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Ces trois hypothèses concordent avec la variété des solutions consacrées au problème du choix des entreprises éligibles à la privatisation dans d’autres pays.

Dans le document Les privatisations en Tunisie (Page 69-76)

TITRE I : LA PROCÉDURE D’UNE OPÉRATION DE PRIVATISATION

Paragraphe 1 : Un domaine incertain

99. Ces trois hypothèses concordent avec la variété des solutions consacrées au problème du choix des entreprises éligibles à la privatisation dans d’autres pays.

Le premier modèle, le plus ancien qui a inspiré les décideurs tunisiens, est celui de la Grande- Bretagne. Il se caractérise par l’absence de toute délimitation formelle du domaine devant être concerné par les privatisations. En effet, aucune liste des entreprises à céder au secteur privé

126 K. BEN MESSAOUD, op. cit., p. 151.

127 P. GUISLAIN, Les privatisations : un défi stratégique, juridique et institutionnel, op. cit., p. 132. 128 K. BEN MESSAOUD, op. cit., p. 154.

n’a été établie, ni aucun des critères pouvant présider aux choix de ces entreprises. Pour les pouvoirs publics, la question était plutôt de savoir ce qui devait être conservé dans le patrimoine national, et non ce qui devait être cédé129. Ainsi, la politique de privatisation mise

en œuvre dans ce pays a porté sur des entreprises concurrentielles, mais également sur des monopoles. L’empirisme qui guidait cette politique a fait que « nul échéancier prédéterminé strict n’a rythmé le processus […] nulle logique sectorielle n’apparaît à l’évidence dans les choix opérés ».130 Le modèle britannique de non-délimitation du domaine des privatisations

émanait d’une ferme intention du gouvernement de s’octroyer une grande liberté de manœuvre.

Le deuxième modèle, plus récent, est celui de la France : totalement opposé au modèle britannique. En effet, les entreprises éligibles à la privatisation sont préalablement définies dans une liste énumérative. Cette liste fut annexée aux textes législatifs de 1986131 et 1993132.

La solution française répond à une exigence constitutionnelle. En vertu de l’article 34 de la Constitution de 1958, le transfert de propriété d’entreprises publiques au secteur privé relève du domaine de la loi. Ainsi, les gouvernements issus respectivement des élections de 1986 et 1993 durent se résigner à une telle obligation au détriment d’une liberté d’action amoindrie133.

Mais cette limitation n’était que d’ordre formel, puisque c’est le gouvernement lui-même, qui d’après des critères de son choix134, a établi les deux listes des entreprises privatisables.

100. Au début135, le gouvernement tunisien a préféré adopter une solution médiane, entre

le modèle britannique et celui du modèle français. Il s’agit d’une liste établie par voix de décret. Elle présente l’avantage de ne pas fixer de liste dans le cadre de la loi afin de pouvoir, le cas échéant, la modifier plus facilement en fonction de l’avancement du programme de privatisation. Mais, cette solution fut pourtant abandonnée avant même d’être mise en application.

129V. à ce sujet, K. HOWLES et N. HARVEY, « L’expérience britannique des privatisations : questions de

principe et méthodes de placement », DPCI, 1993, tome 19, p. 553 et s.

130J.-J. SANTINI, Les dénationalisations au Royaume-Uni, Notes et Études documentaires, La documentation

française, Paris, 1986, p. 61.

131 L. n° 86-912, 6 août 1986, relative aux modalités des privatisations. 132 L. n° 93-923, 19 juill. 1993, loi de privatisation.

133 V. à ce sujet, W. ANDREFF, « Une approche comparative des privatisations : l’exemple français est-il

transposable ? », Reflets et perspective de la vie économique, Tome XXXII, 1993, p. 170 et s.

134 Critères de choix limités par la constitution, puisque la privatisation ne peut concerner ni les monopoles de

fait, ni les services publics nationaux.

135 Rapport commun des commissions des affaires politiques, de la législation générale et du plan des finances.

En effet, les pouvoirs publics ont privilégié la méthode des critères d’éligibilité. Cette dernière procure à l’autorité investie du pouvoir décisionnel plus de liberté : plus les critères établis sont flous, plus ils sont susceptibles d’interprétations diverses. Sur le plan pratique, le gouvernement a pleinement bénéficier de cette liberté de manœuvre jusqu'à la fin de 1996. Durant cette période, les entreprises désignées pour la privatisation l’étaient selon des procédés empiriques. Le défaut de liste et l’ambiguïté des critères législatifs d’éligibilité, le gouvernement a eu toute la liberté pour le choix des entreprises. Par conséquent, les entreprises à céder n’étaient connues du public qu’au moment de l’offre de cession, c’est-à- dire à la phase finale du processus décisionnel136.

Des prémisses à un changement ont eu lieu vers la fin de l’année 1999, date à laquelle un glissement vers une liste publique était visible137. Cependant, ce n’est que vers la fin de

l’année 2000 qu’une matérialisation du changement fut opérée. Sur décision du Président de la République, une liste de 41 d’entreprises privatisables pour l’année 2001 a été rendue publique138.

Concernant cette liste, aucun ordre de passage n’a été programmé. De plus, elle pouvait être révisée, voire même abandonnée sous le poids de la conjoncture politico-économique, comme cela a été le cas en Turquie139.

B/ Les critères d’éligibilité

101. Afin de délimiter le domaine des privatisations, le législateur tunisien a eu recours à un nouveau critère d’éligibilité : celui des entreprises à participations publiques.

Le discours politique, confirmé par les débats parlementaires, met en relief le fait que le programme de privatisation doit avoir comme objet les entreprises publiques du secteur concurrentiel. Il aurait été per que le législateur tunisien définisse les notions d’entreprise publique et de secteur concurrentiel. Deux solutions se présentaient à lui. La première aurait consisté à établir l’éligibilité de principe de toutes les entreprises publiques appartenant au

136 K. BEN MESSAOUD, op. cit., p. 161.

137 A l’occasion de l’ouverture de la 10ème législature, le 15 novembre 1999, le chef de l’État a prononcé un

discours devant la chambre des députés : « Nous ordonnons l’établissement de listes périodiques des entreprises à privatiser afin que les investisseurs aient le temps de réfléchir et de choisir l’entreprises à acquérir ».

138 Cette liste figurait dans plusieurs quotidiens tunisiens, et est consultable sur le site internet :

www.tunisieinfo.com/privatisation.

139 Par application de la loi turque de privatisation de 1986, une liste des entreprises éligibles fut établie avec

l’aide d’une banque américaine et au moyen d’un financement de la Banque Mondiale. Cette liste fut abandonnée dans les faits à cause des agitations qu’elle a provoqué.

secteur concurrentiel. La deuxième aurait consisté à faire un tri au sein de l’ensemble des entreprises publiques du secteur concurrentiel. Le législateur tunisien n’a retenu aucune des deux solutions dans la loi du 1er février 1989. S’il a défini la notion d’entreprises publiques, il a en revanche passé sous silence la notion de secteur concurrentiel140.

La définition donnée des entreprises publiques l’a été à des fins autres que celles relatives au domaine du programme de privatisation. En effet, on constate que le législateur les a définies en vue de les soumettre à un ensemble d’obligations141. En revanche, lorsqu’il a commencé à

délimiter le domaine des privatisations, le législateur tunisien a singulièrement choisi comme critère une notion nouvelle, voire inédite : celle d’entreprise à participations publiques. Jusque-là inconnue du droit tunisien, ce concept constitue désormais le critère d’éligibilité au programme de privatisation.

102. Avant la loi du 1er février 1989, les textes législatifs142 ne faisaient référence qu’aux

entreprises publiques, à majorité publique ou encore du secteur public. Il en était de même en doctrine143. La question est alors de savoir si cette nouvelle notion d’entreprise à participations

publiques est venue se fondre dans l’ensemble des anciennes dénominations pour leur substituer une notion unique et homogène. Il s’agit, en réalité, d’une catégorie d’entreprises conçue pour la mise en œuvre du programme de privatisation. La notion voisine et plus ancienne d’entreprise publique existe toujours144.

Malgré son importance comme critère d’éligibilité pour le programme de privatisation, le concept d’entreprise à participations publiques n’a pas été défini par le législateur tunisien.

140 K. BEN MESSAOUD, op. cit., p. 179 et s.

141 « Des obligations mises à la charge des entreprises publiques », Titre II de la loi du 1er février 1989.

142 Les lois utilisant le terme d’entreprises publiques : L. n° 68-8, 8 mars 1968, portant organisation de la Cour

des comptes ; L. n° 69-50, 26 juill. 1969, relative à la tutelle de l’État sur les entreprises publiques et leurs filiales ; L. n° 85-72, 20 juill. 1985, relative à la tutelle et aux obligations mises à la charge des établissements publics à caractère industriel et commercial et des sociétés dans lesquelles l’État et les collectivités publiques locales détiennent une participation au capital.

Une loi utilisant le terme d’entreprises du secteur public : L. n° 87-47, 2 août 1987, relative à la restructuration des entreprises publiques.

Les lois utilisant le terme entreprise à majorité publique : L. n° 89-49, 8 mars 1989, relative au marché financier ; L. n° 94-117, 14 nov. 1994, portant réorganisation du marché financier.

143 Not. M. MIDOUN, « Entreprises publiques et développement économique », in Administration et développement en Tunisie, 1985, p. 95-119 ; M. DURUPTY, « La restructuration du secteur public en Tunisie », RA, 1986, p. 285 et s.

144 V. à ce sujet, A. AOUIJ-MRAD, Droit des entreprises publiques, Centre de Publication Universitaire, Tunis,

Un auteur tunisien à tenter de dégager des critères permettant de l’identifier, à partir de l’étude de la loi du 1er février 1989145.

Aux termes de l’article 23 de la loi du 1er février 1989, « La restructuration des entreprises à participations publiques […] concerne les entreprises dans lesquelles le niveau des participations publiques peut être révisé ». Ainsi, pour choisir les entités éligibles à la privatisation, le législateur tunisien a utilisé un terme qui est une source d’incertitudes pour chaque juriste : la notion d’entreprise146. En effet, celle-ci recouvre des situations juridiques

diverses147 et variées, et difficilement définissable148. Elle « reste essentiellement une notion

cadre »149, tant « il est bien difficile d’unir par un lien juridique cohérent les éléments

disparates qui constituent l’entreprise au sens économique »150.

Différemment envisagée par les multiples branches du droit, elle s’avère n’être qu’une notion générique utilisée chaque fois qu’il est question d’assujettir à un même ensemble de règles des situations juridiques différentes151.

103. À défaut d’une solution de principe, tirée à partir de la notion même d’entreprise, la forme juridique de l’entreprise à participations publiques doit être recherchée dans le régime qui gouverne sa restructuration. Auparavant, il serait intéressant de faire remarquer que se dégage une présomption de forme sociale de l’entreprise à participations publiques. En effet, du terme « participation », on peut en déduire cette présomption. La participation se définit comme étant la détention partielle du capital d’une société152, il est donc logique de considérer

comme équivalentes entreprise à participations publiques et société à participations publiques.

145 K. BEN MESSAOUD, op. cit., p. 180 et s. V. également sur ce sujet, A. AOUIJ-MRAD, op. cit., p. 36 et s. 146 V. not., G. LAGARDE, « De la société anonyme à l’entreprise publique », in Le droit privé au milieu du

XXème siècle, Études offertes à G. Ripert, T. 2, 1950, LGDJ, p. 236 et s.

147 G. Ripert et R. Roblot ont écrit que « la notion d’entreprise s’applique à des situations très différentes, depuis

le petit producteur travaillant seul jusqu’à la moyenne ou grande société privée ou encore aux entreprises publiques ou nationalisées ». Traité de droit commercial, T. 1, 19ème éd., par M. GERMAIN, V. MAGNIER,

LGDJ, 2009, p. 227.

148 D. GUEVIL, L’entreprise, bien juridique, Les éditions juris-service, Paris, 1994, p. 23 : « Il y a autant de

définitions qu’il y a d’auteurs à s’être intéressé à la question. Citer ne serait-ce que les principales serait aussi vain que fastidieux. L’entreprise est comme une masse elle ramasse et rejette au hasard des circonstances ; c’est une sorte de contenant aux contours perméables et de forme changeante, c’est même parfois un concept vide ».

149 A. JAUFFRET, Droit commercial, 22ème éd. par J. Mestre, Paris, LGDJ, 1996, p. 108. 150 G. Ripert et R. Roblot, op. cit., p. 98.

151 Y. KNANI, « L’entreprise, l’État et le droit : réflexions sur les insuffisances du droit commercial tunisien », in L’État et l’entreprise, IACE, 1992, p. 77-107.

Dans la mesure où il est question de participation publique ou privée, l’objet de cette participation ne peut être qu’un capital social, le capital d’une société153.

À cet argument s’ajoutent d’autres indices contenus dans le texte de la loi du 1er février 1989 qui corroborent l’allégation de la forme sociale des entreprises à participations publiques. L’article 29 énonce « qu’il peut être accordé lors de la cession d’actions détenues par l’État au capital des entreprises à participations publiques […] des avantages spécifiques aux salariés ». L’article 30, quant à lui, énumère les avantages pouvant être accordés lors des opérations de restructuration, comme « l’enregistrement au droit fixe des actes constitutifs de sociétés ou constatant des modifications dans la structure de leur capital ». Les références que font ces articles aux notions de capital et de participation directe au capital des entreprises à participations publiques, ne laissent subsister aucune hésitation sur la forme juridique de l’entreprise à participations publiques : elle ne peut être qu’une société154.

104. Alors que l’entreprise à participations publiques ne peut être qu’une société, l’entreprise publique peut prendre la forme soit d’une société, soit d’un établissement public155. Aux termes de l’article 8 modifié par la loi du 29 juillet 1996156, « sont considérées

des entreprises publiques au sens de la présente loi :

- les établissements publics à caractère non administratif et dont la liste est fixée par décret157

- les sociétés dont le capital est entièrement détenu par l’État

- les sociétés dont le capital est détenu par l’État, les collectivités publiques locales, les établissements publics et les sociétés dont le capital est entièrement détenu par l’État, à plus de 50 % chacun individuellement ou conjointement ».

L’article 9 de cette loi ajoute que « sont également considérées entreprises publiques les banques et les sociétés d’assurance dont le capital est détenu par l’État de manière directe ou indirecte à 34 % ou plus, individuellement ou conjointement ».

Par application de ces articles, si certaines entreprises publiques peuvent être qualifiées d’entreprise à participations publiques, d’autres ne peuvent l’être. En effet, dans la mesure où l’entreprise à participations publiques est une véritable société, seules les entreprises

153 K. BEN MESSAOUD, op. cit., p. 176 et s. 154 K. BEN MESSAOUD, op. cit., p. 184. 155 A. AOUIJ-MRAD, op. cit., p. 29 et s.

156 L. n° 96-74, 29 juill. 1996, modifiant et complétant L. n° 89-9, 1er févr. 1989, relative aux participations et

entreprises publiques.

157 D. n° 97-564, 31 mars 1997, fixant la liste des établissements publics à caractère non administratif considérés

publiques ayant cette qualité peuvent en même temps être des entreprises à participations publiques à condition de remplir une deuxième condition relative à la structure du capital.

Le capital social de l’entreprise à participations publiques doit inclure des participations publiques. Ce critère est susceptible d’acceptions diverses. Néanmoins, la notion est définie à l’article 8 de la loi du 1er février 1989 : « sont considérées des participations publiques, les participations de l’État, des collectivités publiques locales, des établissements publics et des sociétés dont le capital est entièrement détenu par l’État ». Le législateur tunisien a opté pour une signification médiane des participations publiques : celles-ci ne sont pas uniquement des personnes publiques, elles ne s’identifient pas, non plus, à toutes les participations des entités appartenant au secteur public, tant administratif qu’économique158. Par conséquent, au sens de

la loi de 1989, les participations publiques sont celles de toute personne publique ainsi que celles d’une catégorie d’entreprises publiques, à savoir les sociétés dont le capital est entièrement détenu par l’État159.

105. La notion d’entreprise à participations publiques a été spécialement instituée pour les besoins des privatisations. Ainsi, le législateur tunisien s’est contenté de poser le régime juridique de l’opération de privatisation sans instituer de nouvelles règles concernant leur organisation ou leur fonctionnement. Dans ces conditions, les entreprises faisant partie désormais de la catégorie d’entreprise à participations publiques continuent à être soumises au régime juridique qui était le leur. En d’autres termes, c’est la nature juridique des entités qui composent la catégorie d’entreprise à participations publiques qui commande leur régime juridique et non leur qualification d’entreprise à participations publiques160.

La qualification d’entreprise à participations publiques n’entraîne pas pour l’entreprise concernée l’application d’un régime juridique spécifique. Chaque entreprise à participations publiques est dépendante de sa véritable nature juridique pour l’application de son régime. Par conséquent, au regard de l’hétérogénéité de son contenu et la soumission de ses composantes à des régimes juridiques différents, il est impossible d’affirmer que l’entreprise à

158 Voir en ce sens B. JEANNEAU, « Droit des services publics et des entreprises nationales », D, 1984, p. 39 et

s.

159 K. BEN MESSAOUD, op. cit., p. 188. 160 K. BEN MESSAOUD, ibid.

participations publiques est une notion dotée d’un régime juridique propre. L’entreprise à participations publiques ne constitue donc pas une nouvelle catégorie juridique d’entreprise. Le clivage classique entreprise publique / entreprise privée existe toujours malgré l’avènement de la notion d’entreprise à participation publique. Créée par le législateur tunisien pour être le critère d’éligibilité du programme de privatisation, dans la pratique cette notion s’avère être une notion inadaptée161.

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