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Extraits d’appels et de messages « blagues » et « injures »

3. DE L’IMAGINAIRE A L’ACTE

3.1. LES IMAGINAIRES EN ACTE

C’est une réflexion à partir de la mètis des grecs qui a donné l’occasion de trouver l’angle théorique pour aborder les télérelations de santé publique, à partir des écoutants-rédacteurs. L’approche de Vernant et Détienne (la mètis des grecs ou les ruses de l’intelligence) a été l’occasion de faire des liens entre les questions de l’acte (en sociopsychanalyse) et celle de l’imaginaire. Compte tenu du sujet, nous nous sommes penchés sur la question de l’intelligence pratique pour comprendre l’ajustement des professionnels de la relation d’aide aux télérelations de santé. En effet d’une part nous pressentons que les professionnels n’exercent pas leur métier de la même manière qu’en face à face. D’autre part nous savions qu’il y a un écart entre leur fonction et leur métier et qu’ils continuent pour autant à travailler dans ce contexte.

L’imaginaire permet d’éclairer l’ajustement des professionnels de l’aide aux télérelations de santé parce qu’imaginer, c’est se représenter « quelque chose ». En télérelation, les deux interlocuteurs sont amenés à construire et se représenter l’autre, ou son environnement, ou les deux. Nous pouvons supposer que c’est un pré-requis, pour qu’en l’absence visio-spatio- temporelle, l’autre puisse exister, pour qu’il soit incarné. C’est également un pré-requis pour donner sens à une activité dans laquelle se succèdent des « connexions-déconnexions » avec des sujets, dont parfois seuls quelques signes graphiques, un silence et/ou un soupir sont éléments de « vie ». Ainsi, l’imaginaire aurait, dans ce cas, une fonction de construction identitaire (identité sociale et professionnelle en remaniement). Ce « quelque chose » deviendrait alors une nécessité à créer l’autre dans une forme de paysage mental, pour que la relation puisse exister, pour se mettre dans « de l’humain » et éviter la « robotisation », la « déshumanisation » et la « perte d’identité » dénoncée notamment par les téléopérateurs des centres d’appels (Djibo, S., 2008). Les constructions imaginaires combleraient l’absence des corps en présence.

L’imaginaire dans sa dimension créatrice, permet de se dégager d’un imaginaire fouillant dans les méandres des images engrangées par le psychisme, pour produire un imaginaire fait d’une construction d’images, d’un « principe espérance » (Bloch, E., 1976), au fur et à mesure que s’établissent les connexions (lecture ou échange de mots). Au travers d’indices que livre le sujet qui sollicite une aide, le professionnel peut construire ses images, « fouiller » dans celles qu’il a déjà créées, celles qui lui manquent.

Ce cheminement imaginaire peut s’effectuer au rythme soutenu d’environ cent appels/journée (ou courriels). Connexion-construction imaginaire-déconstruction-évaluation-déconnexion. Dans l’esprit de Cornélius Castoriadis (1975), l’imaginaire est double (social-historique et psyché-soma) et irrésorbable, il est notre capacité élémentaire et irréductible d’évoquer une image, la faculté originaire de poser ou de se donner, sous le mode de la représentation, une chose et une relation qui ne sont pas. L’imaginaire relève, de la logique des magmas pour laquelle, quel que soit l’effort de rationalité, le résidu inexpliqué demeure en l’état de magma. Compte tenu des particularités de leur activité, il est vraisemblable d’imaginer que les professionnels se trouvent dans une situation où ce magma vient percuter d’autres magmas qui s’ajoutant les uns aux autres, produisent parfois un élément de réponse, ou de clarification, d’un précédent « magma », qui n’est pas en capacité d’être dissipé, compte tenu des particularités du dispositif et du fonctionnement (non-suivi, anonymat, enchainement d’appels, relations encastrées…). C’est ici faire et re-faire, agir et ré-agir dans un brouillard, où les professionnels se doivent de mobiliser, leur énergie avec leurs images, au service des constructions imaginaires de ceux à qui ils s’adressent ( ?). « L’homme croit tenir la maitrise de ses actes, car il croit ce qu’il voit. Or il n’appréhende pas la réalité, il ne perçoit que des images couvrant fondamentalement sa division » (Enriquez, E., 1997). Les professionnels s’adressent à des adolescents qu’ils ne connaissent pas, ne voient pas, parfois même n’entendent pas. Pour prendre forme la présence est supposée. De part et d’autre du fil ou de l’écran, cette présence (l’existence même) est supposée. Elle est fondamentalement attachée aux notions de relation et d’aide, se situe dans un espace différent pour le téléphone et dans un espace-temps différent (ou asynchrone) pour l’échange de courriel.

Ce qui est engagé dans ces relations ne sont plus les corps mais les esprits au travers de traces écrites et d’échange de mots. A un autre niveau, l’imaginaire se déploie également. En effet l’institution ne peut que supposer qu’elle délègue une aide auprès des personnes en souffrance en faisant l’apologie, et en finançant, des services appelé de « téléphonie sociale ». En tout cas elle imagine que la personne en souffrance peut trouver dans ces services de téléphonie sociale une réponse à ses difficultés. On pourrait alors se poser la question de savoir pour quelles raisons le sujet sollicite ces relations à distance pour être aidé ? C’est le retour de l’exploitation des données de l’observatoire alimenté par l’interprétation des professionnels.

Cette question déplace la souffrance et la plaque à des outils méthodologiques qui s’adaptent aux évolutions sociétales. A ceci il faut tenir compte de l’imaginaire du contexte dans lequel s’opèrent des relations que l’on peut qualifier « d’encastrées » (Kerbrat-Orrechioni, C., 1990). Les échanges que mène un écoutant avec les appelants se font en présence et avec l’écoute des autres écoutants tout en s’adressant indirectement aussi à un cadre de travail prescrit. Ces divers niveaux de relations s’imbriquent nécessairement les uns dans les autres. Les échanges sont aux prises avec un réglage de la distance calquée sur les constructions imaginaires. Cette distance n’est pas anodine, nous pouvons l’entendre dans ces diverses assertions : distance psychique, distance relationnelle, distance géographique et prise de distance. N’est-il pas aussi imaginaire de penser que la gestion des conflits, des souffrances, des maladies, des populations à risques sanitaires et sociales, peuvent être « gérées » à distance, et que cette aide peut se réduire à un appel quantifié, à un clic ? Ou alors l’État placerait- il d’autres espoirs en ces services ? Une forme de veille, une gestion de la demande, une pré-orientation sanitaire et sociale peut-être. En empruntant la formule à Eugène Enriquez (préface Giust-Desprairies, F., 2003), nous envisageons les trois dimensions étudiées « comme scènes sociales où des scénarios individuels viennent se conjuguer aux significations sociales pour instruire l’acte individuel et collectif ». Ainsi, l’étude des enchevêtrements réciproques, entre processus psychiques et processus socioculturels, entre les trois dimensions définies ainsi que le caractère à distance ou en l’absence du sujet, auprès des professionnels de la relation d’aide, dans le champ de la santé, et qui nous permettent

d’appréhender ces dynamiques, entre entités psychiques et sociales, s’entremêlent à partir de l’imaginaire, des imaginaires même.

L’approche théorique de l’imaginaire est plurielle. Nous nous référons en premier lieu à l’imaginaire radical de Cornélius Castoriadis (1975), composé de l’imaginaire psyché-soma et de l’imaginaire social-historique. Cet imaginaire s’applique aux dimensions « enchevêtrées » de l’objet d’étude. C’est ce que nous souhaitons regarder d’un peu plus près sans toutefois mettre de côté un autre aspect, celui de l’imaginaire collectif (Giust- Desprairies, F., 2003).

Nous partons du contexte collectif de ces télérelations pour les comparer au contexte « privé », « feutré », « duel » habituel des relations de face à face.

Cette approche théorique est une première étape. Pour comprendre l’ajustement des professionnels, ou plus exactement pour comprendre « leur manière de s’y prendre » nous poursuivons la réflexion avec la notion d’acte.

Comment les professionnels instruisent-ils leur acte individuel et collectif à la fois, à partir des significations et scénarios qu’ils construisent ?

Le travail se définit par l’acte, nous pouvons dire que les professionnels agissent, qu’ils sont dans l’acte, d’une manière ou d’une autre, y compris dans l’imprévu de l’acte. « Le travail est un objet à double face : il appartient à la réalité externe, il est collectif, social, normé, contraint. Mais il est aussi objet d’imaginaire, c'est-à-dire l’écran sur lequel vient se projeter le désir et donc les investissements singuliers, fonction de l’histoire du sujet… » (Lhuilier, D., 2006).

Dans cette activité plus qu’ailleurs, du fait de l’absence de co-présence, il y a la gestion de l’imprévu de ce qui peut arriver au cours d’un appel « à contenu » ou même « ludique » et qui peut évoluer au cours de l’échange. Nous avons prolongé cette évidence avec cette idée du « quelque chose » d’indéfini, peut-être parfois d’indéfinissable, mais néanmoins de fondamental, qui, ajouté à l’action, défini l’acte. L’acte, c’est l’action plus quelque chose, nous dit Mendel.

Ce « quelque chose », dans une approche psychosociologique, donne une tonalité particulière à l’objet d’étude. C’est cette part de doute, d’inconnu, de croyance, de virtuel, d’une relation

qui questionne son réel, comme son fonctionnement et qui vient aussi percuter la construction identitaire socioprofessionnelle de manière individuelle comme collective. Cette approche par l’acte est celle de l’action.

C’est l’idée du passage à l’acte virtuel, mais aussi au « non passage » à l’acte face aux propos injurieux et/ou agressifs des adolescents. Cette action, qui est pensée pour être, est construite, toujours pour Mendel sur deux registres : celui de la pensée du faire et celui de la pensée de l’inventivité. Sans elles pas d’appropriation de l’acte. Nous retrouvons notre questionnement de départ et rejoignons les dimensions instituante et institué (Lourau, R., 1969) et de « l’imaginaire qui permet de féconder le réel » (Enriquez, E., 1983). Ainsi le questionnement théorique se situe autour d’un imaginaire en acte, d’une pensée agissante, d’une démarche imaginant ce qui se joue dans ces espaces alliant « sens privé et sens public », « création et aliénation », « individuel et collectif ».

L’imaginaire est envisagé ici dans sa double polarité indissociable autant que complémentaire : l’imaginaire instituant et l’imaginaire institué. Cette « double polarité » est aussi abordée, par l’imaginaire leurrant et fécondant, (ou moteur) d’Eugène Enriquez : « l’imaginaire est sous l’égide du principe de plaisir. Parce qu’il dépend du principe de plaisir, l’imaginaire est leurrant (leurre de l’unité présente)» (Vocabulaire de psychosociologie. 2006).

La compréhension des télérelations de santé publique et du travail des professionnels de la relation d’aide sont envisagés depuis l’imaginaire parce que celui des écoutants est sans cesse « percuté » compte tenu du rythme des sollicitations, du contexte, et de l’absence de l’Autre, par les fantasmes et les constructions imagées dont ils nourrissent (et attendent) cet imaginaire.

« Les images mentales qui ont une fonction de liaison pour les affects, participent aux mécanismes de défenses et permettent une certaine réalisation des désirs. » (Giust- Desprairies, F., 2004). Le concept d’imaginaire individuel et social, permet une réflexion sur l’ajustement des professionnels de la relation à l’autre, de la relation « à potentiel aidant », dans un contexte de médiation par les outils de communication.

D’une manière plus générale, il permet de dégager les différents niveaux de réalités significatives des télérelations de santé publique, avec l‘intention de leur donner sens, en dégageant leurs points de rencontre.

3.2. DE L’IMAGINAIRE AUX REALITES CONTEXTUELLES