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La disparition de l’intelligentsia ?

L’élite polonaise : définitions et théorisations

Encadré 1. Processus d’entre-soi : un terme sociologique français

3. Typologie des spécificités historiques de l’élite polonaise

3.2. La disparition de l’intelligentsia ?

Les travaux de T. Zarycki (2008) ont préalablement démontré le rôle important du capital culturel dans les sociétés d’Europe centrale et orientale. D’une part, ces sociétés ne disposaient pas d’une bourgeoisie économique forte à l’inverse des sociétés d’Europe de l’Ouest, du fait du manque de capital économique (voir 2.1.3). D’autre part, la disparition de la Pologne des cartes européennes entre 1772 (premier partage) et 1918, n’a pas créé de classe dirigeante au sein de la société polonaise de l’époque. Ce contexte a favorisé l’apparition d’une classe particulière profondément inscrite dans la culture qui prendra le nom d’intelligentsia (pl. inteligencja), donnant corps à la symbolique culturelle qui prenait toute son importance dans un contexte de disparition nationale. Cette dénomination a été très largement diffusée après son utilisation par Karol Libelt dans O miłości ojczyzny (fr. Pour l’amour de la patrie) en 1844 (M. Chojnowski, H.

Palska, 2008)65.

Pour une grande partie, l’intelligentsia s’est composée de l’aristocratie qui s’appauvrissait et dont l’éthos, privé de royaume et de pouvoir politique, avait tendance à s’étioler peu à peu. Par ce biais, l’intelligentsia, tournée vers la culture, a permis de compenser cette perte, et il n’est ainsi pas étonnant de retrouver des similitudes entre l’éthos aristocratique et celui de l’intelligentsia puisque cette dernière y puise un nombre important de ses fondements, notamment en ce qui concerne le comportement (manière de se tenir, de discourir, de s’habiller), ainsi que les codes et les valeurs qui l’accompagnent (par exemple : patriotisme culturel). Elle a aussi permis à certains membres de la petite bourgeoisie (pl. drobnomieszczaństwo) d’acquérir un statut plus élevé dans la société, comme aux fils d’enseignants d’école élémentaire, aux petits fonctionnaires d’Etat, etc. Ainsi, dès la fin du XVIIIe siècle, l’intelligentsia était composée principalement des individus

65 Le terme d’intelligentsia est également apparu en Russie à la même période (on retrouve le terme deux ans

plus tard dans les écrits russes et il devient populaire que dans les années 1860). Par ailleurs, étymologiquement, le suffixe –tsia (-cja en polonais) est certes apparent dans les deux langues, mais est plutôt rare en russe, alors qu’il est extrêmement usité en polonais, ce qui indique selon toute vraisemblance l’origine polonaise du terme.

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ayant un niveau d’étude supérieur, des enseignants qui ont peu à peu inculqué eux-mêmes les valeurs et les aspects moraux de cette catégorie, et enfin de hauts fonctionnaires d’Etat.

La définition de ce que représente l’intelligentsia en tant que catégorie sociale n’a jamais été claire, car sa création et son existence se sont construites à travers une histoire nationale spécifique (disparition de l’Etat-nation, centralisation du pouvoir), et sont le résultat de plusieurs influences (notamment des Lumières, mais aussi des échanges d’informations qui ont été facilités par la construction de route), qui sont devenues un principe de référence pour la nation entière. Elle repose néanmoins, selon les écrits, sur trois caractéristiques fondamentales tout au long du

XIXe siècle (A. Gella, 1987a). D’une part, elle s’appuie sur une susceptibilité envers les idées

patriotiques et nationalistes. D’autre part, elle se tourne volontiers vers l’idéal égalitaire et démocratique, estompant la limite entre l’aristocratie et la bourgeoisie. Enfin, les membres de l’intelligentsia, combattant pour la liberté, se tournent vers un idéalisme politique.

La difficulté de définir l’intelligentsia provient principalement du fait que ce sont ses membres qui l’ont définie en y incorporant finalement leurs propres aspirations de classe. De ce point de vue, ses membres se sont toujours déterminés comme modèles et comme éducateurs des autres classes de la société. Cette idéologie dépassait complètement leurs compétences, car c’est surtout dans le combat pour la liberté et pour la démocratie qu’ils ont véritablement joué un rôle dans l’histoire. Néanmoins, comme le rappelle J. Jedlicki (2002 : cité par M. Holubowicz, 2004,

p. 4766), « cette mythification a peut-être nourri l’engagement et les valeurs de plusieurs

générations d’intellectuels ».

La tâche s’est complexifiée lors de l’Indépendance de la Pologne, puisque l’intelligentsia perdait à cet égard son rôle combatif et sa mission de faire exister la nation polonaise par la culture. Dès lors de nombreux débats publics et scientifiques se sont focalisés sur ces questions. Cependant, la Seconde Guerre mondiale et la nouvelle occupation soviétique après 1945 ont replongé l’intelligentsia dans son rôle originel de combattant pour la liberté (voir 2.1.3). Le nouveau régime a ainsi contrecarré l’éthos de l’intelligentsia par la création d’une nouvelle élite, la nomenklatura d’une part, mais aussi par la création de la « nouvelle intelligentsia » d’autre part : « travailleurs non manuels » issus des classes inférieures (ouvriers et agriculteurs). Ainsi, dès les années 1960, les théoriciens tel que J. Szczepański (1963, 1969) ont appliqué une définition beaucoup plus fonctionnaliste de l’intelligentsia, qui était considérée, de façon générale soit comme les « travailleurs cols blancs », soit comme les « travailleurs les plus instruits et qualifiés », faisant disparaître la définition classique de l’intelligentsia et son éthos avec elle (A. Gella, 1987b). Malgré tout, l’intelligentsia inscrite dans l’opposition a fait partie de la singularité de la Pologne en Europe centrale durant cette période, car c’est elle qui a permis au mouvement Solidarność de prendre l’ampleur que l’on connaît.

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Jedlicki J., 2000, „Historia inteligencji polskiej w kontekście europejskim”, Kultura i Społeczeństwo, 2, pp. 141 – 161.

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Aujourd’hui (après 1989), le débat a été relancé, d’une part car le rôle d’opposition de l’intelligentsia ne peut plus être le fondement de son ethos, mais aussi parce que sa conversion au capitalisme l’a placée dans une dynamique individuelle et non plus holistique. H. Palska (2008) a ainsi conduit quelques entretiens qui permettent de souligner la perte d’intérêt des membres de l’intelligentsia envers le politique. Ils « retirent [ainsi] l’habit de Conrad », expression qu’elle

utilise en référence à l’œuvre d’A. Mickiewicz Les Aïeux (1823) 67, dans le sens où à partir de

1989, ils abandonnent leur rôle d’activiste politique puisqu’ils sont de nouveau libres et « leur mission patriotique » se termine au moment où les Polonais ont accédé à la liberté (H. Palska, 2008, p. 357). Par ce biais, les débats publics relayés par la presse argumentent en faveur de sa disparition, mais surtout de la disparition de son ethos et de la non-transmission de ses valeurs aux générations suivantes (M. Holubowicz, 2004).

Le sort de l’intelligentsia n’est donc pas certain, les transformations politiques et économiques actuelles l’ébranlent fortement. Cependant, sa disparition n’est pas pour autant un fait avéré. H. Domański interrogeant la disparition de l’intelligentsia dans une définition de cette dernière d’un point de vue fonctionnaliste, explique qu’il n’est pas réellement possible encore aujourd’hui de conclure à une disparition ou à un maintien de cette classe spécifique (H. Domański, B. W. Mach, 2008 ; H. Domański, 2008). En effet, d’après le croisement de nombreux paramètres (analyses de l’héritage intergénérationnel, de la reproduction, de carrières professionnelles, du statut matériel, du prestige socio-professionnel et des points de vue politiques), il entrevoit très peu de changements entre la période socialiste et celle d’après 1989. Les membres de l’’intelligentsia disposent toujours d’un très fort prestige social, recevant de meilleurs salaires que les chefs d’entreprises. Ils sont plus nombreux à être propriétaires et participent plus volontiers aux débats publics et à la vie politique que le reste de la population. Par ailleurs, la part des individus issus de l’intelligentsia reste la même, voire semble augmenter fin des années 1990 et début des années 2000, alors même que le nombre d’emplois liés à la culture et demandant un degré de connaissance et de spécialisation est plus important. Cependant d’autres aspects présentent une intelligentsia qui s’étiole et perd de sa singularité face à la classe moyenne, car de moins en moins d’individus ayant un niveau d’études supérieur se tournent vers les métiers qui constituaient le cœur de l’intelligentsia (enseignant du supérieur, médecin, écrivain, journaliste, etc.). De plus, le caractère intergénérationnel que revêtait l’intelligentsia se perd au détriment des différenciations en termes de carrière, dans le sens où ce n’est plus l’origine sociale qui fait la classe, mais l’avancée professionnelle d’un individu qui le prédestine à faire partie de l’intelligentsia (à l’image de ce que développe J. Pakulski (1.4)).

Le débat de la disparition ou du maintien de l’intelligentsia n’est pourtant pas actuel, il est cyclique et fait partie de l’histoire chaotique de cette notion qui a toujours reposé sur une définition floue permettant de la reconfigurer au fil du temps. T. Zarycki (2003) préfère rappeler le fait que l’intelligentsia soit une construction sociale spécifique des pays d’Europe centrale et orientale. La Pologne, dans le contexte européen, est un pays géopolitiquement et

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Conrad est le personnage principal de la troisième partie des Aïeux. Cette œuvre romantique prend un caractère patriotique dans le sens où Conrad incarne toute la souffrance des Polonais face à la disparition de la nation.

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économiquement périphérique, et de ce point de vue, un complexe d’infériorité s’est instauré au sein de cette société. Ainsi, la stratégie actuelle de la société polonaise est de combler ce manque par le développement de son économie. Cependant, malgré tout, elle reste une société qui est périphérique sur le plan économique et ne arrivera difficilement à être englobée dans le cœur économique européen et c’est pourquoi, selon l’auteur, il est utile d’investir dans le développement de la culture, point de vue très largement relayé dans les débats publics (M. Holubowicz, 2004). T. Zarycki se positionne ainsi à contre-courant d’I. Szelenyi, en expliquant que l’importance du capital culturel est un phénomène spécifique aux sociétés périphériques et qu’il est loin d’être propre aux sociétés en transition.

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