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Deux objectifs sont poursuivis dans ce travail. D’une part comprendre les limites et le potentiel des télérelations de santé publique. D’autre part d’identifier comment les professionnels de l’aide en face à face s’y ajustent.

Pour ce faire nous avons posé l’hypothèse d’une mise en tension dans laquelle se trouvent les professionnels des télérelations de santé publique et qui s’exprime dans les trois registres de recherche.

L’analyse du recueil de données auprès des écoutants-rédacteurs de Fil Santé Jeunes a livré un certain nombre d’éléments de compréhension de l’objet de recherche et de réponses à l’hypothèse de travail.

Dans cette troisième et dernière partie, les éléments significatifs d’analyse seront interprétés à partir d’éléments théoriques issus principalement de la clinique de l’activité et du travail et d’un regard psychosociologique nourri des concepts et théories de l’imaginaire et de l’acte. Cette étape sera l’occasion de décrire comment les professionnels de l’aide, et les télérelations de santé, appréhendent cette pratique professionnelle : quel est le sens, quels sont les enjeux de ces télérelations de santé publique au regard de la présente recherche, auprès de la population étudiée et dans ce contexte précis.

Nous présenterons les éléments significatifs de l’activité pour les professionnels et la manière dont nous les comprenons à partir des éléments du cadre de l’activité, de celui de la mission et de son ajustement par les professionnels. Puis nous ferons part de notre interprétation de la démarche des professionnels avant de terminer sur la nature du dispositif de télérelations de santé.

1. UNE TÉLÉPAROLE ENCASTRÉE

Les échanges de courte durée sont encouragés par le dispositif, alors que les entretiens longs (sans en préciser la durée, mais estimés à plus de dix minutes) sont attendus ou plutôt espérés par les professionnels. Ce sont ces appels qui procurent la sensation d’être utile.

Ils peuvent être qualifiés de « relation » en fonction de l’investissement de chacun des interlocuteurs au-delà de la non-rencontre, de l’anonymat et du caractère éphémère. La nature des mots ici est importante. Le terme définissant ce qui se dit entre l’écoutant et l’appelant est sujet à des controverses au sein de l’équipe : certains parlent de relation ? D’autres d’échange ? Les nuances se déclinent selon le cadre de référence. Dans les faits, même s’ils en perçoivent les limites contextuelles, les écoutants sont dans l’attente de la possibilité de construire une relation, un lien, même au travers d’un appel unique, alors que le dispositif exige de ne pas s’attarder. Derrière ces diverses appellations, il y a des volontés et des attentes professionnelles avec des cadres de pensée mis en avant pour justifier le fait qu’il ne peut y avoir de « rencontre » au sens d’une alliance thérapeutique dans ce travail basé sur l’éphémère d’un échange rapide et sans suite. Ce cadre de pensée est d’orientation psychanalytique, l’approche est qualifiée de maïeutique ou de counselling par le plus grand nombre des écoutants-rédacteurs. Il s’agit d’aider, d’orienter, de suggérer, de cadrer ou recadrer. D’autres revendiquent une approche multiple ou sans orientation précise construite surtout par leur expérience.

Quels que soient les mots employés et le courant de pensée, ils indiquent surtout que les professionnels s’y accrochent pour gérer ce qui leur échappe, ce qui est prescrit sans qu’ils puissent défendre leur pensée, leur orientation. La frustration qu’ils ressentent est celle de la difficulté ou de l’impossibilité à construire la relation, le suivi, l’échange, issus de la conception qu’ils gardent de l’exercice classique, ou plus habituel de leur métier, et dont ils ne peuvent se défaire parce que c’est justement là qu’il leur semble pouvoir être psychologue ou médecin. En d’autres termes, ils ont le sentiment de ne pouvoir exercer le métier pour lequel ils sont formés.

La difficulté à se reconnaître comme un professionnel tel qu’ils se représentent leur métier d’origine, avec leur genre professionnel, s’ajoute à celle de ne pouvoir se saisir des compétences spécifiques et de les développer différemment dans un contexte nouveau, sans tradition, ni techniques.

Ainsi, ne pas considérer son travail à distance comme un travail de la relation, selon les références académiques, laisse le sentiment de ne pas exercer réellement son métier.

Ce sentiment est amplifié par un autre paramètre : celui de l’initiative de la demande et de son issue qui leur échappe. Les professionnels n’ont pas de prise sur les orientations à envisager, ils doivent répondre en continu à une prescription institutionnelle (de l’observatoire) dans un contexte de mission interministérielle qu’ils doivent respecter. C’est en toute logique que leur discours est l’expression d’un sentiment de frustration.

1.1. COMPOSER AVEC LA FRUSTRATION

La frustration est un terme qui revient souvent dans leurs propos. En ce qui concerne la dimension de la relation, cette frustration trouve une résonance liée au contexte : les professionnels se trouvent face aux limites de l’outil (de la machine) à distance. Leur marge de manœuvre sur ce qui est exposé, par téléphone ou par messagerie, est mince. Ils n’ont pour travailler que ce qu’expriment les adolescents à distance, sans autres éléments de vie, d’histoire, d’entourage. C’est ce qui invite les moins expérimentés à tenter de vérifier les propos des appelants, à chercher où se trouve la vérité (réelle) dans ce qu’exposent les adolescents (et non sa vérité psychique). Chercher où se trouve le vrai du faux pour y faire face n’est-il pas un mouvement naturel humain ?

Après quelques années d’expérience, cet élan de vérification s’atténue et n’est plus utilisé que dans les situations pressenties de scénarios, pervers ou pas. Cette frustration est en rapport avec l’initiative et le terme de la sollicitation qui sont déclenchés par les adolescents. Ils détiennent le pouvoir d’appeler et de raccrocher, de solliciter sans engagement aucun, montrant là leur toute puissance à consommer, ou pas, un dispositif conçu pour eux (c’est ce que les professionnels nomment parfois du « psydoliprane »), ou à provoquer une figure adulte et parentale.

Ceci laisse entrevoir les nouvelles pathologies de l’urgence, de l’impossibilité à différer, et du « tout-tout de suite », liées à l’utilisation de l’internet, aux diverses applications des téléphones portables, et qui correspondent également à la prédisposition pubertaire à consommer de l’immédiateté.