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Croix-Rouge qui fit une visite officielle à Auschwitz et à Theresienstadt) peut s'aveugler sur la nature de la réalité qu'il est en train de voir et comment, en définitive, la vision est davantage affaire de sensibilité que de lumière.

Archeologia, film exceptionnel et méconnu, constitue la révélation de cette programmation.

Commandité par le Studio du film de vulgarisation scientifique de Lodz, ce film de quinze minutes, réalisé en 1967 par Andrzej Brzozowski, montre, tout simplement, des archéologues en train de fouiller sur le site du camp. Dénué de tout dialogue, la mise en scène commence par montrer ces hommes au travail, délimitant le terrain puis procédant, à l'aide de pelles, à des fouilles superficielles qui ne leur permettent pas moins d'exhumer les objets les plus hétéroclites, telles des pièces de monnaie, des cuillères ou des dents humaines.

Déconcertantes parce que filmées en plan serré de telle sorte qu'on ignore où l'on se trouve, ces séquences prennent leur poids d'effroi à la fin du film, dès lors que la caméra élargit le champ en panorama sur l'enceinte du camp. Cette inscription du camp comme lieu qui détient encore la mémoire chaude du crime, associée à un effet dramaturgique d'autant plus puissant qu'il ne fut sans doute pas pensé comme tel, contribuent au caractère exceptionnel de ce film.

Jacques Mandelbaum

Bibliothèque nationale de France, site François-Mitterrand, hall Est, quai François-Mauriac, Paris-13e. Tél : 01-53-79-49-49. Du 14 au 20 janvier.

La Passagère, d’Andrzej Munk (fiction, 1963)

La Dernière étape, de Wanda Jakubowska (fiction, 1048)

Auschwitz, l’album de la mémoire, d’Alain Jaubert (documentaire, 1984) Archeologia, d’Andrzej Brzozowski (documentaire, 1967

Voyages, d’Emmanuel Finkiel (fiction, 1999)

Récits d’Auschwitz, de Caroline Roulet, conçu par Annette Wieviorka (documentaire, 2002) Un vivant qui passe, de Claude Lanzmann (documentaire, 1979-1997)

Premier convoi, de Pierre Oscar Lévi (documentaire, 1992)

Images du monde et inscriptions de la guerre, de Harun Farocki (documentaire, 1988) La petite prairie aux bouleaux, de Marcelline Loridan-Ivens (fiction, 2003)

L'Express du 12/04/2001

Le pogrom «oublié»

par Marc Epstein

En 1941, dans le village de Jedwabne, 1 600 juifs furent sauvagement assassinés par leurs voisins.

Aujourd'hui, les langues se délient

Ce jour-là, le 10 juillet 1941, il règne une chaleur suffocante. Sous un soleil de plomb, moins de deux semaines après l'invasion nazie du nord-est de la Pologne, les habitants du village de Jedwabne

massacrent sous les yeux des soldats allemands environ 1 600 de leurs voisins juifs. Joseph Lewin est l'un des premiers à mourir, lapidé. Il avait 16 ans. Puis d'autres juifs sont tués à coups de massue. Deux

forgerons sont noyés. Certains malheureux sont poignardés et laissés pour morts, le long des rues.

D'autres ont la langue coupée et les yeux crevés (l'un des attaquants se vantera d'avoir tranché 18 gorges).

Des bébés sont arrachés aux bras de leurs mères et piétinés à mort. Un groupe de jeunes décapite Gitele Nadolnik, la jeune melamed (prof d'hébreu); ils donnent des coups de pied dans sa tête sanguinolente, comme dans un ballon de football. Le soir, tandis que le soleil s'approche de l'horizon, les Polonais placent un drapeau rouge dans les mains du rabbin, un papy de 90 ans. Couverts de sang, titubant de soif, les derniers juifs sont rassemblés sur la place du marché, devant l'église, et obligés de marcher en colonne par rangées de quatre, derrière le rabbin, en chantant: Nous, les juifs, sommes responsables de la guerre.

Ils sont poussés dans une grange, à deux pas du cimetière juif, où, quelques heures plus tôt, ils ont creusé leur propre fosse commune. Les Polonais arrosent d'essence la grange, puis ils mettent le feu. A toutes les portes, des guetteurs veillent, une hache à la main, afin que personne ne s'échappe. Comme des cris inhumains se font entendre, des musiciens du village entament une marche joyeuse pour couvrir les appels à l'aide. Mais, à quelques kilomètres de là, des paysans aperçoivent la colonne de fumée noire. Ils discernent des cris, aussi, «plus atroces que tout ce que j'avais entendu auparavant», confiera plus tard l'un d'eux. Courant à travers champs, 7 juifs survivront au pogrom. A la nuit tombée, des Polonais

découvrent des petits enfants juifs qui avaient échappé à la rafle. Les gamins sont transpercés à coups de fourche puis jetés dans le brasier.

Durant plusieurs jours, l'air restera chargé d'une odeur de chair brûlée.

Voilà, en quelques lignes, le récit des événements. Les faits, les chiffres, les témoignages figurent dans le livre de Jan Tomasz Gross, Neighbours. Destruction of the Jewish Community in Jedwabne (1). Historien et sociologue d'origine juive polonaise, spécialiste de la Seconde Guerre mondiale, l'auteur est installé aux Etats-Unis depuis 1968 et professeur à l'université de New York.

Comment un massacre d'une telle ampleur et d'une telle portée historique a-t-il pu rester occulté pendant si longtemps? Car l'histoire était connue... Dès 1945, Shmuel Wasserstein, l'un des survivants, raconte les événements en détail. Son témoignage est recueilli et déposé dans les archives de l'Institut historique juif, à Varsovie. En 1949, puis en 1953, les autorités (communistes) font inculper une vingtaine de villageois.

Lors des procès, juifs et non-juifs se succèdent à la barre des témoins. Tous accusent leurs compatriotes, habitants de Jedwabne; les Allemands, quant à eux, se seraient contentés de filmer le pogrom. Parmi les accusés, un homme est condamné à mort, tandis que les autres écopent de simples peines de prison.

Tous seront libérés, même le condamné à mort, et le tribunal, niant l'évidence, désigne les nazis comme les principaux responsables du massacre des juifs. Une pierre commémorative est alors érigée à

Jedwabne, qui perpétue ce mensonge jusqu'à nos jours. Le gouvernement de Varsovie a demandé qu'elle soit ôtée il y a seulement quelques semaines.

En décembre 1966, un chercheur de l'Institut historique juif publie une étude sur les nombreuses tueries antijuives dans la région de Jedwabne, en 1941-1942. Par endroits, il fait allusion à l' «aide» fournie aux Allemands par la «population locale». En 1980, enfin, un livre-mémorial publié outre-Atlantique rassemble les souvenirs d'anciens juifs du village. «Malgré cet ensemble de documents et de témoignages directs, le massacre de Jedwabne n'est jamais entré dans l'ensemble des “grands événements connus” de la

période», soupire Jan Tomasz Gross. Comment cela a-t-il été possible? «Il m'est très difficile de vous expliquer comment cet oubli collectif a pu se produire. Moi-même, je me souviens d'avoir lu un témoignage sur ce sujet il y a plusieurs années. Mais le récit me semblait tellement incroyable, au sens propre, que je ne l'avais pas pris au sérieux. Je me suis dit: “Cet homme parle en 1945; il est traumatisé par ce qu'il a vécu et il divague. Il ne sait plus de quoi il parle.” Le déclic s'est produit il y a trois ans environ, quand j'ai

vu par hasard des extraits d'un documentaire télévisuel en cours de réalisation. A l'écran, une femme expliquait: “Ils ont volé à mon père les clefs de sa grange. Que pouvait-il faire? ” Alors, soudain, j'ai compris que je devais aller sur place enquêter, retrouver les documents.»

Le maire actuel de Jedwabne, Stanislaw Maichalowski, 48 ans, a entendu parler de l'histoire pour la première fois quand il avait 8 ans, mais il n'y a jamais vraiment réfléchi. Et puis il a lu le livre de Gross.

«Comprendre ce qui s'est passé ici, confie-t-il, c'est écrasant.» Ses administrés ne sont pas tous du même avis. L'édile reçoit lettres et coups de téléphone anonymes. Beaucoup d'habitants - et le curé du village - lui reprochent de parler aux journalistes. Le silence reste la règle, comme l'a constaté Anna Bikont, reporter au quotidien Gazeta Wyborcza: «J'ai rencontré plusieurs vieux Polonais qui m'ont expliqué comment, à l'époque, ils avaient protégé des juifs. Certains gardent des lettres de remerciements de familles rescapées; d'autres sont médaillés de tel ou tel centre israélien. Mais la plupart me demandent de taire leur nom. Ils craignent des ennuis avec leur entourage.»

Le livre de Gross est paru en Pologne au printemps 2000. Avec une honnêteté rare, l'historien a voulu qu'une année s'écoule entre la sortie de son ouvrage en Pologne et sa publication en Europe et aux Etats-Unis. «Je tenais à laisser du temps aux Polonais, explique Gross, afin qu'ils puissent en discuter entre eux.

Qu'ils abordent enfin cette page noire - et ce n'est pas la seule - de leur histoire nationale.» Las! à

l'exception de deux enquêtes parues dans le quotidien Rzeczpospolita, qui confirment les conclusions de l'ouvrage, aucun journal n'aborde le sujet. Depuis la fin de l'année dernière, en revanche, à l'approche de la publication du livre aux Etats-Unis, le débat ne cesse de prendre de l'importance. Toute information liée à Jedwabne fait la Une du journal télévisé. Contradictoires et ambiguës, les moindres déclarations de l'Eglise catholique sur le sujet sont analysées à la virgule près. A la faveur de ce débat, évidemment passionnel, le vrai procès de Jedwabne commence enfin. Les étrangers dénoncent sa lenteur, mais les Polonais eux-mêmes sont surpris de la rapidité avec laquelle certains tabous s'effondrent... L'un après l'autre, des épisodes peu glorieux de l'histoire nationale sont abordés dans les journaux.

Débarrassée du régime communiste et de son historiographie officielle et plus critique, aussi, envers l'Eglise, autrefois toute-puissante, la Pologne, longtemps perçue par ses habitants comme un vénérable

«Christ parmi les nations», apprend à se regarder dans les yeux, quitte, parfois, à se faire peur. Ce courage-là est nouveau. Et c'est bien.

(1) Publié ces jours-ci en Grande-Bretagne et aux Etats-Unis (indisponible en français).

Des témoignages supplémentaires figurent dans un documentaire d'Agnieszka Arnold diffusé les 3 et 4 avril

à la télévision polonaise.