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Circulation intergénérationnelle et entre-so

Comment les élites polonaises se perçoivent-elles ? Analyse des discours et auto-définition

2. Comment les élites se définissent-elles? Analyse des discours

2.3. Circulation intergénérationnelle et entre-so

Les élites généralement cultivent un entre-soi qui permet de les distinguer du reste de la société, mais aussi de se reconnaître mutuellement (M. Pinçon, M. Pinçon-Charlot, 1989,1992, 2006). Il en va de même dans la société polonaise, où les élites cultivent cet entre-soi en se distinguant, nous l’avons vu, suivant le niveau d’érudition. Ainsi, la totalité des individus

interviewés est diplômée du supérieur et il en va presque de même pour leurs conjoints98 ;

seulement deux d’entre eux n’avaient que le niveau baccalauréat. Ensuite, suivant les mêmes proportions, la majorité de ces conjoints a un diplôme de niveau Master ou Ingénieur (76%), suivi des Docteurs (16%). Seulement un tiers des individus interrogés peut être classifié dans le même groupe d’élites que leurs conjoints, démontrant que les relations sociales entre les différentes

élites polonaises selon leurs domaines d’activités sont assez fortes99

. A cet égard, cette constatation permet toujours de valider la théorie bourdieusienne de classe dominante plutôt que celle de V. Pareto d’élite seulement fonctionnelle : chaque branche d’activité n’est pas un petit monde fermé qui ne côtoie pas les autres. Bien au contraire, l’entre-soi est privilégié, sanctionné d’une part par le niveau d’étude, mais aussi par le choix du conjoint qui peut se faire sur la base d’un large panel et dont l’érudition ou la qualification est le principal moteur.

Tableau 5. Niveau d’étude100 des parents et des grands-parents

Père Mère Grands-pères

Supérieur 48 84% 41 72% 89 78%

Moyen 8 14% 14 25% 22 19%

Basique 1 2% 2 3% 3 3%

Ensemble 57 100 57 100 114 100

Source : Entretiens réalisés en 2011

98 Cela concerne 47 individus

99 Il est a noter que dans la plupart des cas, ce sont les hommes qui ont un revenu supérieur à celui de leurs

femmes.

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Par ailleurs, la classe supérieure polonaise est très peu ouverte entre les générations (H. Domański, B. Mach et D. Przybysz (2008) et nos entretiens ont révélé ce même aspect, car plus de trois quarts (78%) des parents des interviewés ont un diplôme du supérieur, seulement 19% d’entre eux ont une qualification moyenne (niveau bac) et moins de 3% n’ont pas de diplôme. Les qualifications des pères sont légèrement supérieures à celles des mères (Tableau 5). En effet, l’écart est de douze points de pourcentage en faveur des pères pour les plus qualifiés et de onze points pour les qualifications moyennes en faveur des mères, même si celles-ci sont majoritairement de hautes qualifications. Les proportions concernant les grands-parents sont quelque peu moins importantes, mais présentent les mêmes tendances. Alors que les pères sont à 84% diplômés du supérieur, les grands-pères le sont à 78%. Ce dernier résultat est plutôt élevé compte tenu des fluctuations conjoncturelles au sein de la société polonaise entre la période d’avant-guerre jusqu’à aujourd’hui. La continuité intergénérationnelle est en effet très solide et ne fluctue que très peu. La catégorie des diplômés de degré moyen n’est pas plus représentée d’une génération à l’autre. Par ailleurs, malgré la mise en place d’un système éducatif plus méritocratique durant le socialisme, la mobilité sociale intergénérationnelle n’a pas été plus évidente, notamment pour les moins diplômés. On dénombre seulement trois grands-pères d’origine modeste dans le groupe d’individus interrogés.

Tableau 6. Hérédité du statut d’élite

Elites 57 101 Base 100 Parents 72 63% Pères 46 81% Mères 26 46% Grands-pères 39 51%

(sur 76 grands-pères cités)

Source : Entretiens réalisés en 2011 Le statut d’élite est défini entre autres par la profession exercée. En se fondant sur ce principe, il est possible d’établir une trajectoire intergénérationnelle des élites que nous avons interrogées en se rapportant aux professions de leurs parents et de leurs grands-parents (Tableau

6). Les proportions d’élites ayant des parents occupant ou qui ont occupé des postes102 les

positionnant en tant qu’élites sont assez fortes : de l’ordre de 63% et de 81% si l’on prend en considération seulement les pères. En d’autres termes, la reproduction sociale des élites polonaises

101 57 des élites interrogées ont su présenter la profession de leurs parents et seulement 42 d’entre eux ont su

retracer le parcours professionnel d’au moins un grand-père (soit au total 76 grands-pères)

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Par exemple : diplomates, chefs d’entreprise nationale, officiers, architectes, ingénieurs, musiciens, Enseignants-chercheurs etc.

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est forte, malgré le changement de régime intervenu, alors que cela aurait pu créer une régénération et une circulation de ce groupe plus importante. Quant aux grands-pères, même si cette transmission s’étiole un peu, plus de la moitié des élites interrogées ont eu un grand-père qui

suivant sa profession103 pouvait être considéré en tant qu’élite durant sa période d’activité. Cette

constatation a également été relevée par H. Domański, B. Mach et D. Przybysz (2008) qui ayant étudié la structure socio-professionnelle en profondeur, ont constaté que malgré les fluctuations

politiques, économiques et sociales du XXe siècle, la mobilité sociale intergénérationnelle était

plutôt faible et la structure sociale polonaise a présenté, contre tout attente, une forte stabilité

durant le XXe siècle.

Par ailleurs, tout comme le révélait le choix du conjoint au préalable, l’espace social des élites ne se restreint pas seulement à une branche d’activité particulière. Leur profession est rarement dans le même domaine d’activité que leurs parents, qui ont fait des choix de conjoints également rarement de la même branche d’activité. Le prestige de l’érudition et de la haute culture en tant que valeur fondatrice de cette catégorie favorise la mixité entre élites artistique, politique, économique et enseignante.

De la même façon, comme l’indiquait d’ailleurs un des interviewés : « le choix des amis est aussi primordial ». 88% des élites interrogées considèrent côtoyer des élites dans leur vie quotidienne. Ainsi, lorsqu’il a fallu citer des noms de personnalités polonaises reconnues en tant qu’élites, plus de la moitié a cité des individus qu’ils disaient connaître personnellement. L’analyse de la composition des amis proches permet de faire le même constat que précédemment : les différentes branches de l’élite sont imbriquées les unes aux autres, présentant toutes les caractéristiques d’une classe dominante. Seuls quinze individus évoluent dans un milieu exclusivement composé dans leur branche professionnelle. Quinze autres citent au moins deux amis sur trois provenant du même milieu. Les 36 restants mentionnent des amis provenant d’horizons socio-professionnels différents.

Tableau 7. Proportion des catégories d’élites des interviewés et des amis cités

Catégorie Interviewés Amis

Artistique 28% 27%

Economique 37% 35%

Académique 25% 34%

Politique 11% 4%

Ensemble 100% 100%

Source : Entretiens réalisés en 2011 La proportion dans chaque catégorie d’élites des individus interrogés et des amis qu’ils ont évoqués est à peu près la même (Tableau 7). Cependant, les élites interrogées ne citaient pas forcément un ami provenant du même milieu socio-professionnel. Par exemple, contre toute attente, ce ne sont pas les élites politiques qui ont elles-mêmes mentionné un ami proche du

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Par exemple : des médecins, des propriétaires terriens, des officiers, des architectes, un champion olympiques, Professeurs d’Université, un recteur d’Université, etc.

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milieu politique, mais plutôt les élites économiques, puis artistiques et académiques. Seule une élite politique a cité un ami proche du même milieu.

Ainsi, les élites polonaises cultivent un entre-soi comme dans toutes les sociétés modernes occidentales. Le recrutement d’élites ailleurs que dans la sphère de l’intelligentsia est extrêmement rare. La reproduction sociale, malgré les fluctuations politiques, a été forte et présente une classe dominante plutôt stable dans le temps. Par ailleurs, la classe dominante polonaise se compose de différentes branches socio-professionnelles qui s’enchevêtrent au sein des familles et de leur trajectoire sociale, ainsi que dans les relations sociales les plus proches.

Plus largement, cette seconde partie démontre que l’élite polonaise se distingue des autres classes par divers processus. Comme nous avons pu le voir, l’érudition et la connaissance sont au cœur de ce système de distinction. Elles sont sanctionnées principalement par le diplôme obtenu, mais surtout par l’institution qui le délivre, et permettent à l’élite d’accéder aux postes les plus prestigieux sur le marché de l’emploi. En effet, comme le faisait remarquer T. Zarycki (2008), la société polonaise compense son déficit en capital économique par un capital culturel incorporé

aristocratique (hérité du XIXe siècle), mélangé avec des valeurs de la culture classique des pays

occidentaux d’aujourd’hui. De ce fait, l’origine sociale (aristocratique ou de l’intelligentsia) reste un facteur fondamental de reconnaissance entre ces individus encore aujourd’hui. Le caractère patriotique (ou messianique si l’on veut aller plus loin) comme élite d’opposition aux différents régimes qui se sont succédés, a également été un moyen de se distinguer et favorise la reconnaissance entre pairs. L’intérêt de ces élites pour l’avenir de la Pologne au sein de l’Union européenne mais aussi dans le monde est primordial, et les prises de position dans ces débats sont de nouveau un moyen de se distinguer. Ces élites cultivent l’entre-soi par le choix des individus fréquentés qui se recrutent au sein de l’intelligentsia, ce qui leur permet d’autant mieux d’assoir leur domination et leur reproduction sociale.

Il existe alors un vaste aller-retour entre l’élite et l’intelligentsia qui ne s’opposent pas et ne s’excluent pas l’une l’autre car, finalement, l’intelligentsia n’est pas la classe dominante à proprement parlé, mais aide l’élite (la classe dominante) à se construire, à se former et à s’identifier. La complexité de la classe dominante polonaise repose sur le fait qu’elle se distingue bien évidemment de la masse en utilisant les codes et processus de distinction de l’intelligentsia, mais elle ne se distingue pas fortement de cette dernière, car celle-ci reste un modèle positif (style de vie, façon de penser, etc.) pour l’élite. La distinction s’effectue alors principalement par le pouvoir de décision que leur procure leur statut socio-professionnel. La disparition de l’intelligentsia après 1989 ne devrait donc pas être en débat (Chapitre 2), car elle est au cœur de la construction de la classe dominante encore aujourd’hui et reste un des fondements de la spécificité de la société polonaise.

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Conclusion

Les entretiens semi-directifs que nous avons menés en 2011 à Varsovie ont permis de comprendre plus précisément les caractéristiques spécifiques des élites polonaises. En effet, grâce à la méthode dite de proche en proche, il nous a été possible d’interroger un vaste panel de ce que l’on peut qualifier de classe dominante en Pologne. Cette démarche nous a permis de dresser un profil sociologique particulier proche des définitions théoriques sur lesquelles nous nous appuyons dans notre recherche (chapitre 2). A cet égard, l’élite polonaise dispose d’un statut professionnel élevé qu’elle a pu acquérir grâce à une formation prestigieuse dans les universités et grandes écoles publiques. Les personnes les plus hauts placées sont également les plus âgées sur le marché du travail, alors que les plus jeunes sont plutôt considérés comme future élite du fait de leur parcours prometteur. Par ailleurs, leurs revenus accentuent leurs positions sociales, puisqu’ils sont tous plus élevés que la moyenne nationale. En outre, l’analyse des discours a permis de mettre de nouveau en relief l’importance du capital culturel pour ces sociétés se positionnant au cœur de la formation, et de la reproduction des élites polonaises. Ainsi, le rôle de l’intelligentsia ne perd pas de sa force sociale, bien au contraire ; ses caractéristiques passées sont réinvesties dans l’espace social d’aujourd’hui (au sens bourideusien) et l’élite s’en inspire fortement dans la construction de sa propre identité.

Les caractéristiques sociales de l’élite polonaise sont ainsi singulières et ne fonctionnent pas totalement de la même façon que les élites des pays occidentaux. Si les processus de hiérarchisation au sein de l’espace social (au sens bourdieusien) différent avec les modèles occidentaux, qu’en est-il des processus socio-spatiaux dans les espaces urbains polonais ? Au-delà des différences conjoncturelles qui ont existé entre les pays d’Europe centrale et d’Europe de l’Ouest, les processus de concentration et de regroupement des classes dominantes semblent être extrêmement similaires depuis 1989. Mais qu’en est-il réellement ? Et existe-il une coupure des logiques de regroupement après 1989, alors que l’étude sociologique nous démontre qu’au contraire les processus de distinction et de reproduction sociale ont été pérennes ?

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