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Une aide ministérielle conditionnée par la participation des habitants du quartier

2. Le cheminement institutionnel : vers la conception d’un « lieu de vie » libre et ouvert à toutes

2.4. Donner une forme concrète au projet : un parcours semé d’embûches

2.4.1. Une aide ministérielle conditionnée par la participation des habitants du quartier

Revenons à l’histoire de la Maison Verte et plus particulièrement à la réunion de juillet 1977 qui fonda le projet du C3B, du Centre Etienne-Marcel et de la Sauvegarde. Afin de pouvoir le réaliser, le groupe entame les démarches auprès de la PMI, à la DDASS, à la CAF, à la mairie de Paris, aux « Innovations sociales » du ministère de la Santé, à la Fondation de France244. A l’initiative du groupe, la rencontre avec le Ministre de la Santé, Simone Veil, a été envisagée. Cette rencontre a laissé des souvenirs contrastés chez les participants et s’est difractée en plusieurs vécus :

« Nous sommes allés à cinq chez Mme Simone Veil », présente-les Marie-Hélène Malandrin dans son écrit sur la Maison Verte. « Je suis certaine du rendez-vous : j’ai envoyé à Françoise Dolto, après la dissolution de l’Ecole freudienne, une lettre qui en témoigne. Et pourtant, que ce soit dans la mémoire de Françoise Dolto, dans celle de Bernard This, dans celle de Colette Langignon ou dans celle de Marie-Noëlle Rebois, cette réunion commune n’existe pas.

Pour Françoise Dolto, elle est allée seule chez Simone Veil, et quand Colette Langignon lui fera remarquer au cours d’une réunion que nous étions cinq, elle répondra : “ Oui, mais c’est moi seule qui ai parlé ”.

Bernard This ne se souvient que d’une chose. A sa demande de travailler avec des maternités, Simone Veil lui a dit “ qu’elle ne pouvait pas entamer un combat contre des chefs des services hospitaliers et donc intervenir dans les maternités. Je lui indiquai alors que nous avions déposé un projet de création d’un “ centre de la petite enfance ” et que nous étions en pourparlers à ce sujet avec ses services. […] Ce jour arriva, quand, chez des amis, au cours d’un repas, Simone Veil et Françoise Dolto purent se parler. […] Simone Veil nous accorderait, au titre d’innovation sociale, une somme qui nous permettait de louer temporairement un local245 ”.

244

Liste de subventions demandées en juin 1977. Archives de la Maison Verte.

Quant à Marie-Noëlle Rebois, elle pense que Françoise Dolto y était seule avec Anne-Marie Deslandres246.

Pour mon compte, je garde un souvenir très vif de ce bureau immense, de nos cinq petites chaises très loin du bureau, et de l’intervention de Françoise Dolto et de Bernard This.

Tout semblait perdu, nous n’avions pas « l’oreille de Mme Simone Veil ». Alors, au moment où l’entretien allait s’achever, après que nous avions parlé « idées » générales, Françoise Dolto s’est tournée légèrement de côté, comme pour réfléchir, elle avait besoin de ne plus être sous l’emprise d’un regard. Et elle a commencé à parler des enfants, ceux de Trousseau, ceux qu’elle recevait en consultation, ceux de l’aide sociale, et j’ai senti que Mme le ministre de la Santé et des Affaires sociales laissait la place à une femme qui mobilisait sa pensée sur ce qui construit notre humanité. Et je me suis dit qu’elle soutiendrait ce projet »247.

Ce témoignage présentant des souvenirs divergents n’a rien d’exceptionnel dans l’histoire de la

Maison Verte, au contraire, il est emblématique pour l’histoire et même, dirons-nous, pour son

concept.

Pourtant, cette rencontre est cruciale car elle débouchera par la suite sur un soutien du ministère ; elle donnera également des précisions supplémentaires au projet naissant. Bertrand Fragonard, délégué aux Affaires sociales, et collaborateur direct de Simone Veil en sera chargé. Le compte-rendu de la réunion d’octobre 1977, réunissant Bertrand Fragonard, Françoise Dolto, Colette Langignon, Bernard This, Etienne Herbinet, Anne-Marie-Deslandres, Marie-Noëlle Rebois, Maxime du Crest est rédigé par ce dernier. Ce document révèle la position de B. Fragonard qui décèle le « lieu de vie » du projet global. Pour le soutien financier du futur projet, il privilégie la création d’une association, « une structure nouvelle qui sera commune entre le C3B et le Centre Etienne-Marcel »248, afin de prévenir le risque de glissement vers les aspects thérapeutiques du futur lieu d’accueil, sans pour autant donner tous les droits administratifs au C3B. A cette condition, la somme de 500 000 francs pourrait être accordée sous la forme de « financement global » et ne pourrait être obtenue que

246 Marie-Noelle Rebois, « Projet “petite enfance”- récapitulatif de l’année 1977 » In : Françoise Dolto, Une

psychanalyste dans la cité, L’aventure de la Maison verte, Gallimard, 2009, p. 127.

247

Marie-Hélène Malandrin, « Education/psychanalyse, l’impossible nouage ? », op.cit., pp. 28-29.

248

Maxime du Crest, Le compte-rendu de la réunion du 6 octobre 1977 au cabinet du ministre de la Santé, le 7 octobre 1977, pp. 1-2. Archives de la Maison Verte.

pendant deux (ou trois) ans. Il faudra par la suite « trouver des relais financiers publics (CAF, etc.) ou privés (C3B, honoraires, etc.) ou se remettre dans une structure classique, type CAMSP, ce qui, après deux ans de fonctionnement, n’aurait pas les mêmes inconvénients qu’au démarrage »249.

Le message est clair et Bertrand Fragonard met les points sur les i : les pouvoirs publics ne financeront pas un groupe d’analystes qui ont leur projet pour la cité. Il est exigé d’être dans la cité250 : la création n’est possible qu’avec la participation réelle des usagers, avec le partage de la responsabilité, du budget et du pouvoir décisionnel251. Le lieu doit être non-médical. Le C3B, l’association du quartier, est capable d’assurer cette liaison entre l’équipe et le quartier. Anne- Marie Deslandes l’exprime clairement au cours de l’entretien : le C3B pourrait être le responsable administratif du futur « lieu d’accueil »252.

Grâce à notre étude du contexte historique, nous pouvons mieux comprendre d’où vient cette insistance. Le pouvoir démesuré des médecins, des psychiatres sur l’enfance « à problèmes » est hautement critiqué à la fin des années 1970. Les pouvoirs publics pointés du doigt pour « la prolifération incontrôlée et le côté commercialisé d’un système alimenté par les crédits de la Sécurité Sociale »253 ne veulent pas s’engager dans un projet de plus « des médecins », bien qu’ils soient des psychanalystes.

Le groupe d’analystes l’entend et rassure B. Fragonard qu’ils feront bien « un lieu du conscient et non un lieu de l’inconscient », en conséquence « les actes thérapeutiques seront exercés ailleurs par exemple dans une antenne d’Etienne-Marcel située non loin du C3B »254.

249

Ibid., p. 2.

250

Cette revendication est confirmée par toutes les lettres qui émaneront du ministère de la Santé et de la Famille et de la mairie de Paris, où elles mettent en avant l’accueil et l’écoute des parents non-médicale, « moins

traumatisant à la fois pour les parents et pour les enfants » et basé sur les rencontres libres entre les parents. In : Lettre du 1 octobre 1979, de Christian de la Malene, le maire adjoint chargé des Finances de la mairie de Paris. Archives de la Maison Verte.

251

Marie-Noelle Rebois, « Projet “petite enfance”- récapitulatif de l’année 1977 » In : Françoise Dolto, Une

psychanalyste dans la cité, L’aventure de la Maison verte, Gallimard, 2009, p. 128.

252

Maxime du Crest, Le compte-rendu de la réunion du 6 octobre 1977 au cabinet du ministre de la Santé, p. 2.

253

Georges Mauco, L’Evolution de la psychopédagogie : l’action de centres psychopédagogiques scolaires pour une

mutation psychanalytique de la pédagogie, p. 41.

Donc, l’agent principal de l’action est repositionné définitivement. Nous lisons dans le nouveau dossier préparé à destination du ministère :

« L’aide du ministère de la Santé n’est pas sollicitée pour créer une série de “ Centres de petite enfance ”, dont les professionnels de la santé seraient responsables, exclusivement. […] L’accent est donc mis d’emblée sur la vie d’un quartier, dans un lieu défini comme lieu de parentalité et d’accueil des tout petits. Ce ne sont donc pas des psychiatres ou des analystes qui créent un CMPP-PE, ce sont des usagers qui inventent leur centre avec des professionnels, demandant aux pouvoirs publics de les aider à œuvrer ensemble dans l’intérêt des enfants dont ils ont la responsabilité »255.

Ce qui semble important c’est que ce repositionnement n’est pas seulement un changement de style de demande. Il oblige le C3B et le Centre Etienne-Marcel à faire un véritable montage entre deux établissements : chercher une construction institutionnelle possible, aborder la question du partage du pouvoir, négocier les statuts et les principes.

Ainsi, le groupe du Centre Etienne-Marcel module son projet et l’aiguille vers l’importance du rôle des usagers afin de « créer l’étoffe sociale d’un quartier, favoriser l’inventivité et la créativité sociale des parents »256. « Le lieu de vie » prend une place prépondérante dans le projet.

Cette ouverture vers le social vise entre autres le but d’être accessible à toutes les familles, pas seulement aux familles qui ont des soucis quelconques « ou à quelques familles privilégiées, matériellement ou socialement », ce centre « s’insère dans le Front de Seine, mais il est déjà au service du secteur Beaugrenelle, dans un XVe particulièrement peuplé »257.

Dès maintenant, ils bâtissent un centre de quartier et comptent qu’« un budget global sera accordé à l’association pour le fonctionnement de ce lieu de vie ; ce système du budget global devrait théoriquement : 1) permettre le fonctionnement normal du centre d’enfance ; 2) éviter

255

La présentation du Projet du Centre de petite enfance pour la ministère de la Santé, 1977, p. 1. Archives de la Maison Verte.

256 Ibid., p. 1.

la pathologie devenue classique de la « prise en charge » médicale et psychiatrique qui infantilise bien souvent »258.

Cependant, l’équipe du Centre Etienne-Marcel ne veut pas céder tout le pouvoir au C3B et prête beaucoup d’attention à ne pas s’installer dans des relations employé-employeur avec l’association du quartier. Comme solution, le C3B propose de créer une association adossée à lui-même comme c’est déjà le cas du « Relais de Beaugrennelle »259. Cette idée suscite une vive réaction de la part du groupe du Centre Etienne-Marcel :

« Se dire co-responsables du fonctionnement du centre, implique que soit définie la fonction, la finalité de ce centre : mieux vivre ensemble, mieux comprendre les enfants ? Il ne s’agit pas d’ouvrir une école de parents, un centre de parentalité. Etre parent c’est être en relation avec un enfant et l’aider à se prendre en charge pour être de plus en plus responsable de son corps, de ses besoins, de son existence, de son devenir, de son entourage, de sa civilisation »260. Les deux institutions s’efforcent de trouver un passage possible de Charybde en Scylla : d’une part, il y a le risque de « la médicalisation et de la psychiatrisation » qui créent « une pathologie de démission et d’infantilisation » ; de l’autre, la perspective de se retrouver « régentée par l’association des usagers qui, payant les techniciens pourraient décider unilatéralement des options »261.

Le groupe craint que son projet puisse être récupéré et noyé dans les activités du C3B, en plus avec une tendance « Ecole des parents » dont Anne-Marie Deslandres est porteuse262 ; elle y travaille à cette époque. Le C3B, réconforté par la rencontre avec M. Fragonard relative à son propre rôle incontournable dans le projet, reste persuadé d’être l’élément moteur, étant donné qu’il représente la caution sociale exigée par le ministère.

De cet affrontement des représentations, une décision naît : créer une nouvelle association « destinée à regrouper les spécialistes de la petite enfance, agissant indépendamment du

258 Ibid., p. 2.

259 « Projet “petite enfance”, récapitulatif par Marie-Noelle Rebois, de l’année 1977 » op.cit., p. 128.

260

Le document au ministère de la Santé, non-daté, p. 2. Archives de la Maison Verte. (Souligné dans l’original)

261

Ibid., p. 4.

262

Anne-Marie Deslandres fait partie de l’association « Ecole des parents et des éducateurs» qui vit un grand dynamisme, depuis des années 1970, et déploie leurs actions au niveau national.

Centre Etienne-Marcel, et plusieurs membres du C3B »263 où les postes de direction seront partagés à titre paritaire :

« il appartiendra aux usagers du C3B et aux membres de l’équipe consultée d’en décider et d’organiser démocratiquement le fonctionnement de leur centre. Mais la responsabilité technique appartiendra toujours à l’équipe des consultants, équipe qui partagera les responsabilités et fera tourner les fonctions dites honorifiques, assumées à tour de rôle. La direction médicale ou administrative n’appartiendra donc pas à des individus confortablement installés aux rênes d’une affaire dont ils sont propriétaires, présidents-directeurs généraux à vie. Des fonctions y sont à exercer, des décisions à prendre, des contrôles à exercer si l’on veut que l’œuvre de tous ne soit pas sabordée en permanence par ceux qui ne se sentent pas concernés ; mais ce qui importe c’est que ces fonctions soient exercées pour un temps défini, dans l’intérêt du groupe »264.

Ce qui est fait le 2 novembre 1977 : L’Association Petite Enfance et Parentalité (APEP) est constituée en présence de vingt-cinq membres fondateurs. Le conseil d’administration compte Maxime du Crest comme président (habitant du quartier), deux personnes du côté du C3B – Marie-Paule Levassort comme trésorière et Marie-Noëlle Rebois comme responsable du comité de direction – et Marie-Hélène Malandrin également chargée de direction (qui fait partie de la Sauvegarde)265. Le Centre Etienne-Marcel est représenté au conseil par deux personnes : Bernard This comme vice-président et Colette Langignon comme secrétaire générale.

Il s’agit d’une association de quartier qui compte, parmi les membres fondateurs, des gens venus des tous les horizons : on y rencontre Anne Pascal, cinéaste ; Mme Crichton, médecin ; Catherine Dupressoir, mère de famille ; Mme Arlette, surveillante de l’hôpital Trousseau ; ainsi que des éducateurs, des cadres administratifs, des psychologues, un économiste, une assistante sociale266. L’association est fondée pour « mener des actions en faveur d’une meilleure insertion sociale des jeunes enfants » et à ce titre,

263

« Projet “petite enfance”, récapitulatif par Marie-Noelle Rebois, de l’année 1977 », op.cit., p. 129.

264 Le document au ministère de la Santé, non-daté, pp. 3-4.

265

« A l’attention de Monsieur Fragonard », papier de dossier au ministère de la Santé, novembre 1977. Archives de la Maison Verte.

« elle crée et anime un lieu de vie largement ouvert à la population de toutes les catégories d’âges et entreprend de nombreuses activités, notamment d’accueil, d’animation, d’information, de formation, de publication, ou autres, susceptibles de contribuer à la réalisation de son objet. A cet effet, elle recherche la participation active de tous les professionnels, notamment d’analystes spécialistes de la petite enfance et de l’accueil des nouveau-nés, celle-ci étant apportée en dehors de toute optique de médicalisation et de psychiatrisation »267.

Elle est par conséquent conçue pour « créer, animer un lieu de vie » existant dans ses trois versants : comme « un lieu d’accueil, de rencontre, d’éveil, de socialisation pour les petits de la naissance à 6-7 ans », comme « un lieu d’accueil, d’écoute, d’échange pour parents et adultes chargés de la garde et de l’éducation des petits » et enfin comme « un lieu de formation personnelle (sans caractère professionnel) pour les jeunes qui pourraient apprendre à s’occuper des enfants ». Le deuxième objectif de l’association concerne le soutien des équipes obstétricales contre les traumatismes pré- et post-nataux. Le troisième objectif est de « permettre des entretiens informels entre parents et pédiatres sans réponse dans le cadre de consultations classiques ». Et le quatrième, est « de favoriser des rencontres de groupes de formation de pédiatres, d’auxiliaires maternelles »268.

Les statuts de cette association témoignent d’un effort important pour trouver un équilibre institutionnel. Son organisation est très complexe, l’association est administrée par le conseil d’administration, le conseil de réflexion, le comité de direction et le bureau. Tout cela avec des pouvoirs différents et le croisement des membres qui peuvent appartenir à l’un ou à l’autre des organes. Il est difficile de s’y retrouver, mais la tâche n’est pas évidente : il s’agit de créer une association permettant de réunir des participants venus des champs divers avec des approches différentes, une association dynamique dans la réflexion et le travail, dans la gestion et dans l’accueil, où l’ensemble des participants seront reconnus comme une partie indispensable de la réalisation.

Il est évident, le projet glisse des mains du C3B : le 14 novembre 1977, le dossier complet est effectivement remis à B. Fragonard. Il comporte les statuts de l’APEP, le budget prévisionnel et

267

Journal Officiel, 1978.

268

une note expliquant les modalités de la collaboration instaurée avec le C3B269. Pour ces modalités, il y a deux membres désignés par le C3B dans le conseil d’administration qui est composé de sept personnes élues. Vraisemblablement que c’est la place modeste du C3B dans le nouveau projet, ainsi que la rapidité de la constitution du dossier et de l’association, qui fait réagir la présidente du C3B. En effet, Anne-Marie Deslandres tente de ralentir la prise de décision du ministère, en communiquant à B. Fragonard ses inquiétudes concernant le « différend qui semble s’être élevé entre certains des membres du C3B » et en le mettant « en garde contre un engagement trop rapide du ministère de la Santé sur le projet »270. Cet acte bien évidemment met en danger la subvention du projet, et B. Fragonard refuse de présenter le projet à Simone Veil.

2.4.2 Rupture du partenariat avec le C3B et élaboration de

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