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Vers une homogénéisation sociale ou un nouvelle différenciation spatiale ?

Les élites dans les espaces urbains socialistes : une disparition des inégalités spatiales ?

1. Quel espace social pour la ville socialiste ?

1.1. Vers une homogénéisation sociale ou un nouvelle différenciation spatiale ?

ont mises en place afin de sauvegarder tant bien que mal une distance sociale et spatiale avec les autres catégories sociales. Pour ce faire, nous appuyons notre réflexion sur les nombreux travaux qui ont été réalisés sur ces espaces, en les confrontant quelquefois aux entretiens que nous avons réalisés lorsque certains individus ont précisé ou corroboré ces mécanismes.

Nous définirons d'une part les nouveaux mécanismes de différenciations spatiales qui sont apparus dans ces espaces durant le socialisme. Nous exposerons également les différents modèles de fragmentation sociale de la ville socialiste polonaise définis par les chercheurs qui ont travaillé sur ces espaces. Ensuite, nous étudierons la façon dont les élites essayaient de sauvegarder une distance sociale et spatiale à travers ces nouveaux mécanismes de différenciations. Enfin, nous essaierons de dégager les spécificités des trois villes étudiées par rapport au modèle général durant cette période.

1. Quel espace social pour la ville socialiste ?

Dès la fin de la guerre, la ville socialiste promettait une équité d’accessibilité aux différentes infrastructures pour tous les habitants dans l’espace. Le mode d’attribution des logements devait en même temps supprimer les inégalités liées aux revenus et aux privilèges du patrimoine. L’espace social dans les villes polonaises devait donc par ce biais devenir plus homogène, moins différencié et surtout moins discriminant. Cependant, faire disparaître ou atténuer les critères économiques de distinction sociale ne signifie pas qu’il n’existe pas d’autres facteurs de disparité. La disparition de la domination économique n’a-t-elle pas alors actionné de nouveaux facteurs de différenciations spatiales ?

1.1. Vers une homogénéisation sociale ou un nouvelle différenciation

spatiale ?

Les nombreux chercheurs travaillant sur les différenciations spatiales dans les villes d’Europe centrale et orientale ont très tôt remarqué que les sociétés socialistes produisaient des espaces a priori homogènes à macro-échelle, mais où finalement certaines disparités persistaient ou se créaient entre les habitants ne reposant pas sur les mêmes fondements (en Europe Centrale : R.A. French, F. E. I. Hamilton, 1979 ; I. Szelenyi, 1983, 1987 ; en Pologne : Z. Pióro, 1962 ; W. Piotrkowski, 1966 ; A. Jagielski,, 1978 ; G. Węcławowicz, 1979, J. Dangschat, 1987). Analyser ces espaces demandait donc de chercher d’autres modèles et surtout de comprendre plus en profondeur ces nouveaux mécanismes de différenciation.

156 Encadré 3. Les héritages scientifiques de l’écologie urbaine dans l’analyse de la ségrégation urbaine en Pologne

Les études des différents chercheurs traitant de la structure intra-urbaine des villes polonaises prennent leur source dans l'écologie urbaine développée dans les années 1920 - 1930 par l'intermédiaire de l'Ecole de Chicago, dont les travaux se concentraient sur la structure interne de l'espace urbain. Dans un premier temps, R.E. Park et E. W. Burgess développent, en 1921, l'idée d'écologie humaine afin d'étudier les relations entre groupes sociaux dans l'organisation d'une ville. La ville est alors vue comme un "ensemble complexe et varié de forces sociales et économiques dont le jeu se traduisait dans la ségrégation interne des utilisations du sol urbain" (M. Cosinschi, J-B. Racine, 1984, p 90). Cette vision "socio-darwinienne" prend en compte les concepts fondateurs de l'écologie végétale et animale, notamment la lutte brutale pour l'existence (Ibid.) et donc la concurrence entre les groupes sociaux pour la domination de l'espace urbain. C'est ensuite R.D. McKenzie (1926) qui a développé et généralisé ce concept d'écologie humaine, notamment en y incluant les concepts de domination, d'invasion et de succession sous le terme de distribution écologique. Ces travaux ont donné la possibilité à E. W. Burgess d'élaborer le premier modèle représentant le type de développement idéal d'une ville suivant un modèle concentrique selon, entre autre, la valeur foncière. Ces recherches ont ainsi été largement repris, notamment par E. Sherky et W. Bell (1955) de l'Université de Los Angeles et de San Francisco, afin d'analyser la stratification sociale en milieu urbain, mettant l'accent sur les multicritères expliquant la fragmentation urbaine. C'est la naissance de l'écologie factorielle qui superpose aux différenciations sociales le découpage ethnique, les caractéristiques économiques, de bien-être et de l'habitat (M. Cosinschi, J-B. Racine, 1984). Par ce biais, il devient possible de différencier une zone d’une autre.

En Pologne, les chercheurs (aussi bien sociologues que géographes) s'y intéressent dès les années 1960, avec une première publication de Z. Pióro (1962) étudiant l'espace interne de Lublin et de Toruń. Elle a été suivie de nombreuses autres publications: W. Piotrowski, 1966; B. Jałowiecki, 1972; P. Korcelli, 1974; A. Jagielski, 1978; P. Korcelli, G. Węcławowicz, 1982, etc. Par ailleurs, les études en écologie factorielle commencent à apparaitre en Pologne dans les années 1970, notamment avec les études de G. Węcławowicz (1979) ou encore celle de A. Jagielski (1978). Ceci a permis de comparer la structure interne des villes polonaises avec celle des villes d'Europe centrale, mais également avec celle des villes d'Europe de l'Ouest. Ces travaux, suivis de nombreux autres141, ont ainsi permis de comprendre plus précisément la ségrégation socio- spatiale des espaces socialistes où l'idéologie et la propagande avaient réussi à transmettre l'image d'un espace égalitaire, même auprès d'universitaires (exemple de l'article de 1949 de P. George142). Finalement, durant cette période, seul G. Węcławowicz (1988) a essayé de théoriser la structure interne des villes à l'échelle de la Pologne en comparant la situation interne de neuf grandes et moyennes villes polonaises (Łódź, Cracovie, Lublin, Częstochowa, Radom, Olsztyn, Rzeszów, Opole et Słupsk) ainsi que 15 communes autour de Varsovie.

1.1.1. Les nouveaux facteurs de différenciation dans l’espace urbain polonais

D’après les travaux de G. Węcławowicz (1975, 1981, 1988, 2003), comparant l’espace interne de neuf grandes et moyennes villes polonaises, les différenciations spatiales durant le socialisme dépendaient de quatre facteurs : le statut socioprofessionnel, l’âge des habitants et des logements, le statut démographique et migratoire ainsi que les conditions d’habitation.

Le statut socio-professionnel représentait le facteur fondamental des disparités visibles dans les espaces urbains polonais. En comparant plusieurs grandes villes polonaises, l’auteur a en

141 Les auteurs préalablement cités ont continué à publier sur ces questions : G. Węcławowicz (1981, 1988, etc.)

et A. Jagielski (1982). Ensuite ces travaux ont inspiré de nouvelles recherches sur les villes polonaises, notamment Gaczek (1979) sur la ville de Poznań, ou encore Morawska (1983) concernant le trio côtier: Gdańsk, Gdynia et Sopot. C'est le cas également des travaux de J. Dangschat (1987) sur l'espace Varsovien ou encore de Vyspoupil et G. Węcławowicz (1987) sur les espaces de Katowice et de Ostrawa.

142 Dans son article : « Varsovie 1949 : reconstruction ou naissance d’une nouvelle ville ? », l’auteur expose le

plan de reconstruction rationnel de la ville de Varsovie qui en fera une capitale d’Etat socialiste dont l’un des objectifs est « la suppression de toute ségrégation sociale entre les quartiers de résidence, par la normalisation des conditions de logement […] en construisant des cités d’habitation d’un type unique » (p. 718).

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effet pu démontrer qu’en 1970, les catégories supérieures avaient tendance à se regrouper en centre-ville et les moins élevées en périphérie. A travers une étude multivariée, il a regroupé les variables décrivant le statut socio-professionnel, de sorte que celles qui marquaient le plus une différenciation spatiale étaient (par ordre d’importance) la profession, le niveau d’étude et les conditions de logements.

L’âge revêtait également une significativité importante quant à localisation des individus, car les plus susceptibles de recevoir un nouveau logement étaient les jeunes couples, alors que les personnes âgées ou seules avaient du mal à trouver un logement. De ce fait, plus le logement était récent, plus la population était jeune. Les étapes de construction des logements influaient fortement le cycle de la vie des habitants de la ville, de sorte que l’espace urbain était marqué par une forte concentration des personnes âgées, des petits ménages ainsi que des logements vieillissants en centre-ville (surtout le cas de Łódź ou de Cracovie). Les jeunes familles avaient tendance à être surreprésentées dans les nouveaux osiedla. Ainsi, selon le cycle de vie, l’auteur a identifié différents espaces au sein de la ville. Le premier regroupait les jeunes couples en cours

d’installation et voulant fonder une famille, âgés de 25 à 34 ans143

, souvent avec enfants (1). Ces ménages étaient composés de trois à quatre personnes. Il s'agissait des populations qui profitaient des meilleures conditions de logements, le plus souvent appartenant aux coopératives construites dans les années 1970 et 1980. Ensuite, un deuxième groupe était composé des familles en cours de stabilisation entre 35 et 64 ans, organisées en ménages de trois à quatre personnes avec des enfants de zéro à 14 ans habitant dans des logements jusque dans les années 1970 et dont l’attribution de logement avait été effectuée soit par les entreprises, soit par les pouvoirs publics d’attribution (2). Les personnes âgées de plus de 65 ans dont les ménages ne comptaient qu’une seule personne, voire deux, et habitant principalement dans les vieux appartements privés (3). Enfin, le dernier était composé de la population âgée entre 15 et 24 ans (surtout les étudiants) concentrée sur plusieurs espaces (4).

Par ailleurs, la dimension démographique combinée à la dimension migratoire ont également façonné l’espace urbain, même si l’importance de ce facteur était moins prononcée que celle des deux précédents. L’auteur présentait une forte corrélation entre la population de zéro à 14 ans ainsi que celle de 25 à 64 ans avec les variables décrivant l’état migratoire de la population, telles que ceux « nés dans le lieu actuel de résidence », ou encore des variables démographiques telles que le « pourcentage de femmes dans la population » ou encore « les femmes actives ». Par ailleurs, une forte relation a également été établie entre les personnes provenant des espaces ruraux et la population de 15 et 24 ans. Ce dernier groupe présentait en effet des conditions de vie plus difficiles que les populations nées dans les villes. Ce facteur était visible notamment à Rzeszów ou Opole, mais beaucoup moins apparent à Łódź ou Olsztyn. En périphérie, les nouveaux grands ensembles construits sont devenus des lieux de concentration des populations arrivant des campagnes. Il s’est ainsi créé, surtout au début de l’industrialisation, une

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forte dichotomie entre les vieux espaces urbains dotés d'infrastructures et les nouveaux espaces

urbains en périphérie en manquant cruellement.144

Enfin, le dernier facteur mis en évidence par l’auteur s’apparentait aux conditions d’habitation, telles que l’accessibilité aux équipements, la forme d’attribution du logement et l’âge du logement. Ce facteur n’était pas fondamental et n’arrivait qu’en dernière position expliquant les mécanismes de différenciation spatiale de cette période. Les villes dans lesquelles ce facteur a le plus d’importance étaient Łódź, Słupsk, Opole et Radom.

1.1.2. Les anciens facteurs de différenciation ont-ils vraiment disparu ?

A cette analyse, il est intéressant d’ajouter celle de J. Dangschat (1987) qui a étudié l’espace Varsovien sur la base du recensement de 1978, utilisant des indices de ségrégation et de dissimilarité (O. D. Duncan, B. Duncan, 1955a, 1955b) sur une maille délimitant 75 quartiers en utilisant les mêmes variables que G. Węcławowicz, à savoir : le niveau d’éducation, l’âge, le segment du secteur du logement (coopératives, entreprises, Etat), l’âge des logements, la taille de la famille, ainsi que l’équipement des logements. Les résultats de cette analyse corroboraient d’une part ceux de G. Węcławowicz notamment sur l’existence d’inégalités et de nouveaux critères ségrégatifs. Cependant, la singularité de son travail reposait sur l’insistance qu’il portait sur la présence d’une ségrégation beaucoup plus importante de ce que présageaient les travaux de G. Węcławowicz (Tableau 9).

Tableau 9. Indices de ségrégation et de dissimilarité145 selon le niveau d’étude à Varsovie en 1978

Indices de Ségrégation

Indices de dissimilarité

Moy. Sec. Prim.

Niveau d’étude supérieur (Sup.) 33 25 44 41 Niveau d’étude moyen (Moy.) 15 _ 26 24 Niveau d’étude secondaire (Sec.) 23 _ _ 14 Niveau primaire (Prim.) 22 _ _ _ Source : J. Dangschat, 1987, p. 45 Les individus ayant un niveau d’étude supérieur étaient, selon l’auteur beaucoup plus concentrés que le reste de la population (indice de 33), ce qui se ressentait également pour les deux niveaux d’étude inférieurs. Ainsi, de la même façon que dans les pays d’Europe de l’Ouest, on assistait à une concentrationn des classes supérieures dans certains espaces particuliers.

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I. Szelenyi (1983) résume bien ce phénomène : « Parmi les individus d’une même catégorie sociale, il y avait les plus âgés qui avaient un logement, et les plus jeunes qui n’en avaient pas encore; il y avait ceux qui vivaient dans la ville originellement qui disposaient d’un logement et les nouveaux immigrés qui n’en avaient pas » (“Among people within similar social categories there were the eldely who had homes, and the young who did not have them yet; there were the original urban residents with homes and the newer immigrants without them”)

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L’indice de dissimilarité était également fort entre le niveau d’éducation supérieur et les autres groupes, surtout avec les deux catégories les plus basses (dépassant 40). Par ailleurs, il existait selon l’auteur une corrélation négative en 1978 entre les résidences selon le segment du parc de logement, c’est-à-dire entre les coopératives d’une part et le logement privé et social d’autre part, le plus important étant celui entre les logements coopératifs et les logements communaux (qui est de - 0,7). En outre, la taille du logement avait son importance, car là où se trouvaient les personnes ayant un haut niveau d’études, étaient également représentés les lieux où se situaient les plus grands appartements. Ainsi, le centre-ville accueillait principalement des personnes ayant un niveau social supérieur et disposait de plus grands appartements, alors qu’en périphérie l’on retrouvait les individus ayant un niveau social inférieur et les logements les moins équipés.

Par ailleurs, le même auteur complétait en 1987 cette analyse des dissimilarités en collaboration avec J. Blasius, en réalisant une analyse multicritère sur les mêmes variables préalablement citées, à l’échelle des mêmes 73 districts. Ils identifiaient alors quatre clusters différents. Le cluster I regroupait une majorité de logements privés, de logements construits durant l’entre-deux-guerres, de ménages de grande taille et d'individus dont le niveau d’éducation était soit basique, soit primaire. Le cluster II était composé d'une forte proportion de logements construits avant 1918, mais également de logements construits entre 1945 et 1970, de logements communaux et d’habitants ayant entre 50 et 64 ans. Ensuite, le cluster III se composait d’une forte proportion de population de classe supérieure et de personnes âgées de 40 à 45 ans. Enfin, le

cluster IV regroupait une part importante de logements coopératifs construits dans les années

1970, de ménages de trois à six personnes, d’enfants et d’individus de 30 à 39 ans146

. Cette étude a ensuite été enrichi d’une analyse tridimensionnelle qui confirmait lhypothèse de l’auteur selon laquelle la ségrégation sociale était plus forte que ce qui n’y paraissait, concentrant une part importante des catégories supérieures dans le centre-ville et dans les logements les plus récents et les mieux dotés, similairement aux pays d'Europe de l'Ouest. Ainsi, selon l'auteur, même si les mécanismes avaient changé, le résultat dans l'espace restait approximativement le même.

Ces deux études démontraient en définitive que les différenciations sociales dans les espaces urbains polonais n’avaient pas disparu avec l’arrivée du régime socialiste. Cependant, elles ne reposaient pas tout à fait sur les mêmes principes. Comme le démontrait G. Węcławowicz, outre le statut socio-professionnel d’autres facteurs comme l’âge des habitants et du bâti expliquait les concentrations des populations, mais aussi le fait d’être un ancien habitant ou un nouvel arrivant. J. Dangschat a préféré souligner le statut socio-professionnel comme facteur expliquant les concentrations de populations précisant que celles-ci présentaient ainsi de grandes similitudes avec les pays d’Europe de l’Ouest. Néanmoins, l’analyse de J. Danschat mériterait d’être nuancée, car les indices de dissimilarité présentés, même s’ils étaient révélateurs de disparités sociales et spatiales existantes, restaient faibles en comparaison de ceux que peuvent

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Le cluster I regroupe seulement 8% des habitants donc il a peu d’importance. Les trois autres clusters ont plus de valeur, puisque le cluster II représente 36,1% de la population, le cluster III 29,9% et le cluster IV 25,1%

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indiquer les villes d’Europe de l’Ouest147. L’espace des villes durant cette période était quelque

peu paradoxal, car si d’une part il s’homogénéisait socialement à macro-échelle, les mécanismes de concentration sociale hérité des périodes précédentes étaient encore visibles et loin d’avoir disparus dans les années 1970. Par ailleurs, les analyses des deux auteurs n’ont pas été réalisées à la même échelle. Lorsque G. Węcławowicz s’appuyait sur une maille composée de 1255 districts (abaissé à 923 pour les calculs) par exemple pour Varsovie, J. Dangschat utilisait une maille composé seulement de 81 districts. Les résultats et l’interprétation de ces résultats ne pouvaient être que différents. A cet égard, deux visions spatiales se sont alors confrontées. Toutes les deux avaient en revanche tendance à nuancer l’idée d’un espace entièrement homogénéisé.

1.2. Spatialité de la division sociale urbaine : entre sectorisation,

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