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Charles Palant, comme tous ceux qui reviennent des camps, préfère se taire plutôt que tuer l'espoir des familles qui attendent, nuit et jour, le

retour d'un proche au centre d'accueil de l'hôtel Lutetia.

lundi 24 janvier 2005 (Liberation - 06:00) Par Marc SEMO

Les marronniers sont en fleurs sur le boulevard Raspail et une douceur printanière baigne la capitale française, qui profite de ses premiers mois de liberté. Mais devant l'hôtel Lutetia, une petite foule reste là jour et nuit, bloquée derrière des barrières, visages tendus, photos brandies à bout de bras, écriteaux portant les noms des leurs. Ils attendent le retour des déportés. Même si la spécificité de l'extermination de cinq millions à six millions de juifs n'apparaît pas encore dans toute son évidence, l'horreur des camps commence à émerger avec les premiers témoignages et les images de corps squelettiques. Ils viennent le matin avant le travail et reviennent le soir. Quand un convoi de bus arrive, déchargeant sa cargaison fantomatique, les conversations s'arrêtent net. Les revenants passent entre cette haie de douleurs muettes. «On lisait cette lueur d'espoir au fond de leurs yeux, on entendait des noms, des questions, mais les photos exhibées étaient celles d'être normaux aux visages joufflus, avec des cheveux, et nous n'avions en mémoire que des faces vides et des têtes rasées», se souvient Joseph Bialot, juif polonais de Belleville, déporté à 18 ans à Auschwitz.

Dans leur fuite, les Allemands l'ont laissé dans le camp avec quelques milliers de détenus moribonds. L'armée Rouge l'a libéré le 27 janvier 1945. Ce n'est qu'en mai qu'il est rapatrié sur le Lutetia après un long périple via Odessa et Marseille.

«Quand on ne savait quoi répondre, ils nous regardaient comme des coupables», raconte Charles Palant 38 kg pour 1,71 m au moment du retour , juif lui aussi et ancien «pyjama» d'Auschwitz. Il est rescapé de la «marche de la mort», quand, en janvier, devant l'avance soviétique, les SS ont évacué de force des dizaines de milliers de déportés pour rejoindre l'Ouest et notamment le camp de concentration de Buchenwald. Leur train, l'un des premiers convois de rapatriés, est arrivé à l'aube du 29 avril, gare de l'Est. Une fanfare jouait la Marseillaise et un piquet militaire rendait les honneurs. On les avait fait se mettre en rang sur le quai : devant, les déportés avec leurs uniformes rayés, suivis par les prisonniers de guerre et, en dernier, les travailleurs du STO.

«Un chiffon en usufruit»

Cette foule du Lutetia, ils ne l'ont jamais oubliée. «Ces mains qui nous agrippaient par la manche pour essayer de savoir et ces espoirs que l'on n'osait pas fracasser car nous avions commencé à comprendre l'ampleur de l'extermination des juifs», témoigne Léopold Rabinovitch, ancien du réseau lyonnais Carmagnole et des FTP-MOI l'organisation communiste combattante des immigrés , juif mais déporté comme résistant après la révolte armée de la prison d'Eysse, près de Villeneuve-sur-Lot, en mai 1944.

Gaulliste et pilier du journal clandestin Résistance, André Lafargue, déporté politique dans les camps de Mathausen puis d'Ebensee, est arrivé en pleine nuit au Lutetia, où des gens attendaient encore : «J'étais bouleversé de ne pouvoir rien leur dire car j'arrivais d'Ebensee, un petit camp du Tyrol qui fut l'un des derniers libérés.» Lui et dix-neuf compagnons de déportation malades avaient voyagé en queue de train dans un wagon de marchandises. Affaiblis, ils avaient mis plus d'une heure pour réussir à ouvrir la porte. Et découvrir que la gare était déjà éteinte. Finalement, une infirmière de garde avait réussi à leur trouver un bus.

Des centres d'accueil avaient été mis sur pied à la gare d'Orsay ou à la caserne de Reuilly, au cinéma Rex ou à la piscine Molitor, mais l'hôtel Lutetia, QG allemand pendant l'Occupation puis réquisitionné de nouveau à la Libération, était le plus important, notamment pour les déportés, les «politiques» et les «raciaux». Les premiers, emprisonnés pour action de résistance ou comme otages, furent en France quelque 65 000 : 40 000 d'entre eux sont revenus. Les seconds, déportés du seul fait d'être nés juifs, furent près de 76 000 : à peine 2 300 survécurent aux camps d'extermination. Mais dans ces mois qui suivirent la Libération, on se refusait, y compris dans les associations juives, à faire une différence.

Les uns et les autres arrivaient tout aussi maigres avec en main un paquet dans lequel ils avaient mis des bouts de sucre, un coupon de tissu, un gobelet, un morceau de couverture... «Dans les camps, on ne pouvait rien avoir à soi, alors nous nous rattrapions en récupérant des trucs de toute sorte que nous arrivions à peine à porter tant nous étions faibles», raconte Charles Palant. «Un chiffon en usufruit qu'enfin nul ne pouvait nous contester», ironise Joseph Bialot.

«C'était une grande pagaille»

Ils pénètrent sous les dorures du grand hall de l'hôtel, puis direction la désinfection. Ensuite commencent les formalités d'enregistrement qui leur donneront des papiers provisoires après interrogatoire. «C'était une grande pagaille. On voyait de vrais déportés dénonçant du doigt des faux déportés qui s'étaient infiltrés dans leurs rangs afin de se refaire une

virginité», a raconté au Magazine littéraire Bertrand Poirot-Delpech, alors lycéen de philo à Louis-le-Grand et boy-scout qui, comme tant d'autres dont Michel Rocard, se porta volontaire pour aider les rescapés. Les interrogatoires de la police militaire sont méticuleux. «Un pyjama rayé, c'était facile à trouver. On craignait l'infiltration d'ex-collabos ou même de SS dans cette masse de rapatriés sans papiers, raconte André Lafargue, rapidement identifié grâce à son réseau de résistance. Ebensee était un petit camp que personne ne connaissait, mais j'étais heureusement passé par Buchenwald et Mathausen. J'ai décrit l'entrée, les camarades avec qui j'étais.» Pour les juifs, surtout les étrangers livrés à la machine de mort par la police de Vichy, le moment est plus dur. «C'était des questions de flic, et on se méfiait», reconnaît Charles Palant. Chaque histoire est une tragédie. Chaque survie un hasard ou un miracle. Chaque libération une épopée différente.

Au Lutetia, ils ont reçu une carte de rapatriement. Ils ont mangé, parfois pris une veste ou un pantalon. Des chambres sont à leur disposition, mais la plupart préfèrent ressortir aussitôt.

«Téléphoner, l'idée était impensable»

C'est maintenant le moment le plus difficile, celui de la recherche des proches, le vrai retour tant attendu et tellement craint, en premier lieu pour les juifs. «Un prisonnier libéré téléphone tout naturellement chez lui, mais pour nous l'idée était impensable, probablement parce que, nous, tout le monde était mort», écrit la psychanalyste Anne-Lise Stern, arrivée à Lyon en juin 1945. C'est une amie qui téléphona pour elle. Ses parents avaient survécu. Joseph Bialot avait envoyé un télégramme dès son débarquement à Marseille, annonçant qu'il arriverait gare de Lyon : «Mon père était venu, mais il ne m'a pas vu ou pas reconnu.» Le ventre noué, il a quand même décidé de rentrer chez lui. Léopold Rabinovitch, lui, s'est précipité au centre d'accueil du XXe arrondissement pour retrouver des camarades : là, il a vu son nom et celui de son frère sur la liste des probables fusillés.

Beaucoup trouvent l'appartement occupé ou pillé. Parfois, la concierge les accueille comme s'il ne s'était rien passé. «Elle m'a donné les clefs et même du courrier, l'appartement était vide avec la table encore mise, comme au moment de l'arrestation, et je n'ai pas supporté», a raconté dans un documentaire Marcel Bercau, ancien d'Auschwitz et seul rescapé de sa famille. Pendant des mois, il a attendu en vain le retour des siens, laissant toujours la lumière allumée ou les fenêtres ouvertes s'il sortait, afin de leur montrer que quelqu'un était là. Dans l'appartement, Charles Palant a trouvé son frère Jean et sa belle-soeur. A la joie des retrouvailles se mêlait l'angoisse de l'insoutenable vérité qu'il portait en lui.

Lors de la première «sélection» à son arrivée à Auschwitz-Birkenau, il a vu sa mère partir avec les autres femmes, les enfants, les vieux et tous ceux destinés à la chambre à gaz. «Sur le coup, je n'ai pas compris que cela signifiait une mort immédiate, et quand, au camp, j'ai appris le sort de ceux qui n'étaient pas là, je n'avais d'autre choix que de tenir et de renvoyer à plus tard le deuil.» A Auschwitz, il avait aussi vu mourir le frère de sa belle-soeur. «Comment lui expliquer que moi, freluquet, je suis vivant et que ce solide gaillard, lui, est mort ? Comment sauter au cou de mon frère en lui disant qu'ils ont été tous assassinés ?», explique le survivant, convaincu encore aujourd'hui qu'il valait mieux que son frère et sa belle-soeur «se fassent peu à peu d'eux-mêmes à cette idée en voyant que les retours étaient de moins en moins nombreux». Pendant des semaines, Charles Palant a ainsi continué à se rendre au Lutetia pour pouvoir dire à sa belle-soeur qu'il allait «voir s'il y avait des nouvelles».

«Ceux qui ont vu la Gorgone...»

A chaque fois, il y retrouvait les mêmes scènes, les visages anxieux à la recherche désespérée d'un indice : «Je n'osais leur dire ce qu'était réellement Auschwitz.» Les rescapés ont commencé à reprendre du poids et leurs cheveux à repousser mais sont restés reconnaissables entre tous. Parfois s'exprime à leur égard un petit geste de solidarité, un poinçonneur qui refuse le ticket de transport, un fleuriste qui fait cadeau du bouquet. Souvent fusent les questions qui déclenchent l'angoisse de l'impossible réponse. La peur de ne pas être cru par ceux qui n'ont pas vécu l'horreur des camps comme la crainte de faire plonger dans l'horreur ceux qui sont impliqués au travers de leurs proches. «Ma femme s'est ainsi toujours refusée à savoir exactement quand et comment mourut sa mère, à devoir l'imaginer se déshabillant puis courant nue sous les coups jusqu'à la chambre à gaz», dit Léopold Rabinovitch. La différence est grande, souligne-t-il, entre les «politiques» et les «raciaux», entre ceux déportés pour avoir résisté et couru des risques assumés et ceux uniquement coupables d'être nés. «Pour moi, abonde André Lafargue, la déportation a signifié la fin des interrogatoires et la possibilité, en retrouvant des camarades, de continuer la lutte au camp.» Son matricule 53 858 lui vient encore aux lèvres en allemand, automatiquement. Pour les survivants d'Auschwitz, le principal des camps d'extermination, ce numéro est tatoué indélébilement dans leur chair et dans leur âme. «Il m'a fallu plus de vingt-cinq ans et une psychanalyse pour réussir à sortir du camp», souligne Joseph Bialot. Beaucoup y restent enfermés à jamais.

«Nous, les survivants, nous sommes une minorité exiguë mais anormale : nous sommes ceux qui, grâce à la

prévarication, à l'habileté ou à la chance, n'ont pas touché le fond. Ceux qui l'ont fait, ceux qui ont vu la Gorgone, ne sont pas revenus pour raconter», écrivait Primo Levi dans les Naufragés et les rescapés, quarante ans après Auschwitz.

En 1987, il se jetait dans la cage d'escalier de son domicile turinois.

Sylvie Lindeperg, maître de conférences à l'université Paris-III et historienne des images, analyse la représentation de la Shoah:

«L'assassinat dans la chambre à gaz, hors champ terrible»

vendredi 21 janvier 2005 (Liberation - 06:00) Par Annette LEVY-WILLARD

Sylvie Lindeperg, maître de conférences à l'université Paris III-Sorbonne nouvelle, historienne des images de la dernière guerre mondiale est, entre autres, l'auteur des Ecrans de l'ombre, 1945-1969, la Seconde Guerre mondiale dans le cinéma français et de Clio de 5 à 7, les actualités filmées de la Libération : archives du futur (1). Elle a visionné la grande série Auschwitz, la solution finale, produite par la BBC avec l'historien Ian Kershaw, qui sera diffusée en France par TF1 (version courte) et la chaîne Histoire (version longue) à l'occasion du soixantième anniversaire de la libération du camp.

«Auschwitz, la solution finale» utilise des images d'archives, des images tournées aujourd'hui, des acteurs, des témoins encore vivants, et reconstitue les camps en images de synthèse. Qu'en pensez-vous ?

Cette série met à la disposition des téléspectateurs un solide savoir historique et il faut également rendre hommage au travail de recherche iconographique. Mais les perpétuels mouvements de zoom, de panoramique sur les photographies, la vitesse du montage qui ne laisse jamais un plan exister, le passage incessant d'une catégorie d'image à une autre écrasent les perspectives temporelles et saturent la vision du spectateur. Comme si on avait peur que le téléspectateur s'ennuie, on zappe à sa place... Le tournage au temps présent sur le site des camps n'a rien à voir avec celui de Shoah. Prenant acte de la destruction des traces, Lanzmann construisait son film à partir de ce vide, de cette disparition. Dans le téléfilm, il s'agit au contraire de combler ce vide par l'emploi des techniques numériques qui permettent de reconstituer les chambres à gaz. Sans condamner systématiquement l'usage de l'image virtuelle, il est troublant de se déplacer à l'intérieur de la chambre à gaz comme on pourrait le faire dans un jeu vidéo, troublant également que la porte se referme, laissant le spectateur à l'intérieur du lieu de mise à mort avec pour seul point de lumière cet oeilleton qu'on voyait toujours de l'extérieur depuis le feuilleton Holocauste... Ce film est fait par des gens qui ont conscience des polémiques sur ces questions-là, ils s'arrêtent, dans leur travail de reconstitution fictionnelle, à un certain seuil : ne pas représenter les victimes, ne pas montrer les cadavres.

L'extermination des juifs et des Tziganes - le moment de la mise à mort - est un événement sans traces. A partir de quelles images s'est construite la mémoire ?

Le meurtre de masse dans les centres de mise à mort est un événement sans images, voulu comme tel par les nazis. On dispose toutefois de quelques photographies prises à la périphérie de l'extermination. En particulier l'Album d'Auschwitz, mais les photos de ce reportage (2) ne montrent pas leur terrible hors-champ qui est celui de l'assassinat dans la chambre à gaz toute proche. Il y a aussi les quatre photos prises clandestinement par un membre du Sonderkommando de Birkenau qui sont au plus près du coeur de l'événement puisqu'elles montrent un «avant» - des femmes conduites vers la chambre à gaz - et un «après» - la crémation des corps.

Les armées qui libèrent les camps tournent-elles également des films ?

Dans certains centres de mise à mort, il n'y a plus aucune trace de l'extermination. A Belzec, Treblinka, Sobibor, on a démantelé les installations, déterré les cadavres, broyé les os et reboisé les sites. Lorsque les Soviétiques arrivent à Auschwitz, le 27 janvier, il n'y a plus grand-chose à voir et à filmer. La grande majorité des déportés a été jetée sur les routes, les installations de mise à mort ont été détruites à Birkenau. Il reste certes des survivants, des cadavres, des charniers mais plus rien des victimes gazées en masse dont les corps ont été réduits en cendres.

Les quatre opérateurs soviétiques qui arrivent sur les lieux en janvier filment quelques plans de cadavres dans la neige ou encore des vues du camp prises depuis les miradors mais ils ne peuvent pas immédiatement tourner dans les blocks faute de lumière.

Plusieurs générations d'images seront enregistrées dans les semaines et les mois qui suivront, images de plus en plus composées au fur et à mesure que le temps passe. En février-mars, un reportage suit la visite de la commission d'enquête soviétique et montre notamment, en une série de gros plans accusateurs, les noms des firmes allemandes impliquées dans la construction des

installations. Les Soviétiques décident enfin de recourir à la fiction pour reconstituer leur arrivée à Auschwitz. Ils recomposent ainsi l'événement pour pouvoir l'intégrer dans la geste héroïque de l'armée Rouge. Ces images rejouées montrent des soldats victorieux acclamés par les déportés, des images qui avaient peut-être pour vocation de faire écho à la médiatisation de la libération des camps de l'Ouest par les Anglo-Saxons.

Les images filmées par les armées alliées, plutôt que celles des Soviétiques, vont finir par représenter la mémoire des camps de la mort. Pourquoi ?

Au printemps 1945, quand les Anglo-Américains entrent dans les camps, ils découvrent des scènes terrifiantes. C'est notamment le cas à Bergen-Belsen qui est un immense mouroir où des déportés faméliques décèdent encore en grand nombre après l'arrivée des troupes anglaises. Les images tournées dans ce camp de Belsen par l'équipe du Britannique Sydney Bernstein, et

particulièrement les séquences des bulldozers poussant des monceaux de cadavres vers les fosses, sont d'une telle puissance qu'elles s'imposeront plus tard. Bernstein réfléchit aux consignes qu'il va donner à ses opérateurs. Il reçoit l'aide d'Alfred

Hitchcock qui va le conseiller pour le futur montage du film, très soucieux, comme Bernstein, que ces images ne puissent pas être niées. Il propose donc de tourner et de monter des plans les plus longs possibles.

Les spectateurs français découvrent, au printemps 1945, ces images d'une intensité absolue dans les actualités, les Camps de la mort, séquences camp par camp. C'est un choc absolu. Ces séquences qui ont hanté les spectateurs en 1945 seront exhumées, dix ans plus tard, et pour de nouvelles générations, par le film d'Alain Resnais Nuit et brouillard. Et dans les années 70 et 80, dans un contexte historiographique et mémoriel très différent qui fait désormais toute sa place à l'évocation de la solution finale, ces images du camp de Bergen-Belsen sont de nouveau convoquées, mais pour devenir cette fois, et de manière inappropriée, des images symboles de l'extermination des juifs. Dans l'imaginaire collectif, elles se substituent alors fréquemment aux images absentes - celles du meurtre de femmes, d'enfants, de vieillards conduits directement à la chambre à gaz dès leur descente des convois.

(1) Tous deux aux éditions du CNRS.

(2) Prises lors de l'arrivée d'un convoi de juifs hongrois à Auschwitz-Birkenau en 1944. On ne connaît pas l'auteur de ce reportage.

Commémoration. Des images pour comprendre

Sélection de programmes télé dans l'avalanche des émissions consacrées à la solution finale.

vendredi 21 janvier 2005 (Liberation - 06:00) Par Samuel DOUHAIRE

«Ni fiction, ni documentaire, Shoah réussit cette re-création du passé avec une étonnante économie de moyens : des lieux, des voix, des visages, écrivait Simone de Beauvoir en 1985. Le grand art de Claude Lanzmann est de faire parler les lieux, de les ressusciter à travers les voix, et, par-delà les mots, d'exprimer l'indicible par des visages.» La diffusion pour la première fois en prime time et en intégralité (9 h 30) du chef-d'oeuvre de Lanzmann constitue le rendez-vous phare de l'abondante programmation dédiée, toutes chaînes confondues, au 60e anniversaire de la libération d'Auschwitz. Shoah fut un tel choc esthétique et émotionnel lors de sa sortie qu'il constitue, depuis, un monument incontournable, presque écrasant, à l'aune duquel tous les films, documentaires ou fictions, consacrés à l'extermination des juifs d'Europe par les nazis sont nécessairement jugés.

Après Shoah, on pensait ne plus jamais voir une reconstitution fictionnelle des camps de la mort comme Holocauste, la série télé américaine et caricaturale qui, lors de sa première diffusion française en 1979, fut pourtant citée en modèle «pédagogique» par le ministre de l'Education nationale... Steven Spielberg a levé ce tabou de la représentation en 1993 avec la Liste de Schindler, une superproduction où les SS martyrisant les déportés sont filmés avec le même sens du spectaculaire que le requin pourchassant les baigneuses dans les Dents de la mer.

C'est sur ce credo de l'efficacité dramatique que repose Auschwitz, la solution finale, une série documentaire ambitieuse de la BBC (raccourcie de moitié par TF1) qui surfe sur la vague actuelle du «docu-fiction». Où un fond rigoureux - une masse d'informations souvent inédites - est pollué par une forme discutable : le mélange constant de films d'époque, de témoignages contemporains et... de scènes jouées par des comédiens avec, pour faire moderne, des reconstitutions des chambres à gaz en images de synthèse. Des gadgets high-tech qui gêneront sans doute moins les spectateurs les plus jeunes, à qui ce programme très didactique est également destiné.

Dans Shoah, Claude Lanzmann avait également refusé d'utiliser la moindre image d'archives - «Elles pétrifient la pensée et tuent toute puissance d'évocation», expliquera-t-il après coup. L'argument peut se discuter quand ces images sont commentées par leur propre auteur, soixante ans après. Ainsi, dans Falkenau, Samuel Fuller témoigne, les scènes terribles tournées dans un camp de concentration par le futur cinéaste, alors simple fantassin américain, se révèlent-elles beaucoup plus qu'un témoignage de premier ordre sur la libération des camps (on y voit les GI obliger par représailles les habitants de Falkenau à habiller les cadavres des déportés). Elles permettent également de mieux comprendre le choc ressenti lors de la découverte du crime nazi. Fuller n'a pu l'exorciser que trente-cinq ans plus tard dans Au-delà de la gloire.

La limite des archives audiovisuelles, pointée par Claude Lanzmann, est en revanche flagrante dans Auschwitz, le monde savait-il ? : les images d'époque, pour la plupart déjà vues et revues, deviennent presque des clichés dans ce film paresseux sur la responsabilité des Alliés. Et quand les documentaristes refusent la facilité de l'image du passé pour faire confiance à la seule force de la parole au présent, le résultat est souvent remarquable. Et poignant.

Dans Le temps n'efface rien, Thomas Gilou suit le voyage à Auschwitz de retraités français, tous enfants de déportés originaires de Pologne. Comme dans son reportage sur les enfants juifs cachés (Paroles d'étoiles, tourné en 2002 pour Envoyé spécial), Gilou tombe parfois dans le sentimentalisme (chanson de Barbara en leitmotiv sonore, séquences au ralenti), mais touche juste dans sa description du mal-être des survivants. Et provoque un gros malaise lorsqu'il enregistre la présence d'un antisémitisme plus que latent dans la Pologne de 2004... Il faudra raconter revient plus en profondeur sur la question de la mémoire du génocide juif, et de sa transmission «écrasante» pour les descendants.

Daniel et Pascal Cling, auteurs du magnifique Héritages en 1997, ont suivi quatre rescapés des camps (dont leur père) qui témoignent dans les lycées «pour ceux qui ne sont pas revenus». Comme dans Shoah, la parole y revêt autant d'importance que les visages : ceux des adolescents de 2004, où se lit la sidération, l'émotion et la colère à l'écoute des exactions nazies...

L'austérité de la mise en scène fait également la qualité de C'est en hiver que les jours rallongent, d'après le livre homonyme de Joseph Bialot. François Chayé filme, devant un fond noir uniforme, le témoignage de l'écrivain - déporté à Auschwitz en août 1944 - et la lecture de ses textes par le comédien Jacques Bonnaffé. Deux manières, l'une directe avec ses hésitations (et un «Je ne trouve pas les mots» plus évocateur qu'un long récit), l'autre plus littéraire, de raconter Auschwitz. Mais un même discours, qui souligne l'atroce impression d'être devenu «un objet». Les images d'archives «génériques» (un baraquement, un train, des barbelés...) qui ponctuent le film sont, ici, judicieusement utilisées. Elles paraissent presque irréelles, comme pour donner raison aux paroles de Joseph Bialot : «Auschwitz, c'est une chose impossible mais qui a eu lieu : une invraisemblable vérité»...