• Aucun résultat trouvé

PARTIE I : Considérations théoriques

3.2 L’invention de la citoyenneté européenne

3.2.1 De la citoyenneté européenne à l’identité européenne

La citoyenneté et l’identité sont des notions qui existent en parallèle. La première se réfère aux droits et devoirs des individus, tandis que l’identité est le sentiment d’appartenir à une communauté217. Dans le cas européen, l’existence ou l’absence de l’une de ces notions n’implique pas l’absence ou l’existence de l’autre. En effet, se sentir européen n’est pas étroitement lié au fait d’être citoyen européen. La citoyenneté impose des critères incontournables, comme le fait d’avoir la citoyenneté d’un pays membre de l’UE218 , tandis que le fait de se sentir européen n’implique pas de remplir ce type de critères. Avoir un sentiment d’appartenance européen ne nécessite pas de mettre en œuvre ses droits de citoyen ; à l’inverse, avoir la citoyenneté européenne n’amène pas automatiquement à se sentir européen. Si ces notions semblent proches, elles s’acquièrent de manière différente.

215 SHAW, Jo. The Interpretation of European Union Citizenship. The Modern Law Review. 1998, Vol. 61, n° 3, p. 293‑317.

216 COUNCIL OF THE EUROPEAN COMMUNITIES et COMMISSION OF THE EUROPEAN COMMUNITIES. Treaty on

European Union. Luxembourg : Office for Official Publications of the European Communities, 1992, p. 15‑16.

217 MUCCHIELLI, Alex. L’Identité. Paris, France : Presses universitaires de France, 1986, p. 5. 218 SHAW, Jo, art. cit.

87 Pfetsch219 détermine quatre concepts qui sous-tendent la recherche d’une identité européenne : le concept d’identité historique, le concept d’identité génétique, le concept d’identité philosophique, et le concept d’identité socio-psychologique. L’identité historique est étroitement liée au le temps ; elle évoque la mémoire, l’héritage, les événements marquants, les mythes fondateurs, mais aussi la situation actuelle économique, sociale, politique. Le concept d’identité génétique se réfère au sentiment d’appartenance commune et à la délimitation par rapport aux autres220. Ensuite, le concept d’identité philosophique cherche à établir une unité entre l’individu et son environnement ; il renvoie à l’harmonie entre l’individu et autrui, entre l’individu et le collectif, entre le citoyen et la nation. Enfin, le concept d’identité socio-psychologique renvoie aux liens affectifs entre l’individu et l’entité sociale ou politique de référence221.

En ce qui concerne l’éducation à la citoyenneté, elle fait partie des programmes de l’Éducation nationale dans tous les pays et elle est dispensée dans les écoles selon trois approches principales : en tant que matière autonome, dans le cadre d’une autre matière ou d’un domaine d’apprentissage, ou en tant que dimension transversale222. Cependant, une combinaison de ces approches est souvent utilisée. Le programme scolaire des pays européens reflète bien la nature multidimensionnelle de la citoyenneté. Ainsi, les écoles ont pour objectifs l’acquisition de connaissances théoriques, mais aussi l’acquisition de compétences sociales et civiques et le développement d’attitudes et de valeurs. La participation active des élèves à l’intérieur et à l’extérieur de l’école est également possible. En général, les programmes de citoyenneté couvrent un large éventail de sujets très variés, abordant les principes fondamentaux des sociétés démocratiques, les questions sociales contemporaines comme la diversité culturelle et le développement durable, ainsi que les dimensions européennes et internationales223.

Toutefois, l’éducation à la citoyenneté n’est pas homogène dans tous les pays européens. François Audigier224, professeur de l’Université de Genève, note une division claire entre les pays du nord

219 PFETSCH, Frank. La problématique de l’identité européenne. Dans : Les racines de l’identité européenne. Paris : Economica, 1999, p. 260‑280.

220 Ibid., p. 275. 221 Ibid., p. 278.

222 EUROPEAN COMMISSION. Citizenship education in Europe. Brussels : EACEA - Education, Audiovisual and Culture Executive Agency, 2012, p. 17‑25.

223 Ibid., p. 17‑37.

224 AUDIGIER, F., « Comment évaluer les effets de l’éducation sur la citoyenneté ? Questionner d’abord l’amont: curriculums, représentations et pratiques » In Ministère de l’Education nationale. La citoyenneté par l’éducation,

88 de l’Europe et ceux de la Méditerranée ; les pays de la première catégorie donnent plus de liberté aux élèves et centralisent mieux leurs pratiques éducatives que ceux de la deuxième catégorie, qui sont plus influencés par le programme formel, principalement régi par son con tenu.

D’autre part, l’identité européenne est créée en s’appuyant sur les référents historiques et culturels. Le modèle commun pour la création des identités nationales a été forgé par les intellectuels européens. L’Union européenne s’appuie sur des symboles qui renvoient à l’unité entre les pays membres : le drapeau (douze étoiles en cercle, symbolisant l’unité et la solidarité), l’hymne (la 9e

symphonie de Ludwig van Beethoven), la devise « Unis dans la diversité » – la diversité des cultures, des traditions et des langues est un point d’unification –, la Journée de l’Europe, le 9 mai – car c’est le 9 mai 1950 que Robert Schuman a parlé des idées fondatrices de l’Union européenne –, et enfin la monnaie unique, l’euro.225

Ainsi, les notions de citoyenneté et d’identité, qui sont liées, existent toutefois séparément. Il est donc intéressant de noter que l’Eurobaromètre se réfère au sentiment de citoyenneté européenne car ces termes combinent d’après nous les deux notions essentielles que sont l’identité et la citoyenneté. Dans la Figure 6, on peut voir l’évolution du sentiment de la citoyenneté auprès des citoyens européens226.

Paris, 24-25 novembre 2005. Paris : Ministère de l’Education Nationale. In NAVARRO-MEDINA, Elisa et DE-ALBA-FERNANDEZ, Nicolas. Citizenship Education in the European Curricula. Procedia - Social and Behavioral Sciences. Juillet 2015, Vol. 197, p. 48. (7th World Conference on Educational Sciences).

225 Les symboles de l’Union européenne. Dans : CVCE [en ligne]. [S. d.] [consulté le 7 mars 2020]. Disponible à : <URL : https://www.cvce.eu/education/unit-content/-/unit/eeacde09-add1-4ba1-ba5b-dcd2597a81d0>. 226 La citoyenneté européenne. Eurobaromètre Standard n°85. Bruxelles : Commission européenne, mai 2016, p. 14.

89

Figure 6 : Résultats d'Eurobaromètres 2010-2016

D’après les résultats présentés dans la figure ci-dessus, la citoyenneté est vue comme un sentiment, tel que l’identité : on est citoyen non seulement par le biais des droits envers un État, mais aussi en se sentant citoyen. La distinction entre ces deux notions étant subtile, citoyenneté européenne et identité européenne s’entremêlent souvent dans la conscience des individus, mais aussi dans l’esprit des instigateurs de ces questionnaires. Ainsi, d’après la formulation de la question posée, la question visant à obtenir une réponse sur la citoyenneté européenne pourrait être mal comprise par les personnes interrogées, qui pourraient comprendre q u’il s’agit de dire s’ils se sentent européens ou non. Ce problème surgit notamment avec une question fermée et particulièrement brève (voir la question de la Figure 6), qui n’aide pas le public à comprendre l’objet même de la question227.

Pour conclure sur la citoyenneté et l’identité européenne, il est important de mentionner que les institutions européennes ont fait l’effort d’uniformiser non seulement l’administration, la justice, les droits des citoyens de l’UE, mais aussi les repères de langue. Si toutes les langues sont à égalité absolue dans l’UE, il y a cependant trois langues officielles pour la communication entre tous les

227 RIEGEL, Martin, PELLAT, Jean-Christophe et RIOUL, René. Grammaire méthodique du français. Paris : PUF, 2016, p. 670.

90 organes, pour le travail et l’organisation intérieure et administrative dans l’UE, le Cons eil de l’Europe et les autres institutions européennes : l’anglais, le français et l’allemand228. S’agissant de l’analyse des langues dans l’UE et de leur usage majoré ou minoré, ainsi que des stratégies adoptées par les États membres et les politiques linguistiques, plusieurs travaux ont été effectués. Ils sont résumés dans le chapitre suivant.

228 CHRISTIDIS, Anastasios-Foivos (dir.). « Ισχυρές » και « ασθενείς » γλώσσες στην Ευρωπαϊκή Ένωση: όψεις του

γλωσσικού ηγεμονισμού = « Strong » and « weak » languages in the European Union : aspects of linguistic hegemonism. Thessaloniki : Κέντρο Ελληνικής Γλώσσας [Centre de la langue grecque], 1999, 2 vol., p. 273‑284.

93

Chapitre 4 : La politique linguistique en Europe et en Grèce

Différents spécialistes ont essayé de définir la politique ayant comme domaine principal la langue, les pratiques linguistiques et l’enseignement des langues. Or, proposer une définition est plus complexe qu’il n’y paraît. D’après le dictionnaire de Dubois229, la politique linguistique est l’ensemble des mesures et des projets appliqués aux pratiques linguistiques d’une ou plusieurs langues ainsi que la planification de l’éducation et des usages des langues dans un territoire spécifique. Autrement dit, elle se réfère aux prises de décisions concernant les langues promues au sein du système éducatif. Cette notion est aussi un quasi-synonyme du concept de « aménagement linguistique »230.

En ce qui concerne le concept de la politique linguistique , Calvet231 distingue la politique

linguistique et la planification linguistique. Selon lui, la politique linguistique est l’« ensemble des choix conscients concernant les rapports entre langue(s) et vie sociale »232. La politique linguistique peut être exercée par toutes les personnes, mais aussi par la famille ou la communauté. Elle ne se limite pas aux mesures liées aux pratiques linguistiques, mais intervient également dans les rapports entre les langues : déterminer une situation plurilingue, choisir une langue nationale, décider des langues d’enseignement et de communication médiatique sont des fonctions qui appartiennent à la politique linguistique. Calvet233 définit la planification linguistique comme « la

mise en pratique concrète d’une politique linguistique, le passage à l’acte en quelque sorte »,

exercés seulement par l’État. La planification linguistique constitue en la recherche des moyens nécessaires pour appliquer une politique linguistique234.

La planification linguistique, traduction du terme language planning désigne d’après Gardin et Marcellesi235 les actions d’un État sur les langues et les variétés linguistiques existant sur son

229 DUBOIS, Jean (dir.). Dictionnaire de linguistique et des sciences du langage. Paris : Larousse, 1994, p. 369. 230 TRUCHOT, Claude. L’anglais dans le monde contemporain. Paris : le Robert, 1990, p. 325‑327. (L’ordre des mots).

231 CALVET, Louis-Jean. La sociolinguistique. Paris : Presses universitaires de France, 1993, p. 111. 232 Ibid.

233 Ibid.

234 CALVET, Louis-Jean. La Guerre des langues et les politiques linguistiques. Paris : Payot, 1987, p. 154‑155. 235 GARDIN, Bernard et MARCELLESI, Jean Baptiste. Sociolinguistique : Approche, théories, pratiques. Paris : Presses universitaires de France, 1978, p. 144. (Publications de l’Université de Rouen).

94 territoire. Il s’agit des règles, lois et pratiques des langues dans la société, ainsi que d es activités susceptibles de changer la structure et/ou le statut d’une langue dans le cadre de cet État.

D’autre part, Beacco et Byram236 définissent la politique linguistique comme « une action

volontaire, officielle ou militante, destinée à intervenir sur les langues, quelles qu’elles soient (nationales, régionales minoritaires, étrangères), dans leurs formes (les systèmes d’écriture), dans leurs fonctions sociales (choix d’une langue comme langue officielle) ou dans leur p lace dans l’enseignement »237. Elle peut être menée par des citoyens ou des groupes et dans un cadre associatif ou privé et elle est également déterminée à travers des principes économiques, nationaux et identitaires. Le champ des politiques linguistiques est constitué par cet ensemble d’enjeux (conception de la nation, finalités de l’éducation), d’acteurs (politiques, militants, syndicalistes) et de niveaux d’intervention (législatif, réglementaire). La reconnaissance de la nature politique des questions de langues et d’enseignement des langues est un préalable à toute action dans ce domaine, car les difficultés techniques (structurelles, administratives, financières) surmontées par les États, isolément ou dans des démarches communes, ne peuvent l’être sans des prises de position claires par rapport à ces principes. Les politiques linguistiques ont pour domaines d’intervention le droit linguistique (droits des minorités, en particulier), les tribunaux et les administrations, les médias – y compris l’affichage public –, ainsi que l’enseignement des langues (de l’école élémentaire à l’enseignement supérieur et professionnel)238. Les interventions dans ce dernier domaine, au centre du guide rédigé par Beacco et Byram, seront nommées « politiques linguistiques éducatives »239. Enfin, les politiques linguistiques, y compris les politiques linguistiques éducatives et les idéologies linguistiques, seront attribuées au plurilinguisme , retenu comme principe des politiques linguistiques éducatives par le Conseil de l’Europe.

De son côté Spolsky240 détermine les trois composantes de la politique linguistique d’une communauté : les pratiques linguistiques (language practices), l’idéologie linguistique (language

236 BEACCO, Jean-Claude et BYRAM, Michael. De la diversité linguistique à l’éducation plurilingue : guide pour

l’élaboration des politiques linguistiques éducatives en Europe. Strasbourg : Conseil de l’Europe, 2003, p. 15‑31.

237 Ibid., p. 15. 238 Ibid., p. 16. 239 Ibid., p. 17.

95

beliefs) et la gestion linguistique ou gestion des langues (language management), que nous notons

brièvement dans la Figure 7 ci-dessous.

Figure 7 : La politique linguistique d’après Spolsky241

Premièrement, on trouve les pratiques linguistiques de la communauté : il s’agit du le modèle habituel de sélection parmi les variétés qui composent son répertoire linguistique242. Deuxièmement, on considère la croyance et l’idéologie linguistique, c’est-à-dire des croyances sur la langue et son utilisation. Enfin, la troisième composante correspond à tout effort spécifique pour modifier ou influencer cette pratique par n’importe quel acteur d’intervention, de planification ou de gestion des langues (language management). Spolsky243 a constaté des cas d’efforts directs pour manipuler la situation linguistique. Quand une personne ou un groupe dirige une telle intervention, on parle de gestion des langues. Le manager linguistique, autrement dit celui qui gère la politique