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PARTIE I : Considérations théoriques

3.1 De l’identité nationale à l’identité européenne

3.1.1 De l’identité nationale : le cas grec

L’identité nationale de la Grèce moderne est le produit d’une lutte continue pour la libération nationale et l’indépendance. L’identité grecque moderne a constitué la réponse à l’occupation ottomane et à la menace, plus tard également turque, restée vivante tant dans la réalité que dans l’imaginaire populaire et l’idéologie de l’État jusqu’à nos jours147.

L’État néohellénique est né en 1830, après neuf années de lutte pour son indépendance (1 821-1829), aboutissant à la libération d’une partie du pays du joug ottoman. Le nouvel État avait une étendue limitée, englobant dans ses frontières une petite partie des Grecs vivant dans l’Empire ottoman, et était confronté à de grands problèmes économiques, politiques et sociaux. La première décennie de son existence, celle de 1830, fut décisive pour sa constitution en une entité nationale unitaire, ainsi que pour le maintien de son indépendance et de son intégrité territoriale. Dans l’effort visant à définir une identité nationale particulière, le passé glorieux de la Grèce antique,

145 BÉDARIDA, François. Phénomène national et état-nation, d’hier à aujourd’hui. Vingtième Siècle. Revue

d’histoire. 1996, Vol. 50, n° 1, p. 4‑12.

146 SMITH, Anthony D. National Identity. Reno : University of Nevada Press, 1991, p. 14.

147 TRIANDAFYLLIDOU, Anna. National identity and the « other ». Ethnic and Racial Studies. Janvier 1998, Vol. 21, n° 4, p. 593–612.

70 qui a laissé au pays un riche patrimoine de monuments, a fourni des preuves solides de sa continuité historique et, en conséquence, d’une base idéologique stable. C’est sur celle-ci que l’on s’est appuyé pour la création de l’identité grecque moderne, dont la promotion correspondait à une confirmation de la continuité de la conscience nationale grecque148.

Quand on parle de l’identité nationale grecque, on ne peut pas nier le rôle de l’Église à sa construction : l’Église orthodoxe a participé à la construction de la nation grecque en agissant comme guide culturel, social et spirituel pendant la domination ottomane et la guerre d’indépendance des années 1820, et en tant que partenaire dans la construction de la nation grecque et dans le processus politique des mouvements nationalistes grecs149.

La question centrale était de savoir comment définir la nation grecque au cours d’une période postclassique, post-byzantine et post-ottomane. Alors qu’il n’y avait aucun argument en faveur de l’homogénéité ou de la continuité raciale chez les Grecs depuis l’Antiquité classique, la notion de « Grec » impliquait un mode de vie et une pensée partagée ainsi que des valeurs communes et des traits culturels. La question était notamment de savoir si la culture grecque était essentiellement occidentale ou orientale. La nouvelle nation hellénique a combiné les héritages classique et byzantin comme moyen de définir l’État grec moderne.

Suite à la publication posthume en 2004 du livre de Nicolaos Svoronos, « la nation grecque.

Genèse et formation de l’hellénisme moderne »150, un débat se poursuit en Grèce sur la définition de la grécité. L’auteur de l’ouvrage et ses partisans défendent l’idée selon laquelle la construction de l’État grec est singulière, car inhérente au caractère hellénique, et ne s’inscrit pas dans la théorie moderne et générale de la nation, alors que ses détracteurs répliquent que cette thèse ne relève pas de l’histoire, mais de l’idéologie nationaliste. Cet exemple montre que la question de la grécité est de nouveau sur le devant de la scène dans les années 2000151.

148 KONSOLA, Dora. La politique culturelle de la Grèce. Pôle Sud. 1999, Vol. 10, n° 1, p. 27–44.

149 MOLOKOTOS-LIEDERMAN, Lina. Identity crisis: Greece, orthodoxy, and the European Union. Journal of

Contemporary Religion. Octobre 2003, Vol. 18, n° 3, p. 291–315.

150 SVORONOS, Nikos. Το Ελληνικό έθνος: Γένεση και διαμόρφωση του νέου Ελληνισμού [La nation grecque.

Genèse et formation de l’hellénisme moderne]. Αθήνα [Athènes] : Πόλις, 2004.

151 COUDERC, Anne. Qui sont les Grecs ? Traces de guerre, vestiges d’Empire et mémoires en conflit.

71 La notion d’helléno-christianisme, relative aux liens entre l’hellénisme et l’orthodoxie, fait partie de la richesse du patrimoine de la Grèce, mais englobe également la dualité Est-Ouest, contribuant ainsi à une identité ambiguë de la Grèce contemporaine152.

Peu après son adhésion à la Communauté européenne en 1981, le gouvernement grec a pris des mesures pour introduire la sécularisation, mettre en œuvre des mesures de modernisation et augmenter le niveau de vie du pays. Or, bien que de nombreux Grecs aient manifesté un sentiment positif vis-à-vis de l’UE et de l’euro (la Grèce fait partie de la zone euro depuis janvier 2001), motivé principalement par les avantages économiques, une grande partie de la population grecque a critiqué l’UE, en se concentrant sur les aspects culturels de l’unification européenne, se sentant de plus en plus éloignée de la nouvelle « image » occidentalisée de la Grèce153.

En effet, depuis son adhésion à la Communauté européenne en 1981, le pays a été marqué par une crise d’identité nationale. Certaines caractéristiques objectives distinguent la Grèce des autres pays des Balkans et de la grande Europe : le grec est la seule langue de la région à posséder une culture littéraire aussi ancienne et continue ; au XVIIIe et au début du XIXe siècle, le grec était la langue de prestige des Balkans dans la religion, l’administration, le commerce et la haute culture ; jusqu’à l’adhésion de la Bulgarie en 2007, le grec était la seule langue de l’UE à utiliser un alphabet non latin ; la Grèce (puis avec Chypre en 2004 et la Bulgarie et la Roumanie en 2007) était le seul État membre de l’UE avec une population majoritairement chrétienne orthodoxe, et (à nouveau avec Chypre depuis 2004 et la Bulgarie et la Roumanie en 2007) le seul État membre de l’UE à avoir fait partie de l’Empire ottoman. Figurant au rang de pays le plus pauvre de l’UE jusqu’à l’adhésion de dix nouveaux États membres en 2004, la Grèce dégage un produit intérieur brut égal au PIB combiné de tous les anciens pays des Balkans communistes. Enfin, la Grèce est le seul pays d’Europe orientale à n’avoir jamais été gouverné par un régime communiste. Ainsi, l’identité nationale grecque actuelle est un mélange de patrimoine ancien fortement influencé par l’époque classique (l’âge d’or d’Athènes au Ve siècle av. J.-C.), l’héritage chrétien, l’héritage byzantin et la modernité européenne154.

152 TSOUKALAS, Constantine. European modernity and Greek national identity. Journal of Southern Europe and

the Balkans. Mai 1999, Vol. 1, n° 1, p. 7–14.

153 CHRYSOLORAS, Nikos. Religion and Nationalism in Greece. Bologna, 24 juin 2004.

154 MACKRIDGE, Peter. Cultural Difference as National Identity in Modern Greece. Dans : Hellenisms : culture,

72 Ces dernières années, la crise économique et la période d’austérité semblent avoir eu aussi un impact sur l’identité nationale des Grecs. Maria Chalari et Thomas Georgas155 soulignent que « la

Grèce traverse actuellement une période de transition dramatique et semble être dans un état de confusion, se sentant menacée de voir son identité nationale devenir obsolète »156. La crise financière, qui s’est transformée en crise sociopolitique, a remis en question l’identité nationale et suscité des réactions émotionnelles qui résonnent au sein de la société. Les médias reflètent l’imaginaire grec et la relation antagoniste avec « les autres » en cette période de crise socio-économique. En observant les pages des tabloïds ou les émissions de télévision, nous pouvons constater que le langage négatif et la désinformation des « autres » – qui ne sont plus uniquement les immigrants issus des populations slaves et balkaniques environnantes, mais aussi de l’UE – sont très souvent cités157.

Le travail de Christodoulou158 parle d’une identité nationale perturbée, c’est-à-dire que la critique interne intense et l’autoréflexion « nationale » suscitée par la situation de crise ont provoqué la désintégration et la désorientation de l’identité nationale grecque. Le peuple grec a été obligé de repenser et de remettre en question ses présupposés sur le nationalisme, l’hellénisme et la (ou les) identité(s), présents depuis si longtemps dans les récits nationaux et personnels. Christodoulou159

montre ainsi que la présence de discours émotionnels de honte, de peur et de mécontentement dans les déclarations publiques sur les questions liées à la crise financière a affecté les interprétations et les significations associées à l’identité nationale grecque.

De plus, Chrysoloras160 explique que le sentiment anti-européen est le produit de différents facteurs. L’humiliation par la presse européenne, les projets visant à faire sortir la Grèce de l’espace Schengen, le désespoir et la détérioration rapide des conditions de vie, en raison de l’implosion économique, ont eu des impacts profonds sur les Grecs. En outre, le sentiment

anti-155 CHALARI, Maria et GEORGAS, Thomas. Greek national identity and the greek education system in the age of

austerity. MIER Journal of Educational Studies, Trends & Practices. Mai 2016, Vol. 6, n° 1, p. 1‑16.

156 Ibid., p. 9.

157 TZOGOPOULOS, George. The Greek Crisis in the Media: Stereotyping in the International Press. New York : Routledge, 2013, p. 63‑70.

158 CHRISTODOULOU, Eleni. Greek Politics and Passion(s): Reconstituting National Identity in the Midst of

Financial Crisis. Glasgow : Greek Politics Special Group, décembre 2011, p. 20.

159 Ibid.

160 CHRYSOLORAS, Nikos. Greece’s Economic Despair Gives Rise to anti-European Sentiment [en ligne]. Heinrich Boll Foundation, Juillet 2012. Disponible à : <URL :

73 européen actuel va de pair avec la montée du populisme et une nouvelle forme de nationalisme dangereux. L’Aube dorée, parti extrémiste autrefois marginal, a remporté 18 sièges aux élections législatives grecques en faisant campagne contre les mesures d’austérité et l’immigration et en accusant les migrants sans papiers d’être la cause de la crise économique. En période de crise sociale, politique et économique, les « autres » permettent de faire diversion quant aux causes réelles de la crise et sont utilisés pour réaffirmer l’identité positive de la nation161.