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LE MONDE | 17.01.05

Dans son récit La Trêve, Primo Levi évoque ainsi l'entrée de l'armée rouge à Auschwitz, le 27 janvier 1945 : "La première patrouille russe arriva en vue du camp vers midi (...). Ils ne nous saluaient pas, ne nous souriaient pas ; à leur pitié semblait s'ajouter un sentiment confus de gêne qui les oppressait, les rendait muets et enchaînait leurs regards à ce spectacle funèbre." Sur le moment, la rencontre entre les soldats et les internés ne fut pas filmée. A la suite des destructions provoquées par les nazis avant leur départ, l'électricité avait été coupée, et c'est donc dans l'obscurité que les premiers regards furent échangés dans les baraques. Dès que les conditions le permirent, l'équipe d'opérateurs du studio central de l'armée rouge pénétra à l'intérieur du camp. Leur commandant raconte de manière poignante comment, n'étant pas préparés à ce choc, ils se trouvèrent devant quelque 7 000 détenus, pour la plupart sans réaction, ne manifestant guère ce que les Soviétiques attendaient d'eux : la conscience - à défaut de la joie - d'être libérés.

Quelques mois plus tard, le 26 avril 1945, un sujet d'actualité composé des images de Majdanek et d'Auschwitz fut présenté à New York, sous le titre Atrocités nazies. Du fait de son origine soviétique, ce reportage provoqua la méfiance des Américains. Celle-ci fut renforcée par le scepticisme général qui prévalait alors à l'égard des témoignages sur les camps de concentration et d'extermination.

Cette incrédulité provenait d'abord des difficultés à mesurer la gravité et la magnitude des exactions commises contre les juifs d'Europe. En septembre 1933, un projet de film "antihitlérien", annoncé à Hollywood, devait avoir pour thème "les persécutions subies par les juifs depuis l'arrivée d'Hitler au pouvoir". Il ne fut guère encouragé par le responsable de l'application du code de contrôle des films, Will Hays, et resta sans suite.

En 1938, la Nuit de cristal parut terrifiante, mais sa violence fut jugée à l'aune d'une "barbarie"

qu'on pensait révolue. Le consul américain en poste à Stuttgart, Samuel W. Honaker, dans une note envoyée le 12 novembre à l'ambassadeur des Etats-unis à Berlin, estima d'ailleurs indispensable la présence de témoins dignes de foi pour en certifier la réalité.

L'emploi du mot "atrocités" pour qualifier les crimes commis par les nazis renvoyait au souvenir de la première guerre mondiale, où mythe, propagande et crimes de guerre avaient été mêlés au point de semer la confusion. Dans la période de l'entre-deux-guerres, marquée par l'opinion pacifiste, Les "atrocités allemandes, rappelle l'historien Alan Kramer, furent considérées, au moins dans le monde anglo-saxon, comme l'exemple même des falsifications propres à la propagande guerrière".

Les nazis entretinrent le souvenir de cette confusion en allant jusqu'à faire croire à l'existence de camps dits "modèles", comme celui de Theresienstadt. Le futur organisateur du Tribunal militaire international de Nuremberg, Robert H. Jackson, reconnaîtra lui-même qu'il avait figuré parmi ceux "qui ont entendu la plupart des histoires d'atrocités pendant la guerre avec doute et scepticisme".

Il fallut que les Américains découvrent les images tournées par leurs propres opérateurs pour qu'ils portent crédit à celles diffusées par les Soviétiques d'Artkino. Or la projection du film soviétique était intervenue le lendemain de l'envoi par le département américain de la guerre d'une directive aux responsables du Signal Corps, leur enjoignant d'assurer "une couverture immédiate et complète, par le film et l'image fixe, des atrocités, des prisonniers de guerre ennemis, des camps de concentration et des personnes s'y trouvant au moment de leur libération".

Dès le 1er mai, un montage court d'images tournées dans les camps libérés entre le 5 et le 12 avril 1945 - Ohrdruf, Nordhausen, Buchen-wald et Hadamar (un "asile" où, entre autres, furent tués plus de 10 000 Allemands considérés comme malades mentaux) - fut inséré dans les journaux filmés des Fox Movietone News et des Universal News. La Fox les fit précéder de l'avertissement suivant : "Ces scènes d'horreur constituent une mise en accusation redoutable de la bestialité nazie. Pour tout être civilisé, une telle cruauté inhumaine est incroyable. Nous vous montrons ces films comme une preuve documentaire et vous demandons de ne pas regarder l'écran si vous êtes sensible aux vues horribles." Pour le commentateur d'Universal, Ed Herlihy, il s'agissait plutôt d'être incitatif : "Ne vous dérobez pas. Regardez !"

Cependant, le directeur de la plus grande salle de cinéma new-yorkaise, le Radio City Hall, ne l'entendit pas ainsi et supprima le document de son programme : pour lui, il ne fallait pas prendre le risque de "choquer et de rendre malades les personnes "impression-nables" parmi le public", étant entendu que la salle était fréquentée dans sa majorité par des femmes et des enfants et qu'il se sentait tenu de les protéger de la vision de ces films.

Dans un article publié le lendemain, le New York Timesrapporte le silence observé par le public, mais aussi quelques murmures d'indignation devant les plans d'empilement des cadavres et l'état de morts vivants de ceux qui avaient survécu. Pour le général Eisenhower, il fallait "que le public voie ces images". En effet, ce dernier, à la suite de la visite qu'il avait effectuée dans les camps en avril 1945, avait pris un certain nombre d'initiatives pour que le Congrès américain et la presse viennent sur place rendre compte de la situation des déportés : "Les preuves visuelles et les témoignages verbaux faisant état d'inanition, de cruauté et de bestialité étaient si éprouvants que j'en ai eu des haut-le-cœur (...). J'ai délibérément tenu à faire cette visite afin de pouvoir apporter un témoignage de première main au cas où, à l'avenir, se dessinerait une tendance à qualifier ces allégations de propagande."

Dans ces premières images des camps se croisaient plusieurs regards : ceux des déportés

"libérés", de leurs libérateurs, des reporters-témoins, mais aussi ceux, contraints, des tortionnaires sur leurs victimes ou des populations voisines conduites dans l'enceinte des camps pour en (re) connaître l'existence. Loin d'être univoque ou seulement frontal, l'œil de la caméra avait saisi des jeux complexes d'appréhension d'une réalité dont la garantie de vérité nécessitait la présence simultanée de la plupart des protagonistes. D'où l'intérêt du premier film de montage de soixante minutes réalisé par les Américains en juin 1945, connu sous le titre U.S. Signal Corps Atrocity Film. En trouvant le moyen de multiplier les exemples de modes d'exécution ou de torture employés, et en distinguant les spécificités, même mineures, des différents camps libérés, quelque chose de l'ordre de l'exhaustivité des techniques de crime était suggéré, à défaut de pouvoir être montré - les nazis s'étant employés à faire disparaître les traces des camps de la mort.

Il n'était pas question d'évoquer un phénomène de l'ampleur d'un génocide, encore moins de se poser la question de l'"irreprésentable", mais de se tenir au seuil de l'inhumanité éprouvée par les déportés, en montrant ce qui était donné à voir, et non ce qui, dans un temps déjà éloigné, avait été masqué aux regards. Cette vision des camps était en partie adaptée à une opinion publique dont on sait qu'elle fut peu ou pas informée, entre 1941 et 1945, de leur existence, tout en profitant d'un savoir-faire issu des techniques de récit et de la formidable capacité d'enregistrement et de reconstruction du réel de l'outil cinématographique.

C'est à partir de ce premier moyen métrage que le procureur Jackson commanda un film qui aurait valeur de preuve lors du procès intenté à Nuremberg contre les principaux criminels de guerre nazis : "Nous vous montrerons des films sur les camps de concentration tels que les armées alliées les ont trouvés à leur arrivée, et les mesures que le général Eisenhower dut prendre pour les nettoyer. Nos preuves sont répugnantes et vous direz que j'ai troublé votre sommeil. Mais ce sont des choses qui ont soulevé le cœur du monde entier et dressé tout être civilisé contre l'Allemagne nazie."

Christian Delage est historien à l'université Paris-VIII.

L'Express du 17/01/2005

Auschwitz. Les archives du crime

par Eric Conan

Il y a soixante ans, l'Armée rouge libérait le principal camp d'extermination nazi. Et le plus meurtrier:

environ 1 million de morts. Symbole, après guerre, du combat antifasciste, avant de devenir le lieu

emblématique de la mémoire juive, il a été longtemps négligé par les historiens. Comme en témoignent les documents que publie L'Express dans ces pages, leurs travaux apportent aujourd'hui un éclairage décisif sur l'entreprise de destruction humaine inédite édifiée par le régime hitlérien et sur ses tentatives pour la dissimuler

Lorsque, à la mi-janvier 1945, l'Armée rouge lance subitement une offensive sur la Vistule, la panique saisit les responsables du vaste complexe nazi d'Auschwitz-Birkenau, à l'ouest de Cracovie. L'évacuation générale des trois camps (Auschwitz, Birkenau, Monowitz) est improvisée: entre le 17 et le 21 janvier, 56 000 détenus «aptes» doivent quitter les lieux, à pied, dans la neige et la glace, pour une longue marche vers l'ouest au cours de laquelle plusieurs milliers de victimes tomberont de froid et d'épuisement, ou sous les balles de leurs gardiens en déroute, presque aussi effrayés qu'eux.

Le samedi 27 janvier, un petit détachement de la 60e armée soviétique tombe par hasard sur Auschwitz et y trouve 7 000 prisonniers, malades ou mourants, livrés à eux-mêmes. Venant du pays du goulag, ces soldats ne sont pas étonnés par les miradors ou les fils de fer barbelés, mais par des ruines de béton que leur montrent ces rescapés en précisant leur fonction. Des constructions inédites dans l'histoire de l'humanité; ensembles

monumentaux constitués de vastes chambres à gaz couplées avec des batteries de fours crématoires. Une machinerie conçue pour l'assassinat de masse. Plus loin, dans des baraques, ils découvriront d'immenses tas de lunettes, de prothèses, de chaussures. Et sept tonnes de cheveux, non encore expédiés dans les filatures allemandes.

Le nom d'Auschwitz, associé à l'image de ces rails venant des centres urbains de l'Europe et

s'interrompant brutalement derrière le porche de Birkenau, est devenu le symbole du caractère criminel du régime nazi. Auschwitz ne fut pourtant que l'un des six camps d'extermination du nouveau Reich. Mais la place qu'il occupe dans la mémoire tient à ses caractéristiques sans équivalent. Les cinq autres lieux principalement consacrés à la destruction immédiate d'humains (Treblinka, Chelmno, Majdanek, Sobibor, Belzec) ont laissé peu de témoins ou ont été détruits, alors que le vaste complexe d'Auschwitz, à la fois camp de concentration, camp de travail et lieu d'extermination, a laissé plus de témoins et de souvenirs. Il fut aussi le plus grand et le plus meurtrier.

Environ 1 million de personnes (90% de Juifs, mais aussi des Polonais, des soldats soviétiques et des Tsiganes) y ont été assassinées. Mais surtout Auschwitz fut techniquement conçu pour la «fabrication de cadavres», selon l'expression de Heidegger reprise par Hannah Arendt. Le processus de décision du judéocide a laissé ses empreintes matérielles dans les différentes étapes de la construction du site de Birkenau, créé de toutes pièces en 1941. Ces traces permettent une archéologie de l'extermination, une datation de cette entreprise secrète.

© DR

Des membres du Sonderkommando brûlent des corps à proximité d'une chambre à gaz. Photo prise clandestinement en août 1944 par la Résistance polonaise.

Des lieux où, en quelques dizaines de minutes, des hommes mettent à mort et réduisent en cendres d'autres

hommes qui ne leur ont rien fait et dont ils ignorent tout

C'est au printemps 1942 que le projet d'un abattoir d'humains prend le pas sur le chaos criminel dû aux massacres de Juifs sur le front russe et à la déportation vers l'est de toutes les populations juives des territoires occupés par le Reich, décidée lors de la conférence de Wannsee, en janvier 1942. Le judéocide se rationalise. Les victimes sont triées pour sélectionner celles qui échappent à la mort immédiate parce qu'elles peuvent servir un temps de force de travail. Et, pour leur confort, les bourreaux sont

progressivement dispensés du geste pénible de la mise à mort par une division du travail qui le fragmente et par le recours à un moyen homicide qui agit à distance et rapidement: le gaz cyanhydrique, choisi pour sa facilité d'usage après avoir été expérimenté fin 1941 sur des malades et des soldats soviétiques.

La première «sélection», à l'arrivée d'un convoi de Juifs slovaques, date du 4 juillet 1942. Les «aptes au travail» (hommes et femmes sans enfant) furent séparés des «inaptes» (enfants, femmes enceintes, vieillards), assassinés immédiatement. Quelques jours plus tard apparaît pour la première fois dans le langage bureaucratique nazi l'expression «traitement spécial». Pendant deux ans va se mettre en place une machinerie de meurtre de plus en plus rationnelle, jusqu'à l'installation de quatre véritables usines à tuer: des lieux où, en quelques dizaines de minutes, des hommes mettent à mort et réduisent en cendres d'autres hommes qui ne leur ont rien fait et dont ils ignorent tout.

Endroit unique, Birkenau a paradoxalement été longtemps négligé par les historiens, et sa lisibilité fut, pour de multiples raisons, brouillée par les évolutions de la mémoire d'après guerre. Car, lieu du judéocide, Auschwitz fut également celui du martyre de nombreux résistants polonais et de soldats de l'Armée rouge.

Et, du fait de sa localisation en zone soviétique, le symbole d'Auschwitz a longtemps été réduit au combat antifasciste, où l'identité juive des victimes était passée sous silence et leur nombre, surestimé. Jusqu'en 1990, une plaque officielle précisait: «Ici, de 1940 à 1945, 4 millions d'hommes, de femmes et d'enfants ont été torturés et assassinés par les meurtriers hitlériens.» Le 16 avril 1967, lors de l'inauguration du

monument «aux victimes du fascisme», les orateurs, parmi lesquels le Premier ministre polonais, n'ont pas prononcé une seule fois le mot «Juif» en trois heures de discours.

Cette approche incita les responsables polonais à privilégier Auschwitz I, camp de concentration et

d'exécution de 75 000 résistants et otages polonais, et à négliger Birkenau, lieu de l'extermination des Juifs d'Europe, où ne figura longtemps que l'hommage aux 15 000 soldats soviétiques qui y furent aussi gazés.

La majorité des visiteurs du musée d'Auschwitz ont ignoré Birkenau, avant qu'une association juive canadienne décide, en 1991, de financer un bus faisant gratuitement la navette entre Auschwitz I et Birkenau.

Le retard des historiens et l'offensive négationniste

A l'Ouest, les années suivant la Libération ne distinguaient pas les malheurs issus de la guerre. La

conscience de la particularité de l'extermination des juifs ne se développera qu'ultérieurement, à partir des années 1960-1970. Devenue omniprésente ensuite, elle n'en restera pas moins problématique, un courant important de la mémoire juive refusant alors toute approche rationnelle, «historiciste» du judéocide,

considéré comme un événement «indicible», «impensable». Claude Lanzmann, l'auteur du film Shoah, pourra ainsi affirmer, à l'effarement des historiens, que s'il trouvait des images sur les chambres à gaz, il les détruirait.

Le problème est précisément que le judéocide fut d'abord «indicible» pour les nazis eux-mêmes: ils firent tout pour le dissimuler. Il n'existe ni film ni photo représentant un gazage homicide et aucun discours officiel ne revendique explicitement cette entreprise criminelle. Toutes les opérations aboutissant à la disparition physique des victimes étaient camouflées derrière un langage de service («traitement spécial»,

«action spéciale», «évacuation», etc.) et, malgré la panique de l'évacuation, les 20, 21 et 22 janvier 1945, les SS dynamitèrent ce qu'il restait des chambres à gaz et brûlèrent les archives de la «section politique»

du camp.

L'offensive des négationnistes, exploitant à la fin des années 1970 les mensonges de la propagande communiste polonaise et les imprécisions ou erreurs de témoignages tardifs ou fantaisistes, révéla le retard de l'historiographie. Notamment sur les techniques de l'assassinat de masse, angle d'attaque

privilégié des négateurs, avec le chiffrage des victimes, longtemps exagéré par la propagande communiste.

En 1945, les Soviétiques annoncèrent 5 500 000 victimes. La Pologne communiste avançait 4 millions, chiffre cité dans Nuit et brouillard, d'Alain Resnais, et alors affiché sur le site d'Auschwitz. La première estimation sérieuse, de l'Américain Raul Hilberg, s'éleva à 1,2 million. Depuis, les travaux du Français

Le retard des historiens à propos du fonctionnement d'Auschwitz ne fut comblé que récemment. Serge Klarsfeld publia en 1989 les premiers travaux sur les chambres à gaz de Jean-Claude Pressac, ancien pharmacien militaire. L'effondrement du communisme permit à ce dernier d'aller ensuite plus loin: les deux tiers des archives de la construction de Birkenau (80 000 documents) avaient été emportées en 1945 par les Soviétiques et le KGB bloqua pendant cinquante ans leur consultation, y compris par les Polonais.

Grâce aux efforts de Serge Klarsfeld, d'Annie Kriegel et de Roland Dumas, alors ministre des Affaires étrangères, Jean-Claude Pressac, conseiller du musée de l'Holocauste, à Washington, et consultant du musée d'Auschwitz, fut le premier, en 1991, à pouvoir consulter ce chaînon manquant constitué des archives de la Direction des constructions (SS Bauleitung), chargée des travaux de génie civil et des relations avec les entreprises intervenant dans le camp. Dont la firme Topf & Söhne, d'Erfurt, qui équipa Auschwitz de crématoires surpuissants. Sous les auspices de l'historien François Bédarida, le CNRS publia en 1993 le travail décisif de Jean-Claude Pressac: Les Crématoires d'Auschwitz, la machinerie du meurtre de masse (CNRS Editions).

Car le problème principal de l'ingénierie criminelle nazie n'était pas le gazage, mais l'élimination physique des corps: le rythme de l'extermination dépendait de celui de la crémation. D'où la conception, par la Topf, de fours alimentés au coke et dont le tirage était amélioré par des souffleries d'air pulsé. Les crématoires II et III de Birkenau, livrés en juin 1943, constitueront le point d'aboutissement de cette technologie sur laquelle travaillèrent dans la hâte des dizaines d'ingénieurs: de véritables chaînes industrielles de la mort, constituées de vastes chambres à gaz reliées directement par monte-charges, d'une capacité de 1 500 kilos, à des ensembles de 15 fours de 3 foyers capables de faire disparaître plusieurs milliers de cadavres par jour. Des installations à circuit continu dans laquelle les victimes entraient à pied et sortaient en

cendres quelques heures après.

Les archives de Moscou fourmillaient de documents techniques trahissant la dissimulation officielle. Les plans des salles de gazage, présentées officiellement comme des «morgues» - donc supposées fraîches - indiquaient l'installation de système de réchauffement pour permettre la vaporisation rapide du Zyklon B (granulés de silice imprégnés d'acide cyanhydrique), vaporisation qui nécessite une température

supérieure à 27 dégrés. De même il était spécifié que les portes devaient être étanches aux gaz et équipées d'oeilletons de verre épais. Les souffleries, très particulières, étaient en bois, l'acide

cyanhydrique, gaz corrosif, détériorant les souffleries classiques, en métal. Etaient aussi répertoriés des détecteurs de gaz pour indiquer le moment où pouvaient entrer les détenus du Sonderkommando chargés de l'évacuation des corps. Furent même retrouvés les bordereaux de commande des fausses douches, dont l'installation était prescrite au plafond d'une chambre à gaz. Leurre destiné à «tranquilliser» les centaines de déportés qui devaient s'y déshabiller avant le gazage. Pour ses concepteurs, ce crime planifié et dissimulé n'était même pas avouable à ses victimes.

L'Express du 17/01/2005

Les témoins oubliés

par Eric Conan

Affectés aux Sonderkommandos, qui faisaient fonctionner les crématoires, quelque 2 000 déportés, presque tous disparus, ont été en prise directe avec la machinerie meurtrière d'Auschwitz. Les manuscrits que certains d'entre eux ont pu cacher à l'intérieur du camp - et dont L'Express publie des extraits - ont pourtant été peu étudiés. Trop terribles, trop gênants. L'Histoire leur rend enfin justice

C'est un douloureux paradoxe de la mémoire du judéocide: les témoignages les plus directs sur le

fonctionnement des installations d'Auschwitz, qui transformèrent des centaines de milliers de déportés en cendres, auront mis beaucoup de temps à être connus et surtout reconnus. Ils proviennent de quelques déportés, membres des Sonderkommandos chargés du fonctionnement des crématoires de Birkenau, qui ont réussi à enterrer des manuscrits désespérés, dont certains ont été retrouvés après la libération du camp.

Les nazis, qui avaient constaté que l'exercice routinier de la mort affectait beaucoup de leurs hommes, avaient cherché à les éloigner du geste même du crime, au point de le déréaliser. D'abord par le recours à la ruse de l'assassinat par le gaz. Ensuite en confiant la prise en charge des suppliciés et la destruction de leurs cadavres à d'autres déportés, affectés à des Sonderkommandos («commando spécial») bénéficiant d'un statut très particulier. Composés principalement de Juifs et de quelques prisonniers soviétiques, ils étaient chargés de faire entrer les victimes dans les locaux de déshabillage et de gazage, d'en retirer ensuite les cadavres, de les

dépouiller de leurs cheveux et dents en or, de les mettre dans les fours et de faire disparaître les cendres. Leur fonction durait rarement longtemps: être affecté au Sonderkommando signifiait souvent être condamné à disparaître avec ses secrets au bout de quelques

semaines ou de quelques mois de labeur. Les historiens estiment qu'en deux ans environ 2 000 hommes participèrent ainsi à ces Sonderkommandos dont les effectifs, fluctuant selon les besoins, ne dépassaient pas quelques centaines de prisonniers. Seuls une petite dizaine d'entre eux survécurent, grâce à la panique qui saisit les SS lors de l'évacuation du camp, le 18 janvier 1945.

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Femmes et enfants juifs hongrois jugés

«inaptes» dès leur arrivée au camp en mai 1944. A l'arrière-plan, le crématoire III.

Ces hommes, sélectionnés pour leurs bonnes conditions physiques, bénéficiaient d'un traitement particulier. Isolés du reste du camp, ils vivaient en permanence dans l'enceinte close des bâtiments des crématoires, dans des conditions exceptionnelles (lits, chauffage, nourriture abondante, vêtements), se relayant par périodes de douze heures de «travail» et de douze heures de repos.

Plusieurs de ces hommes, contraints à vivre sur la scène du meurtre, mais dont les «privilèges» leur permettaient d'écrire et d'avoir du papier, ont voulu laisser un témoignage. Des textes ont ainsi été retrouvés entre 1945 et 1980, enfouis dans le sol autour des crématoires: celui de Haïm Herman (en français) en février 1945, le premier de Zalmen Gradowski (en yiddish) en mars 1945 et le second peu après, celui de Lejb Langfus (en yiddish) en avril 1945, ceux de Zalmen Lewental (en yiddish) en juillet 1961 et octobre 1962, et celui de Marcel Nadsari (en grec) en octobre 1980.

Ces textes extraordinaires, connus des spécialistes, restent encore ignorés du grand public: leurs traductions furent rares et leur diffusion fut partielle et limitée. Le destin du témoignage de Zalmen

Gradowski sur les chambres à gaz, le plus long, le mieux préservé et le plus intéressant d'un point de vue documentaire, est très significatif: pendant des décennies, sa parution en Israël fut ajournée et il ne fut publié dans une traduction française qu'en janvier 2001, dans la Revue d'histoire de la Shoah (éditée par le Centre de documentation juive contemporaine), par Georges Bensoussan, Philippe Mesnard et Carlo