans l’eau. Ce ne fut que lorsqu’une deuxième vague épidémique de la même pandémie toucha à nouveau Londres que John Snow put démontrer le bien fondé de sa théorie. Il cartographia les cas de décès par choléra et vit que ceux-ci se concentraient dans certains quartiers, puis, comparant des populations s’approvisionnant à différents points d’eau, il démontra que le risque de décéder par choléra était bien plus fort

chez les personnes s’approvisionnant à une pompe de Broad Street que chez les autres habitants du quartier se fournissant sur un autre réseau d’adduction (54).

Figure 7 : Le docteur John SNOW

http://londonparticulars.wordpress.com/2009/08/12/west-end-boy/ –

Il communiqua ses conclusions aux autorités municipales. La pompe incriminée fut neutralisée et le nombre de cas diminua rapidement (pour être tout à fait exact, dans une publication récente, il est dit que la décroissance des cas avait débuté avant la neutralisation de cette pompe (55)). A cette époque, deux compagnies approvisionnaient le quartier, l’une puisait une eau relativement saine, l’autre, dont les zones de pompage étaient plus en aval, puisait une eau contaminée par les égouts de la ville. Bien que depuis 1852, un texte contraigne les producteurs d’eau à la filtrer avant de la distribuer, un ingénieur de la compagnie avoua que l’eau était pompée directement dans la Tamise et distribuée telle quelle.

En 1854, la 3ème pandémie tua 4 500 personnes dans cette partie de Londres.

La bactérie responsable fut finalement découverte en 1883, lors de la quatrième pandémie, par Robert Koch. Elle fut d’abord appelée Vibrio comma, à cause de son

aspect incurvé en virgule. Il fallut cependant encore des années avant que les travaux de Koch ne fussent reconnus par la communauté scientifique internationale et que le concept de maladies transmissibles par l’eau ne fut totalement accepté, du moins par les scientifiques. La bactérie changea alors de nom pour s’appeler Vibrio cholerae.

Parallèlement, à partir de la deuxième moitié du 19ème siècle, l’hygiène s’améliora

nettement dans les grandes villes occidentales, les égouts furent rénovés, la fourniture en

eau potable fut sécurisée et, à partir du début du 20ème siècle, le choléra ne fut plus une

Au total, durant le 19ème siècle, cinq pandémies frappèrent le monde par vagues successives. La sixième pandémie, qui débuta en 1899, épargna, pour l’essentiel, l’ouest de l’Europe et les Amériques. Le visage du choléra venait de

changer ; avec l’amélioration de l’hygiène dans les grandes villes, le choléra abandonna les pays industrialisés pour prendre pour cibles les pays les moins développés. Durant une centaine d’année, la maladie avait su tirer profit du décalage qui était apparu entre, d’une part, l’accroissement de l’activité commerciale, l’accélération des transports terrestres et maritimes et le développement des relations internationales, et d’autre part, la misère dans laquelle vivait le prolétariat de l’époque, alliée à l’ignorance et à l’incurie des autorités médicales et politiques.

Figure 8 : Les voies de diffusion de la première pandémie de choléra à partir de 1817 En 1817, pour la première fois, le choléra sort de son sanctuaire du delta du golfe du Bengale.

La septième pandémie, qui frappe le monde depuis plus de quarante ans, va adopter une répartition géographique très différente, donner lieu à des aspects cliniques moins impressionnants. Elle conservera toutefois l’essentiel des déterminants qui permirent au choléra de causer les six premières pandémies et que nous venons de rappeler ci-dessus.