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Extraits d’appels et de messages « blagues » et « injures »

3. DE L’IMAGINAIRE A L’ACTE

3.3. UNE AIDE À POTENTIEL THERAPEUTIQUE

L’imaginaire social est « l’ensemble des évidences implicites, des normes, des valeurs qui assurent le renouvellement des rapports sociaux » (Ansart, P., in Imaginaires collectifs, Giust- Desprairies, F., 2003, p 98).

Du fait du contexte décrit, si le conflit existe, il est vraisemblable d’imaginer qu’il provoque chez les professionnels une sorte de vacillement identitaire dans le rapport au collectif, au service et aux usagers. Si ce vacillement identitaire existe alors il est à l’image de celui de l’adolescent en construction identitaire, qui interroge sans préalable, provoqué par le contexte de télérelations à destination des jeunes.

Cet imaginaire social qui comporte une fonction régulatrice de la vie collective, (R, Baczko. 1984) ne pourrait plus être assuré par adhésion ou collaboration, mais par nécessité, pour se

raccrocher à un ici et maintenant, à un réel de la relation humaine en opposition à sa dimension de décalage spatio-temporel.

L’imaginaire social est un magma de significations sociales à caractère imaginaire dont la production ne se réfère pas à une ou plusieurs élaborations psychiques individuelles ni même de groupes ou d'organisations.

Pour les comprendre nous devons nous placer d'emblée dans une perspective sociétale parce que les significations imaginaires sociales ne sont ni représentations, ni figures ou formes, ni concepts (Castoriadis, C., 1975). Cet imaginaire comporte une dimension créatrice, un aspect créateur. Dans cet espace de travail, en l’absence de l’autre, celui-ci existe si nous le construisons, si nous le créons. Cette création passe par l’image, par un ensemble de représentations psychiques dont le moteur est l’imaginaire individuel, celui de l’être humain. Les faits humains et sociaux sont en permanence animés par l’imaginaire qui s’enracine dans le corps et son dynamisme avec l’irruption d’images, à partir de cette base physique, et qui détermine en grande partie notre vision du monde.

Nous parlons de « relation à potentiel aidant » parce que les échanges n’aboutissent pas toujours et qu’il n’est pas possible d’en connaître la nature exacte, mais seulement leur potentiel.

Les professionnels de la relation aidante se basent, classiquement, dans leur rencontre à l’autre, sur le contact, le regard, mais aussi sur le comportement, les attitudes, les odeurs, parfois même sur le toucher (une poignée de main par exemple), sur le physique, l’expression, le style vestimentaire, la prestance, la gestuelle, l’accent, les intonations, la distance sociale etc...

En télérelations, on peut se poser la question suivante : peut-on être en relation avec l’autre, l’inconnu, sans une constante mobilisation de l’imaginaire comme une réalité donnant « corps » à la relation ?

D’autre part le caractère « réel » qui dans la majorité des situations s’oppose au « virtuel », est ici associé. Les situations sont réelles, parce qu’humaines, et « mises en mots », provenant d’une vérité du sujet, et virtuelles, parce qu’elles sont dans un espace-temps décalé, dans une

dimension asynchrone de l’échange et de l’émotion, et se déploient sans coprésence, dans un même lieu, mais qu’en définitive, on peut dire qu’elles « sont ».

Au-delà d’une dimension métaphysique et philosophique, nous touchons les frontières du réel-imaginaire, parce que l’absence de l’autre, permet aussi la rêverie et le fantasme, parce qu’il libère les associations et les actes (de langage) manqués, beaucoup plus rapidement qu’en face à face.

Le professionnel n’est pas ici dans une « position » (et qui renvoie à la posture d’un corps qui n’existe plus) pour apporter des réponses actées, mais pour permettre d’ouvrir vers « les possibles » de chacun. La réponse ou la solution à une souffrance, ne peut être dispensée par « télé-aide » ; réduire l’aide, et donc l’humain, à sa parole, ses écrits, le couperait de ce qu’il est au-delà des mots.

L’imaginaire est une création à partir de laquelle il peut être question de « quelque chose ». Ce « quelque chose » est en puissance à deux niveaux : une propension à l’inconnu et une à la réalisation par l’acte. Les professionnels de la relation d’aide à distance sont « surpris » et même « percutés », à chaque contact, dans leur sphère de pensée.

Le rythme des appels et des échanges sur le Net, est soutenu et se construit dans un enchainement d’imprévus. Ces professionnels, d’un genre nouveau, doivent être en capacité d’intégrer l’autre dans leur « bulle » et en faire quelque chose pour et avec l’autre.

Ainsi la question de l’acte s’est imposée dans le cheminement de cette réflexion par manque de clarté de l’activité dans ces services. Elle n’est pas plus clarifiée par l’institution et ne trouve d’ailleurs, ni ancrage administratif, ni appellation généralisable. Ceux qui en assurent l’activité ne sont pas plus reconnus dans un type ou genre professionnel, dans une nomenclature ou référentiel métier.

Et les caractéristiques dont le caractère anonyme, confidentiel, généraliste et sans-suivi, ne cessent d’alimenter la curiosité de ce qui s’y fait. Puisqu’ils agissent, comment les professionnels le font-ils ? Quelle marge de manœuvre ont-ils (ou s’approprient-ils), tant du côté de la commande de santé publique (d’appellation de téléphonie sociale dans une reconnaissance de communication !), que du côté des échanges qui fondent leur activité professionnelle quotidienne ?

L’acte, en tant que concept est un support théorique intéressant sur deux registres : l’acte sans les corps en coprésence et l’acte comme possibilité de trouver une zone de liberté afin de reprendre un pouvoir sur l’action qui échappe ou ne peut être maîtrisée. La dimension virtuelle, posée au démarrage de ce travail, semblait être une dimension tant métaphysique que descriptive et clinique importante. Elle posait la spécificité de la télérelation comme phénomène propre au sujet pensant, imaginant, souffrant au travers d’outils de communication et occultait de fait, la question du corps en mouvement et de la pensée agissante. Or, il nous semble aujourd’hui que, l’acte au sens de Mendel, peut nous aider à décrire non seulement ces « télé-relations », mais aussi à comprendre l’activité de ces professionnels d’un nouveau genre, pris dans les filets d’un fonctionnement à distance du sujet, avec lequel ou pour lequel, ils agissent.

Parler de télérelations de santé à partir du concept d’imaginaire tout en questionnant la dimension de l’acte, c’est postuler que ces relations à distance trouvent leurs racines dans une démarche faite de constructions imagées nécessaires à l’activité, à la relation et à l’identité, et que d’autre part, pour construire ces images, les professionnels sont dans une démarche active, qu’ils sont dans l’acte.

Mendel définit l’acte comme « l’action plus quelque chose ». Ce « quelque chose » nous interpelle chez les professionnels en relation d’aide à distance, il nous rapproche également des concepts Winnicottien concernant l’espace transitionnel, et que nous avions déjà abordé dans un précédent travail sur « l’échange de courriels » (Leclercq, B., 2007, non publié). Nous postulons qu’il y a nécessité, pour les professionnels, de passer par la pensée du faire et celle de l’inventivité afin de s’approprier, dans un mouvement créatif et novateur, leur activité, les relations et leur identité sociale.

Pour Marcel Mauss « il n’y a pas de technique et de tradition possible, sans transmission ». La nécessité d’une transmission rejoint celle de la construction qui, face à la nouveauté se doit d’être imaginée, créée, pour être dans l’acte et plus simplement, pour exister.

Parce que l’Homme est « seul mais en relation » il a développé une pensée de la « présence- absence » des autres, qu’il a « trouvée-créé », mobilisant ses espaces transitionnels, dans une capacité à créer, imaginer, construire ce qui n’est pas en présence.

Pour reprendre le titre d’un ouvrage de Daniel Marcelli, il est passé « de l’hallucination d’une présence à la pensée d’une absence ».

La construction imagée est primordiale. Elle est ici plurielle dans la mesure où les professionnels ont leur propre construction imagée sociale et individuelle ; en relation au sujet-appelant mais aussi aux collègues-entourants, au service-plateau de Tices, à l’observatoire-politique de santé. Dans son Manuel d’ethnographie, (1967, p 30), Mauss donne cette version de la technique : « Les techniques se définiront comme des actes traditionnels, groupés en vue d’un effet mécanique physique ou chimique, actes connus comme tels » (1948, p73).

Cette approche par l’acte est liée à l’idée que les professionnels sont dans une attitude « de passivité » au regard des différents appels qu’ils attendent. Passivité également dans le sens de « ne pouvoir agir », alors qu’ils aimeraient le faire. C’est ce qui provoque un sentiment de frustration face au désir d’agir dans certaines situations, et même d’être dans un passage à l’acte langagier qui ne peut être évacué, dans l’immédiateté de l’appel, et qui doit être même réfréné.

La question de savoir comment ils font et même où passe l’énergie engrangée face au besoin humain d’agir et à l’incapacité à ne pouvoir le faire directement, se pose.

Et ce quelque chose de l’acte, cette zone indéfinie, de nous permettre de faire le lien avec l’instituant de l’imaginaire : l’indéfini de l’acte aurait fonction d’instituant.

Nous avons décrit les divers éléments en présence pour les professionnels de l’aide en télérelations de santé publique de Fil Santé Jeunes qui sont en contacts singuliers et privilégiés avec les dix-vingt-cinq ans.

De l’histoire à la définition de ces services, en passant par les volontés politiques et les évolutions sociétales et sociales, nous avons abordé les particularités des relations d’aide à distance du sujet « souffrant », celles du fonctionnement des professionnels dans ce service, avec les limites et questions qu’il pose. Nous avons acté qu’il existe un enchevêtrement de

plusieurs axes, et que chacun d’entre eux n’est pas suffisamment clair pour donner sens à l’ensemble.

A partir des diverses conceptions de l’imaginaire, nous supposons que ces axes s’influencent mutuellement. Toutefois ces télérelations comportent des zones incertaines qui ne trouvent qu’une explication partielle.

Entre décisions politiques gérant la santé au sens large, l’utilisation « immature » des nouvelles technologies, dans le champ des aides, et la mobilisation des professionnels qualifiés dans les relations de face à face qui doivent « transformer », « traduire » ou « déplacer » leurs compétences, il y a nature à alimenter un champ de recherches.

Nous avons proposé une lecture des théories de l’imaginaire de Cornélius Castoriadis, à partir de diverses approches, dont celle de Florence Giust-Desprairies, puis celle de René Barbier qui introduit la dimension sacral, et par la même celle de la croyance, et que nous pouvons transférer à cette recherche compte tenu de la croyance de la « présence réelle » et à la « réalité d’un sujet ». René Barbier qui s’attache à la logique des magmas en mettant l’approche de Cornélius Castoriadis et celle de Pierre Bourdieu concernant l’habitus en perspective, pour souligner le processus conflictuel existant entre l’instituant et l’institué. Les apports théoriques de Nicolas Poirier concernant l’imaginaire radical et ceux d’E. Enriquez concernant les dimensions leurrante et fécondante ou motrice ont permis de cheminer jusqu’à la notion d’acte, que nous souhaitions interroger dans un premier temps, avec la Mètis des grecs et la sociopsychanalyse de Gérard Mendel.

Enfin, c’est en poursuivant sur les dimensions de l’instituant et de l’institué de René Lourau que nous avons construit le support théorique des hypothèses de recherche. Ces choix théoriques s’appuient sur une conception de l’approche psychosociologique de l’imaginaire :

Le psychosociologue propose de concevoir l’imaginaire comme relevant de la catégorie du différé en un quadruple sens dont :

1. Différé en tant qu’il crée continuellement un écart différentiel qui appelle l’action pour le combler et qui déroute l’action parce qu’il place la rupture entre rêve et réalité. 2. Affirmation de l’unité sans failles et crainte du morcellement : se constituer contre le morcellement crée pour les individus une dynamique imaginaire à la fois leurrante et fécondante.

3. Leurrante parce que tentative de réduire le principe de réalité au principe de plaisir. 4. Fécondante parce que sans cette tentative de réduction il n’existe pas de projet à réaliser, pas de monde à construire (Giust-Desprairies, F., 2003, p 102).

Ainsi, partant du postulat qu’avec l’utilisation des outils de communication (téléphone et internet), nous sommes devant une nouvelle forme de relation à potentiel aidant à laquelle il est nécessaire de s’ajuster, et dont il est nécessaire d’élaborer le sens et la compréhension, nous posons l’hypothèse suivante : les professionnels de l’aide en télérelations de santé sont dans une mise en tension à trois dimensions.

1 Au niveau de la relation, celle de répondre à une demande d’écoute et de conseils neutres et bienveillants provenant des appelants, versus répondre à la commande d’« information, de prévention et d’orientation » de l’État,

2 Au niveau de l’activité, celle de créer-construire une nouvelle forme de relation à l’autre, versus de s’inscrire dans une démarche quantitative et chiffrée pour alimenter l’observatoire national,

3 Au niveau de l’identité, celle de s’identifier comme écoutant-rédacteur, versus avoir et utiliser un référentiel de médecin, psychologue ou conseiller conjugal et familial.

C’est à partir de cette hypothèse à trois versants que le socle des entretiens de recherche auprès des « écoutants-rédacteurs » de Fil Santé Jeunes a été construit. L’objet de cette recherche pose en arrière fond la question de l’humain dans une organisation de l’aide qui se veut de plus en plus virtuelle, ou plutôt virtualisée que l’on se place du côté de l’aidé comme de celui de l’aidant.

Cette évolution qui bien que s’adaptant à un monde technologique en constant mouvement, change nos repères de liens sociaux, et en modifie nos attentes.