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L’idée de Françoise Dolto d’un Centre de petite enfance et de parentalité dans la cité

2. Le cheminement institutionnel : vers la conception d’un « lieu de vie » libre et ouvert à toutes

2.2. L’idée de Françoise Dolto d’un Centre de petite enfance et de parentalité dans la cité

C’est en sortant de la réunion du 6 juillet 1977, qui avait rassemblé tous les partenaires sociaux et avait débouché au premier papier collectif, que Françoise Dolto rédige, le jour- même, ses réflexions personnelles concernant le projet d’un Centre de petite enfance et de

parentalité. Comme si, en ayant entendu quelque chose à cet instant, dans ce nouveau collectif

qui s’était constitué ce jour-là, elle se devait d’écrire son propre projet. Certainement que la discussion à plusieurs voix est entrée en résonance chez elle avec quelque chose qu’elle portait depuis longtemps. Sans lien apparent au projet en cours, elle dessine les grands traits d’un Centre qu’elle imagine et qui rentre, nous semble-t-il, dans la lignée de ses « utopies pour lendemain »217.

Au premier chef, il s’agit d’un centre pour instaurer des liens sociaux, un centre habité et mené par les usagers. Ces liens sociaux, il faut les comprendre comme un réseau qui accueille un nouveau-né, un nouveau-venu au monde : enfant d’une grande famille, F. Dolto semble plaider pour une restauration des liens variés, multiples, symboliquement différenciés qui font l’univers social de l’enfant dès son premier âge. Malgré l’urbanisme galopant, l’enfant et ses parents ne doivent pas être privés de la fréquentation des autres adultes et des enfants qui peuvent être à la source de la variété des liens et de la diversification des contacts.

Les centres de la petite enfance, selon le souhait de Françoise Dolto, pourraient être un lieu où l’enfant rencontre des enfants de son âge

217

Ici nous pensons à tous les projets qu’elle conçoit en partant de la réflexion centrée sur l’enfant et dont elle fait part dans son livre « La Cause des enfants ».

« à l’époque préverbale de l’apprentissage des échanges, soutenus en sécurité par la présence associée d’un parent connu, initié par l’entourage qualifié par ses échanges personnels avec les autres mères et accompagnants familiers de chaque enfant à soutenir l’éveil moteur et psychique de leur enfant au contact des autres et à l’aider à conquérir son autonomie dans un autre cadre spatial, à temps partiel, que celui du foyer familial »218.

Par conséquent, la fréquentation des autres est la source même du développement psychomoteur, affectif et relationnel de l’enfant, la source de la civilisation de ses contacts avec le monde. F. Dolto croit profondément « à la valeur de la convivialité naturelle comme le chemin vers la civilisation des hommes »219.

S’il y a une idée de la prévention, elle consiste en « un accueil social des tout-petits avec leurs familiers »220 qui sont la source de sécurité de base de l’enfant.

Ces centres « devraient exister dans chaque quartier des villes, et à chaque mairie des bourgs, attirants pour les adolescents et les adultes du fait des renseignements de toutes sortes, vacances, loisirs culturels, renseignements administratifs, qu’ils pourraient y trouver auprès d’un service social attenant ». Ils doivent être des centres de parole et de détente-loisirs où « les mères, pères, ou grand-mères, nourrices privées, promeneuses vacataires seraient accueillies » où les grands frères et sœurs sont également bienvenus comme stagiaires volontaires. En s’occupant de leurs petits frères et sœurs, ils pourraient « arguer de compétence à des heures de “ baby-sitting ” qualifié »221.

« Beaucoup de grands-mères et de grands-pères (d’âge), nuisibles parfois dans l’exclusive possessivité de leurs propres petits-enfants, y trouveraient, pour d’autres du même âge, une efficacité sociale et une joie de vivre en se sentant utiles à leur quartier ou à leur commune ; de

218

« Réflexions de Françoise Dolto concernant le projet d’un centre de petite enfance et de parentalité » (6 juillet 1977) In : Françoise Dolto, Une psychanalyste dans la cité : l’aventure de la Maison verte, Gallimard, 2009, p. 119.

219

Catherine Dolto, préface à la rencontre de Françoise Dolto et Philippe Ariès « L’enfant porte le poids des espoirs de ses parents », Archives INA 1974.

220

« Réflexions de Françoise Dolto concernant le projet d’un centre de petite enfance et de parentalité », op.cit., p. 119.

même pour des fillettes et garçons, des jeunes filles, jeunes gens [qui] y apprendraient, avant d’être parents, à savoir s’occuper de leurs propres enfants le jour venu »222.

Conçu comme tel, ce centre est présenté comme un centre familial, social et culturel qui pourrait devenir un lieu de brassage des âges, des couches sociales, des communautés culturelles. Il serait un épicentre de la créativité, où les gens trouveraient les moyens de s’organiser entre eux, selon les nécessités et les possibilités de chaque quartier : une organisation souple, maniable, capable d’être ajusté aux besoins de la vie réelle du quartier. Effectivement, à l’encontre de l’organisation administrative formelle, à l’opposée de l’idée de soin ou même de soutien thérapeutique, F. Dolto imagine ces centres mettant en contact des voisins, des parents, des habitants du quartier qui pourraient en profiter pour s’organiser entre eux : « La concurrence entre ces lieux d’accueil, de jeux et de paroles pour enfants et parents aurait à être d’emblée reconnue comme la meilleure des préventions au dogmatisme éducationnel et à la maladie administrative et bureaucratique qui guette tout ce qui est collectif »223.

Elle envisage le surgissement d’une organisation informelle entre mères

« pour qu’elles s’entraident en gardant par roulement les petits de plusieurs familles, laissant ainsi le temps libre aux femmes et, surtout, pour socialiser tôt dans leur classe d’âge les petits de zéro à trois ans. De même pour les jours de loisirs scolaires où un couple prendrait en charge, par roulement, les enfants jusqu’à six ans, en les occupant de façon intelligente entre eux, de quelques autres couples »224.

Donc, le centre animé par les gens serait considéré par eux comme le leur. Pour assurer l’accueil F. Dolto prévoit un minimum de salariés fixes, composé d’assistantes sociales, de puéricultrices et de psychologues, tous prêts à participer par roulement : « des personnes expérimentées dans le savoir ménager familial, le contact humain et le contact avec les enfants, sans limite d’âges ni diplômes »225. Elle compte sur l’initiative des gens, sur la force 222 Ibid., pp. 119-120. 223 Ibid., p. 119. 224 Ibid., p. 120. 225 Ibid., p. 119.

des liens humains qui naissent inévitablement si les gens sont valorisés dans leur fonction sociale, s’ils ont leur place dans la transmission d’une génération à l’autre. Les usagers, les familles sont présentées par elle comme les acteurs véritables de ce projet, c’est eux qui vont habiter ces centres par leur vie propre, c’est eux qui seront les partenaires égaux des équipes de ce centre.

Cette idée d’un centre fut reprise par Françoise Dolto quelque temps plus tard, quand, à l’occasion d’une exposition itinérante « Environnement et petite enfance », en janvier 1978, elle écrit un petit article « Des crèches “ sauvages ” aux centres de la petite enfance ». Elle y relate sa rencontre avec la crèche « sauvage » de la Sorbonne, en mai 68, où elle a découvert un espace unique, « un espace de vie », traversé par une grande légèreté mais aussi par une grande responsabilité :

« Je n’y ai pas vu un seul enfant anxieux, insupportable ou triste, ni braillard, ni apeuré. Les adultes ou presque, en jean et pull, s’y relayaient bénévolement, conscients de leurs responsabilités librement assumés. On travaillait, on jouait, on goûtait, on dormait, les parents savaient où retrouver leurs enfants. Ce lieu de vie des enfants de tous âges dans ce mois fou a été un paradis pour beaucoup et pour certains la meilleure des psychothérapies d’enfants que j’aie jamais vue. C’était un apprentissage spontané de la vie intelligente et libre dans les échanges et la créativité. C’était vraiment un lieu de vie et de développement, qui l’aurait cru avant cette expérience ! »226

Cette expérience lui confirme ses convictions : la présence la plus formatrice et la plus enrichissante pour les deux – les enfants et les parents – est la présence la plus naturelle où les enfants partagent la vie des parents, tout en poursuivant la leur. Dans le mélange des âges, où la contamination d’intérêt pour les activités s’accompagne par l’assistance amicale des petits, le plaisir d’être ensemble est un régulateur puissant pour un ajustement du comportement de chacun.

« Un lieu de vie et de développement de l’intelligence, du corps, du cœur, du langage de communication et de créativité pour les enfants, c’est donc un lieu où parents et adultes peuvent pénétrer à condition d’y venir pour participer à la vie des enfants, un lieu de vie où les

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Françoise Dolto, « Des crèches « sauvages » aux centres de la petite enfance » In : Environnement et petite

enfance », janvier 1978, Expositions itinérantes CCI n° 7, Centre de création industrielle, Centre Georges

enfants ne sont pas séparés des plus jeunes et des plus âgés qu’eux, où il n’y a pas de ségrégation par classes d’âges mais où chacun trouve à s’occuper passivement ou activement sans gêner les autres, où il y a intercommunication, échanges, activités ludiques, industrieuses ou créatrices, échanges de paroles, sentiment de sécurité orchestré par des adultes qui donnent l’exemple de la tolérance en respectant la liberté et l’autonomie de chacun »227. Ainsi, elle plaide pour l’entrée dans la vie sociale depuis la naissance, car elle « favorise l’autonomie et libère authentiquement les puissances d’acquisition et de maîtrise du corps, du langage et de l’appétit d’apprendre de faire et de créer ». Cet apprentissage de la vie sociale véhiculé par tous les lieux nouveaux et les personnes nouvelles, ne peut se faire, selon elle, qu’en présence des parents et de la fratrie, « dans un sentiment de totale sécurité ». Cette vie sociale est tissée de toutes sortes de rencontres spontanées et diverses, où des personnes du troisième âge, des jeunes adolescents s’associent aux échanges avec des enfants, « dans le plaisir de retrouvailles et d’amitiés qui s’établissent au fur et à mesure des rencontres ». Ces idées résonnent en écho avec le projet des Centres de la petite enfance (CPE) que l’exposition à Beaubourg tente de promouvoir. Fruits communs de la réflexion des architectes et des urbanistes, et des professionnels de la petite enfance, la nouvelle organisation spatiale des équipements de l’enfance rime avec les innovations pédagogiques, sociales et institutionnelles, « en créant des espaces privilégiés, organisés en fonction des besoins des jeunes enfants dans leurs différentes étapes de développement ». Les Centres de la Petite Enfance développent la même idée que l’on retrouve dans les centres pour lesquels se passionnent Jean Blettner et son équipe du GRAPE– faire des pôles qui regroupent plusieurs établissements de la petite enfance afin de faciliter la communication entre les professionnels, assurer le passage le plus facile de l’enfant de l’un à l’autre, créer un lieu investi par les parents, par les associations de quartier, privilégier les rencontres latérales. En 1978, il y avait une quinzaine de réalisations de cet ordre, dans différentes villes de France, qui inventaient leur propre « assemblage » de services.

Françoise Dolto soutient pleinement cette initiative, y voyant une nouvelle conception de l’accueil des enfants dans la cité :

« Puisque c’est un fait que les liens familiaux se défont dans notre société moderne, cela pour beaucoup de raisons et surtout par la dispersion des familles, l’exiguïté des logements, l’éloignement des proches, les divorces, il est indispensable de créer d’autres liens entre les individus. Aussi faut-il favoriser simultanément l’autonomisation précoce des enfants et leur insertion dans la communauté des citoyens de leurs quartiers sans pour autant être séparés de leurs parents et de leur fratrie. (…) Si on pouvait faire de toutes les écoles des lieux de vie et des lieux de formation intellectuelle, des lieux où les enfants pourraient se sentir chez eux à toute heure, en sécurité lorsqu’ils ne le sont pas dans leur famille, trouver un accueil chaleureux, des lieux de repos, de distraction, de créativité culturelle, d’échanges, il y aurait rapidement une diminution de la délinquance, des névroses juvéniles qui prennent racines dans la solitude et des difficultés relationnelles familiales des jeunes citadins désœuvrés et sans emploi pour se subvenir à eux-mêmes»228.

De l’expérience de la « crèche sauvage » à l’idée d’un lieu d’accueil, nous reconnaissons une ligne de pensée que Françoise Dolto dessine. Il n’est pas étonnant qu’elle ait eu la certitude de l’avoir dans son esprit depuis longtemps : « L’idée de la Maison Verte, dit-elle, en 1986, lors de la conversation avec Elisabeth Roudinesco, je l’avais depuis 15 ans »229.

Le dispositif concret du lieu d’accueil est encore à trouver, certes, mais l’idée d’un lieu de vie, d’une ouverture à tout venant et à tout ce qui arrive est le socle de son intention :

« Les gens n’avaient rien compris à ce que je voulais faire. Et, à ce moment-là, même Bernard This, qui était avec nous, croyait qu’il faudrait faire une consultation précoce de petits ! J’ai dit : “ Il ne faut pas confondre. Ce n’est pas un lieu de traitement ” »230.

Cela étant, dans les réflexions sur le futur projet en 1977, Françoise Dolto ne s’engage que pour « un lieu d’accueil, de rencontre, d’éveil, de socialisation pour les petits de la naissance à 6-7 ans ; lieu d’accueil, d’écoute, d’échange pour parents et adultes chargés de la garde et de l’éducation des petits, auxquels pourraient s’adjoindre des personnes du troisième âge qui trouveraient là une efficacité sociale ; lieu de formation personnelle (sans caractère

228 Ibid., p. 6.

229

Françoise Dolto, Elisabeth Roudinesco, « Des jalons pour une histoire. Entretien », op.cit., p. 38. L’entretien est réalisé en avril 1986.

professionnel) pour les jeunes qui pourraient apprendre à s’occuper des enfants afin d’être mieux préparés à l’éducation de leurs enfants le jour venu »231.

Le fait qu’elle écrit et laisse du côté son propre projet (qui ne sera publié de son vivant) montre également qu’elle se voit en partenariat avec les autres professionnels. Il semble qu’elle est tout à fait consciente que les partenaires du C3B et de la Sauvegarde sont là afin de réaliser non pas un projet de Françoise Dolto, mais un projet avec Françoise Dolto. C’est contraignant, sans aucun doute, mais c’est aussi tentant : de se laisser aller dans une vraie construction de ce qui n’existe pas encore avec les professionnels qui ne font pas partie des cercles que Françoise Dolto a l’habitude de côtoyer.

A l’instar de ses collègues Pierre Benoit et Bernard This, Françoise Dolto est préoccupée par la prévention « des troubles de la communication des jeunes enfants », mais elle la lie d’emblée à « l’accueil social des tout-petits avec leurs familiers ». Afin de pouvoir assurer cet accueil social libre d’échanges, elle n’imagine qu’un « lieu complètement informel »232, auquel elle trouve très vite l’image d’une « partie couverte de jardin public dans lequel les parents peuvent venir se reposer et les enfants jouer ensemble »233.

Ainsi conçue, l’ouverture de F. Dolto vers le social est maximale : la parentalité concerne tous, sans distinction ni de statut social, ni de niveau de formation, ni d’intérêt de classe, ni de groupe ethnique. Il ne s’agit pas d’un centre de traitement ou de consultations des analystes. Est-ce cette conception du travail qui empêche Françoise Dolto d’adhérer au projet d’un autre groupe de psychologues qui cherche des modes de travail dans la cité, en se servant des connaissances psychanalytiques ?

231

Ibid., p. 2.

232 Françoise Dolto, Autoportrait d’une psychanalyste, p. 192.

2.3. L’IRAEC, une autre initiative des psychanalystes dans la cité, à

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