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Par Samuel DOUHAIRE

vendredi 14 janvier 2005 (Liberation - 06:00)

FRANCE 2, 22 h 45. «Auschwitz, la preuve oubliée»,

de Lucy Parker (2004). Suivi, à 23 h 40, de «Nuit et brouillard», d'Alain Resnais (1955).

La soirée documentaire du magazine Contre-courant de France 2 ouvre ce soir, avec une

semaine d'avance, la programmation audiovisuelle pléthorique consacrée au 60e anniversaire de la libération des camps nazis. Auschwitz, la preuve oubliée s'appuie sur une série de photos aériennes du plus grand complexe d'extermination nazi, réalisées par la Royal Air Force en août 1944. Des photos qui ne furent pas analysées, mais classées. Scandale ? Pas vraiment. Comme l'explique l'historien André Kaspi dans la revue l'Histoire, «on ne trouve que ce qu'on cherche».

Les experts n'avaient pas reçu mission de rechercher des chambres à gaz, mais d'analyser les installations industrielles d'IG Farben, à quelques kilomètres du camp ; et, en 1944, les

spécialistes du renseignement ne disposaient pas des outils numériques qui leur auraient permis de voir ce qui nous paraît évident aujourd'hui, avec soixante ans de recul et de connaissances historiques : des SS séparant les détenus «aptes au travail» des enfants, des vieux et des plus faibles destinés à être aussitôt gazés et brûlés dans des fours crématoires...

Précision réduite. Ces photos redécouvertes en 2003 servent en tout cas de prétexte à la réalisatrice Lucy Parker pour poser la question qui fâche : pourquoi les Alliés, qui connaissaient l'existence de la «Solution finale» et des camps grâce à plusieurs rapports, n'ont-ils pas bombardé Auschwitz ? Le documentaire a le mérite d'analyser longuement les arguments des pour et des contre. L'exigence morale et humanitaire d'un côté, les contingences matérielles de l'autre.

Priorité était donnée à la destruction des capacités industrielles et militaires du Reich dans l'idée que «le meilleur moyen de sauver les juifs était de battre les Allemands». Et l'obligation de bombarder à haute altitude, avec une précision réduite, faisait craindre de tuer de nombreux détenus au passage par une cruelle ironie de l'histoire, il y eut bien une attaque aérienne avec

«dommage collatéral» près d'Auschwitz en septembre 1944, mais dirigée contre l'usine de Monowitz voisine : des obus tombèrent, par hasard ou par erreur, sur les rails du camp, tuant quarante prisonniers et quinze SS...

Dans le documentaire, les analyses des historiens sont relayées par les témoignages des survivants du camp. Des paroles terribles, souvent très fortes, mais qui déséquilibrent le film, le faisant dévier de son angle initial : la question de la responsabilité des Alliés dans la poursuite de la «Solution finale». Plus gênante est l'alternance, à l'image, de clichés d'archives et de

reconstitutions en couleurs de scènes anodines chargées de dramatiser l'ensemble...

Lents travellings. Quarante ans plus tôt, Alain Resnais avait, lui aussi, utilisé le mélange des images pour raconter la déportation et l'extermination, mais avec un résultat autrement

convaincant. Dans Nuit et brouillard, le décalage entre le noir et blanc des films et photos

d'archives et la couleur des lents travellings filmés par Resnais dans les vestiges d'Auschwitz dix ans après, produit un choc esthétique et moral durable : c'est l'affirmation, dans le même plan, de l'oubli en cours d'accomplissement et de la nécessité de lutter contre cet oubli. Avec son

commentaire foudroyant écrit par le poète Jean Cayrol (déporté à Mauthausen), ce moyen métrage de 35 minutes fut conçu comme «un dispositif d'alerte contre toutes les nuits et tous les brouillards qui tombent sur une terre qui naquit pourtant dans le soleil et pour la paix». Cinquante ans après, il reste essentiel.

VSD, N°1429 du 13 au 19 janvier 2005

CAMPS DE CONCENTRATION

Le devoir de mémoire (Dossier dirigé par Marek Halter)

Il y a soixante ans, l’armée soviétique libérait Auschwitz. Le 27 janvier, une commémoration aura lieu à dans le camps de concentration pour se souvenir du génocide de six millions de juifs perpétré par les nazis.

A eux, à Marek, le devoir de mémoire

Des yeux fixes. Figés par l’effroi. Terrorisés par l’impossible souvenir de ce que l’on ne peut pas nommer : l’insoutenable. Des yeux de terreur qui nous interpelleront longtemps.

Entrouverts, à la lumière de qui voulait bien voir, des fours, sordides, où s’entassent les ossements de l’innommable. Non loin, des « pyjamas » rayés, obsédants et crasseux. Des corps qui n’en sont plus, des cris étouffés et des larmes qui ne viennent pas. Plus qu’une image plus ou moins lointaine, la réalité crue de l’ignominie totale rationalisée et «

aryennisée » au plus haut niveau par un dément et ses complices.

Soixante ans après la libération d’Auschwitz, symbole et cœur du mal absolu, personne ne peut oublier. Oublier cette tache indélébile sur notre mémoire collective, ce génocide massif, ces humiliations intolérables, ces collaborateurs passifs et actifs. Ce crime trop longtemps impuni. Face à cette monstruosité érigée en système, quelques-uns, trop rares, anonymes ou célèbres, ont eu le courage de dire non. Des Justes, des humbles, d’authentiques héros.

Parce que, lorsque l’humanité se déshonore, il faut savoir désobéir, résister, aider. Ceux qui l’ont fait – à quelque niveau qu’il fût – ont sauvé et préservé l’essentiel : la qualité de notre futur, et notre éthique de vie.

Dans le chaos d’une époque où la mémoire défaille et où l’histoire n’est pas toujours méritante – loin s’en faut – VSD a choisi de publier un document bouleversant, coordonné par l’écrivain Marek Halter. Homme de culture, de tolérance et de liberté. Un document fort et, j’oserai dire, « sobre », une invitation à méditer pour les plus jeunes et leurs aînés.Un document qui nous engage. à vivre, au-jourd’hui et demain : debout !

Parce que la mémoire est le ciment de tout. Merci de votre fidélité.

Philippe Labi

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PARIS MATCH, N° 2904 le 13/1/2005

N° 2904- DU 13 AU 19 JANVIER 2005

Le souhait de Simone Veil.

par Alain GENESTAR

Plus qu’une douleur, c’est une histoire. » Une histoire vécue par Simone Veil, qui la raconte dans le long entretien qu’elle nous a accordé au lendemain de notre voyage à Auschwitz-Birkenau, le mercredi 22 décembre 2004. Quand la proposition lui a été faite de réaliser ce reportage dans le camp où elle a été déportée en 1944 avec sa mère et sa sœur, Simone Veil a accepté. Avec un souhait. Que ses fils et ses petits-enfants nous accompagnent pour que, plus tard, ils puissent en parler ensemble. « Un sujet comme celui-ci, on ne peut l’aborder n’importe quand, n’importe comment. »

Dans quelques jours, le 27 janvier, une cérémonie, à laquelle participeront des chefs d’Etat et de grands témoins, dont Simone Veil, marquera à Auschwitz-Birkenau le soixantième anniversaire de la libération du plus symbolique de tous les camps de la mort. Avant d’écouter ces discours, forcément minutés, et de voir ces images d’une célébration, encadrée par la rigueur du protocole, nous ouvrons grandes nos pages aux réponses de Simone Veil et à ce reportage, intime, sur une famille en visite à Auschwitz.

« C’est une histoire. » L’histoire du génocide des Juifs d’Europe. Auschwitz est, aussi, une histoire de familles, de centaines de milliers de familles, déportées ensemble avant d’être séparées, les femmes de leurs maris et fils, les enfants et les «vieux», et souvent la plupart du convoi, envoyés le premier jour – qui souvent était une première nuit – directement dans les chambres à gaz. Les images en noir et blanc des convois arrivant dans le camp, avec leurs cargaisons humaines jetées des wagons à bestiaux, étaient des photos de familles. Souvent, les dernières de l’album. Elles montrent des gens simples, des Juifs et des autres, avec des valises, des paquets, des ustensiles de la vie quotidienne et, à la main ou dans les bras, des enfants fatigués par un long voyage infernal.

En avril 1944, quand elle arrive à Auschwitz-Birkenau, Simone Veil est une jeune fille, très belle, accompagnée de sa mère, qui mourra l’année suivante à Bergen-Belsen, et de sa sœur Milou. Une famille. Son père et son frère, Jean, sont déportés en Lituanie où ils ont disparu. Denise, son autre sœur, survivra à l’enfer de Ravensbrück. Plus de soixante ans après, Simone Veil revient pour témoigner. En famille.

Auschwitz et tous les camps d’extermination – Sobidor, Treblinka, Chelmno, Belzec et Majdanek – sont des lieux uniques. Des lieux-dits. Il n’est pas besoin de qualificatifs, ni de phrases, pour dire ce qu’ils étaient. Leur nom, seul, suffit. Auschwitz est la mort.

Pourtant, en regardant Simone Veil, ses deux fils et six de ses petits-enfants, marcher, ce mercredi 22 décembre, dans le froid et la neige du camp, avançant tête baissée comme un cortège recueilli derrière un cercueil invisible, la seule appellation, « camp d’extermination », s’allonge d’un autre mot : «camp d’extermination de familles».

C’est cette spécificité terrifiante qui différenciait, dès l’arrivée du train, un camp

d’extermination d’un camp de prisonniers. Au-delà des femmes et des hommes, ce sont des mères, des épouses, des pères, des maris, des filles, des fils, des grands-parents qui sont descendus sur la rampe, ont été triés, séparés, envoyés à la mort ou dans des blocs distincts les uns des autres selon le sexe, attendant la mort.

Le souhait de Simone Veil de revenir ici, à Auschwitz-Birkenau, avec sa famille est dans la continuité de ce souvenir. Quand l’un de ses petits-enfants la serre dans ses bras, on voit la jeune fille de 16 ans et demi qui protégeait sa mère.

Aujourd’hui, Simone Veil parle. Lisez-la. Ses mots s’adressent aux siens et à tous ceux qui, comme je l’ai éprouvé ce mercredi de décembre en l’écoutant, ont le sentiment d’appartenir à une immense famille dont elle est la mémoire.

Merci Madame, pour votre témoignage qui, au-delà de votre douleur, est notre Histoire. Merci du fond du cœur.

Simone Veil. Retour à Auschwitz. Un grand entretien avec Alain Genestar.

Magazine:2904 du 13/1/2005

C'est par hasard, à cause d'une défaillance technique de l'appareil, que ces deux photos se sont superposées. Un hasard étrange qui a imprimé sur la pellicule ce télescopage d'images et de souvenirs. A Auschwitz, le passé hante les vivants. Malgré la présence de ses fils et la tendresse de ses petits-enfants, Simone Veil restera, lors de ce pélerinage, une ancienne déportée prise par ses fantômes. Une femme seule.

Extrait de l'entretien de Simone Veil avec Alain Genestar :

Alain Genestar. Il y a un peu plus de soixante ans, vous êtes déportée à Auschwitz-Birkenau avec votre mère et votre sœur, Milou. Vous y êtes revenue hier avec vos deux fils et quelques-uns de vos petits-enfants. Qu’avez-vous ressenti en passant cette porte avec eux ?

Simone Veil. [Un silence.] Tout est si différent qu’il n’y a pas de lien entre ces deux mondes. Ce sont deux vies. Celle du passé est toujours présente. Ce que j’ai vécu, comme pour tous les déportés, m’a profondément marquée et les souvenirs nous reviennent en mémoire. Le monde des camps de

déportation était hors du temps, de la vie, des réalités... On n’avait aucun projet d’avenir. Dans ce que nous vivions au quotidien, ce monde-là ne nous rappelait rien de ce qui avait été notre vie.

A.G. Vous étiez déjà revenue, mais c’est la première fois que vos petits-enfants vous accompagnent.

En venant avec eux, que voulez-vous leur transmettre ?

S.V. Avant de penser à quoi que ce soit, je suis venue parce qu’ils ont exprimé le désir, l’intérêt, de savoir de façon plus précise ce que j’avais vécu, de connaître ce qui a été si bouleversant, si tragique, d’une si grande influence. Ils veulent intégrer non seulement mon passé mais aussi celui de leurs arrière-grands-parents qu’ils n’ont pas connus mais dont je leur parle souvent. C’est important pour eux. Aujourd’hui, avec le 60e anniversaire, on peut penser que c’est la dernière fois qu’il y aura une commémoration d’une telle ampleur. Nos petits-enfants en entendent beaucoup parler et c’était donc un devoir de les emmener, à condition qu’ils le souhaitent. Pour certains, c’est trop douloureux et insupportable. Il ne faut l’imposer à personne.

A.G. Peut-être vouliez-vous leur faire partager une douleur qu’il vous est difficile d’expliquer ? S.V. C’est beaucoup plus qu’une douleur, c’est une histoire. L’histoire de l’extermination des Juifs d’Europe. C’est cela que je veux qu’ils comprennent. Mais je ne savais pas si cela les intéressait vraiment et si, pour certains d’entre eux, c’était réellement important. Seuls les aînés m’ont accompagnée et j’y retournerai avec ceux qui ont regretté de ne pouvoir venir.

A.G. Vous leur avez peu parlé, hier, tout au long de cette journée à Auschwitz. Il y a eu de grands

moments de silence, de recueillement. De temps en temps, l’un d’entre eux venait à vous et vous serrait dans ses bras... Leur avez-vous fait des confidences que vous ne leur auriez pas faites à Paris ? S.V. Non. Ce sera plus facile maintenant car ce sont eux qui vont me poser des questions... Un sujet comme celui-ci, on ne peut pas l’aborder n’importe quand, n’importe comment. Après cette visite et le choc qu’ils ont ressenti, ils vont certainement m’interroger davantage et il sera plus facile de leur en parler.

Quand Simone Veil quitte la zone du camp où était situé son « bloc », le brouillard est en train de se lever. Elle ne se souvient pas avoir vu le soleil en 1944 : la fumée noire des fours crématoires obscurcissait le ciel.

A.G. Au printemps 1944, lors de votre arrivée en train à Auschwitz-Birkenau, vous aviez 16 ans, plus jeune que votre petite-fille Deborah qui vous a accompagnée hier.

Votre sœur Milou avait une vingtaine d’années. C’était la nuit. Vous souvenez-vous de la première heure, du

moment où vous êtes descendue du wagon sur la rampe, des mots de votre mère ?

S.V. Je ne me souviens pas des premiers mots, mais de notre premier réflexe, qui s’est révélé être un impératif permanent pendant toute la durée de notre vie au camp: ne jamais accepter d’être séparées.

Tout faire pour être toujours ensemble. Nous avons vu que la plupart des familles étaient

immédiatement séparées par les SS Les gens “âgés”, à partir de 40 ou 45 ans, les personnes qui se disaient fatiguées, les enfants ainsi que beaucoup d’adolescents étaient mis de côté, éventuellement séparés de leur mère, si celle-ci était jeune. Tous ceux-là montaient dans les camions en pensant nous retrouver tout de suite après. Ils ignoraient qu’ils allaient droit vers les chambres à gaz...

A.G. Quelle était la proportion de ceux qui allaient directement dans ces chambres à gaz ?

S.V. Cela dépendait des convois et de l’occupation du camp. S’il était plein, personne n’y entrait, tout le convoi était parfois exterminé. Par ailleurs, quelques convois ont été directement dirigés à Sobibor où tous les déportés étaient gazés immédiatement. Arrivant en avril, après l’hiver toujours dur à supporter en raison du froid et surtout à cause d’une épidémie de typhus, il y avait de la place... Je dirais que sur les 1 500 personnes de notre convoi, beaucoupplus de la moitié sont montées dans les camions. Je ne connais pas le nombre, je sais juste que nous étions, un an plus tard, 105 survivants.

A.G. On vous a demandé votre âge à toutes les trois...

S.V. Maman avait 43 ans. C’était “limite”, mais elle faisait jeune. Pour ma sœur Milou, il n’y avait pas de problème... Certains des déportés étaient chargés de nous faire sortir des wagons et de nous faire mettre en rang. Lorsqu’ils voyaient des adolescents qui risquaient d’être sélectionnés pour la chambre à gaz, ils leur disaient : “Dites que vous avez 18 ans !” C’est ce qui s’est passé pour moi. Avoir 16 ans, ça signifiait souvent la mort...

Après, dans le camp, quand nous partions au travail, nous nous arrangions pour être toujours toutes les trois dans la même rangée de cinq afin de n’être pas séparées...

A.G. On imagine cette nuit-là, les projecteurs, les chiens, la peur... Le Dr Mengele est-il là ? Le voyez-vous ?

S.V. Oui, nous passons devant lui. Personne ne savait qui il était. Avec sa badine, d’un geste vif, il dit:

“Là !... Là !...” Il décide ainsi en une seconde de la vie ou de la mort. Mais on n’imagine rien de ce que cela signifie. Nous croyons vraiment que nous allons retrouver ceux qui partent dans les camions. Que c’est au plus une question d’heures...

A.G. Quand comprenez-vous qu’il s’agit d’un camp d’extermination ?

S.V. A ce moment, nous ne comprenons rien du tout! Nous avons laissé tous nos bagages, valises et paquets dans le train ; ces fameux wagons à bestiaux où nous avons été entassés pendant près de

lles

avions emporté du ravitaillement, mais nous avions tellement soif que, très vite, nous ne pouvions plus manger... Quand nous sommes arrivées à Auschwitz, nous avons été précipitées hors des wagons par des hommes en tenue de bagnard, les chiens des SS aboyaient, se jetaient sur nous. Seules quelques-unes ont pu prendre un petit sac à main ou de voyage...

Il doit être 1 ou 2 heures du matin. C’est le mois d’avril. Il ne fait pas trop froid... Après la “sélection”, nous allons à pied jusque dans une sorte de grande pièce bétonnée, totalement vide... On se demande ce que nous faisons là! Il y a peu de monde encore... Juste quelques déportées, affectées à cette tâche, qui nous demandent de leur remettre nos bijoux, tout ce que nous possédons parce que, nous disent-elles, “de toute façon, on vous le prendra!”... J’ai le souvenir très précis d’une amie qui avait un petit flacon de parfum Lanvin. Elle nous a aspergées avant de faire pareil pour elle plutôt que de le donner à l’une des kapos...

A.G. Vous ne savez toujours rien.

S.V. Non... Ces femmes étaient en uniforme rayé, des robes rayées telles qu’on les voit dans les documents filmés... Ce n’était pas chaud du tout... mais c’était beaucoup mieux que les vêtements usagés et déchirés dont nous avons été affublées quelques heures plus tard.

Très vite, nous essayons de savoir ce que sont devenus les gens des camions. Dans l’immédiat, nous n’avons pas eu de réponse.

Je me rappelle que, dans le vaste local, il n’y avait rien, aucun meuble. Je pense que, cette nuit-là, nous avons essayé de dormir par terre en nous couchant sur le sol. Mais nous étions trop angoissées pour dormir. Dès qu’il a fait un peu jour, des femmes, toujours en tenue rayée, sont arrivées pour nous raser tous les poils du corps. Dans notre convoi, on nous a coupé les cheveux très court mais nous n’avons pas été tondues comme c’était généralement le cas pour celles des convois précédents.

En gardant des cheveux, nous gardions figure humaine et l’humiliation d’avoir la tête rasée nous a, par chance, été épargnée.

Puis, toujours au même endroit, c’est la séance du tatouage. Le tatouage en lui-même est sans douleur, il suffit d’une plume pointue et d’une encre indélébile. Ce sont des déportées qui sont

chargées de le faire. Désormais, nous sommes marquées comme du bétail. Psychologiquement, c’est une épreuve de plus. Nous avons tout de suite alors conscience de la perte de notre identité : si on nous attribue un numéro, c’est pour qu’il se substitue à notre nom, donc à notre propre identité.

Lucas, Pierre-François, Simone Veil et Isabelle, face à l'abomination ultime : les ruines des chambres à gaz.

Après le temps passé à ces diverses opérations, nous commençons à nous inquiéter du sort de celles et ceux qui étaient partis en camion, les plus angoissées sont les femmes qui avaient des membres de leur famille,

enfants, parents ou grands-parents, dans les camions, ou un mari, un frère ou une sœur. Nous avons de nouveau tenté d’interroger les déportées présentes. E ont alors répondu sans ménagement : “Les jeunes, les vieux... Tous ceux qui sont partis dans les camions...

Tenez, regardez...” Il y avait une petite fenêtre par

laquelle on voyait de la fumée... “C’est ce qu’il en reste...

après avoir été gazés... Voilà, ils sont tous passés au crématoire.” Notre premier réflexe est de penser que l’on cherche à nous démoraliser. On ne peut pas le croire ! Nous sommes toutes dans la même interrogation : est-ce possible ?... Nous essayons de communiquer par la fenêtre avec d’autres déportées pour vérifier ces informations. Mais elles n’osent pas s’approcher... Au fil des heures pourtant, tous les témoignages se recoupent. Mais celles qui avaient de la famille veulent continuer à douter et à espérer.

Avant d’être affectées à un bloc, nous passons à la désinfection durant toute la matinée. Nous sommes assises sur des gradins, toutes nues... Pour les Françaises, notamment, c’est particulièrement difficile à vivre. Dans les pays d’Europe centrale et en Allemagne, la pudeur n’est pas la même. Dans les douches des stations thermales ou des salles de gymnastique, les femmes se montrent nues les unes aux autres, sans être gênées. En France, nous étions très pudiques. Pour les mères et les filles, se retrouver nues, ainsi, c’était presque plus difficile que vis-à-vis d’étrangères. Les jeunes déportées nous regardaient, nous tripotaient.