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AUSCHWITZ : Où en est la Pologne, nouveau membre de l'Union européenne, avec son travail de mémoire ?

60 ans après

19 janvier 2005 / 15 h 20

500 000 du fait de l'occupation soviétique. Plus d'un million ont été raflés pour exécuter des travaux obligatoires en Allemagne. Le pays se vit comme martyr, victime et héros, et insiste même sur le fait qu'il n'a jamais pratiqué de collaboration officielle de type Pétain ou Quisling. Les Polonais ont même revendiqué une résistance très puissante - l'Armée du pays comptait entre 300 000 et 400 000 hommes. Ce pays-là ne pouvait pas s'imaginer en pays tueur de Juifs.

N. Leibowitz Vous évoquiez également, lors du colloque, le rôle de l'internationalisation des savoirs.

J-C. Szurek Internet est très présent en Pologne. Ce qui a permis à beaucoup de prendre conscience du regard des autres sur la Pologne. De plus, depuis 1989, des délégations importantes, venues de France et d'Israël notamment, se rendent régulièrement au musée d'Auschwitz.

Aujourd'hui, les lycéens israéliens font des voyages quasiment obligatoires sur les sites des camps d'extermination qui sont tous en Pologne. Tout cela a fait émerger la conscience qu'Auschwitz est un lieu européen et qu'il appartient évidemment à l'histoire européenne.

N. Leibowitz Tout de même, l'antisémitisme polonais reste légendaire…

J-C. Szurek C'est d'abord une affaire de génération. Je trouve impropre de dire que l'on boit une idéologie au sein de sa mère. Adam Michnick ne parle jamais de

l'antisémitisme polonais mais de l'antisémitisme des Polonais, de certains Polonais. Il y avait de l'antisémitisme avant la guerre, il y en a eu pendant la guerre, et après la guerre.

Il y en a aujourd'hui encore. Il s'exprime notamment dans des cercles de la droite catholique regroupée autour de la puissante Radio Maryja, sans parler de tous les nombreux groupuscules d'extrême droite. Mais, parallèlement, des groupes et des acteurs politiques combattent l'antisémitisme et la xénophobie. Le gouvernement polonais n'a-t-il pas rejoint la task force internationale d'éducation de la Shoah ? Et, dans l'affaire de Jedwabne, le président Kwasniewski a fait acte de repentance en se rendant sur les lieux.

Quant à l'église catholique, elle est elle-même divisée : certes, une partie se reconnaît dans Radio Maryja ; en même temps, l'Église vient de destituer le père Jankowski qui, dans son église de Gdansk, avait tenu des propos antisémites renouvelés.

On est donc aujourd'hui en présence d'une Pologne qui a du mal à se désengluer d'un antisémitisme toujours présent dans le vocabulaire courant, voire politique, et d'une Pologne qui le combat.

Les manifestations et cheminements de l'antisémitisme, qui peut toujours ressurgir là où on ne l'attend pas, sont très complexes. Il n'est pas même nécessaire qu'il y ait des juifs dans un pays pour qu'il se manifeste (10 000 à 15 000 juifs seulement vivent aujourd'hui en Pologne). Mais, depuis longtemps déjà, on assiste en Allemagne à une quête de vérité, à un questionnement des générations à l'égard du passé des acteurs de la guerre.

Questionnement démocratique dans la mesure où c'est le cadre démocratique qui le provoque. Même chose en Pologne, où a surgi plus tardivement la nécessité de comprendre le passé et tout ce que l'historiographie de la période communiste avait occulté.

N. Leibowitz Ce travail de mémoire entrepris en Pologne s'accompagne-t-il, comme en Allemagne, de culpabilité ?

J-C. Szurek Mais l'acte de repentance à l'égard du massacre de Jedwabne est un acte de culpabilité ! Déjà, sous l'occupation même, des écrivains avaient pressenti cette culpabilité. Czeslaw Milosz, dans deux poèmes écrits sous l'occupation, « Campo di fiori » et « Pauvre chrétien, regarde le ghetto » exprimait et cette indifférence, et cette crainte que l'on puisse un jour imputer le meurtre des juifs aux Polonais. Ce n'est pas un hasard si, en 1985 - après que la télévision polonaise a diffusé les extraits polonais de

« Shoah » de Claude Lanzmann - une cinquantaine d'articles ont été consacrés à la responsabilité polonaise. Une partie d'entre eux fut publiée dans la presse officielle, une autre dans la presse clandestine de l'époque. En 1987, l'universitaire Jan Blonski exprimait à son tour la question d'une culpabilité polonaise en paraphrasant le poème de Milosz dans un article intitulé « Les pauvres Polonais regardent le ghetto », et où il faisait état des multiples discussions qu'il avait eues en France.

N. Leibowitz Comment les Polonais vivent-ils la commémoration du 60ème anniversaire de la libération d'Auschwitz ?

J-C. Szurek Si le camp d'Auschwitz est le plus grand cimetière du monde, s'il est le plus grand cimetière juif du monde, il est aussi le plus grand cimetière polonais du monde. Si plus d'un million de victimes juives ont péri à Auschwitz, 80 000 à 100 000 Polonais qui y ont aussi péri. En 1947, l'État polonais a fait du Musée d'Auschwitz un Musée du martyr de la nation polonaise et des autres nations. Le musée est d'abord fréquenté depuis des décennies par les Polonais, notamment par les lycéens. Mais la prise de conscience qu'Auschwitz est le lieu d'extermination des juifs d'Europe n'est survenue que tardivement, à partir des années 80, notamment dans le contexte de l'affaire du Carmel d'Auschwitz.

Pour toute la presse polonaise, Auschwitz symbolise l'horreur de la politique nazie. Mais La conscience qu'Auschwitz est

un lieu européen

Le président Kwasniewski a fait acte de repentance en se rendant sur les lieux

Les salves venant du ghetto Se perdaient dans la mélodie Et les couples s'envolaient Lancés haut dans le ciel serein.

Le vent des maisons incendiées Apportait de sombres lambeaux.

Ils attrapaient en l'air des cendres Ceux qui allaient au manège.

Et les robes des filles volaient Au vent des maisons incendiées, Et les gens riaient heureux Ce beau dimanche de Varsovie […]

« Pauvre chrétien, regarde le ghetto »

[…] Je crains, oui je crains tant le gardien, la taupe.

Sa paupière alourdie comme celle du patriarche,

Qui s'asseyait longtemps dans l'éclat des chandelles

Pour lire le grand livre de l'espèce.

Que lui dirait-je, moi, Juif du Nouveau Testament,

Qui depuis deux mille ans attends le retour de Jésus ?

Mon corps brisé me livrera à son regard

Et il me mettra entre les auxiliaires de la mort :

Incirconcis.

Au musée d'Auschwitz, la reconstitution du bâtiment dit du sauna, où sont exposées les milliers de photographies de Juifs polonais qui

furent trouvées dans leurs valises

le musée d'Auschwitz était jusqu'en 1990 centré sur l'anonymat des victimes. Rien alors n'indiquait que c'était le lieu d'extermination des juifs d'Europe. Le musée se voulait principalement antifasciste et polonais, puis une dimension catholique s'y est progressivement manifestée. Ce qui s'est traduit notamment par la sanctuarisation de la cellule du père Kolbe, ce prêtre catholique polonais mort à Auschwitz. Ce n'est qu'au cours des dernières années que de nombreuses inscriptions ont été changées à Auschwitz. La mise en musée du bâtiment dit du sauna, où sont exposées les milliers de photographies de Juifs polonais qui furent trouvées dans leurs valises, traduit avec émotion ce changement d'optique. Parallèlement, des groupes d'anciens combattants polonais, peut être plus que dans le passé, tendent à affirmer qu'Auschwitz a été un camp du martyr polonais. C'est peut-être l'un des résultats de l'affaire du Carmel. L'affreuse expression de concurrence des victimes trouve ici un certain sens. Vous le voyez, rien n'est simple.

Un gros plan de la photo précédente