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tion à considérer

III.2. Un peu d’histoire

Pourquoi si peu d’intérêt pour la dominance oculaire ?

Comme nous le renseignions dans l’introduction du présent chapitre, malgré le fait que l’évocation de la DO remonte à plusieurs siècles, elle reste aujourd’hui un phénomène mal-compris [Mapp et al., 2003] et beaucoup d’auteurs s’accordent à dire qu’elle est trop peu étudiée. Pour Carey and Hutchinson[2013], l’attention limitée portée par les investigations neuropsychologiques à la DO peut tout d’abord s’expliquer par le fait que, parmi les trois principales asymétries comportementales (manuelle, podale et oculaire), la DO soit celle qui présente la moins grande prévalence de « droitiers » : tandis que 90% des individus montrent une dominance manuelle droite et que 80% montrent une dominance podale droite, « seuls » 66% montrent une DO droite [Bourassa et al., 1996]. Par ailleurs, Carey et collaborateurs présument également que l’hypothétique relation entre la forte propension de droitiers manuels (i.e. asymétrie corticale privilégiant donc l’hémisphère gauche) et la latéralisation hémisphérique gauche pour le langage ait attiré toute l’attention des chercheurs, au détriment des dominances podale (e.g. Carey et al. [2009]) et oculaire [Carey and Hutchinson, 2013]. En effet, le « contrôle » neuronal de la motricité manuelle est largement controlatéral (e.g. Gazzaniga [2000]) tandis que, par opposition, le système visuel peut être considéré comme bi-hémisphérique (e.g. Hughes et al. [1992]) : le contrôle des yeux est largement bilatéral, bien que le codage de la direction des saccades soit majoritairement controlatéral [Wurtz and Albano,1980;Bruce et al., 1985; Blatt et al., 1990; Smith and Crawford, 2005]. De ce fait, la prévalence droite de la dominance manuelle est interprétable en termes d’accès privilégié au sein de l’hémisphère gauche des circuits neuronaux moteurs et du langage (e.g. Goodale [1990]; Bestelmeyer and Carey [2004]; Buckingham and Carey [2009]). A contrario, l’aspect bi-hémisphérique du système visuel rend l’interprétation de la prévalence droite de la DO plus difficile et moins spontanément assimilable à une éventuelle spécialisation hémisphérique. Il en va de même pour ce qui est des afférences de ces deux systèmes :

Cadre théorique : La dominance oculaire

tandis qu’une pression exercée sur la main gauche entraînera une activation corticale de l’hémisphère droit, une entrée visuelle monoculaire présentée à l’œil gauche entraînera, du fait de la semi-décussation des fibres optiques, une activation des deux hémisphères cérébraux. Il en découle qu’un éventuel profil asymétrique des afférences visuelles est plus difficilement observable.

De manière plus spéculative, il est également possible que certains domaines de recherche se soient désintéressés de la DO en raison de sa « transparence » com-portementale et donc de son faible impact social. En effet, de par les discriminations sociétales que les gauchers ont subies à travers les siècles (connotation négative, gauchers contrariés, etc.), la dominance manuelle représente un concept très large qui a été étudié par les neurosciences, la psychologie, la phylogénétique et par d’autres disciplines plus éloignées telles que les sciences humaines et sociales (e.g. la sociologie ou l’anthropologie ; Porac and Coren [1977]; Annett and Manning [1989]; Bishop [1990]; Corballis [1991]; Coren [1992]; Dancey et al. [2005]; Ramadhani et al. [2006]). A contrario, la DO, dont l’existence est ignorée par la grande majorité des individus, ne présente, de prime abord, pas un grand intérêt pour les sciences humaines et sociales. Lorsque la question de l’origine de la DO vient à se poser, ce désintérêt peut être vu comme un atout puisqu’il laisse la DO vierge de toute pression sociale et de contraintes d’adaptation forcées par les outils ou accessoires orientés10

[Azémar, 2003; Dahmen and Fagard,2005] qui consti-tuent une variable confondue dans la détermination de l’origine de la dominance manuelle.

Origine de la dominance oculaire

Une étude longitudinale menée sur de jeunes enfants (i.e. 3 à 8 ans) a montré que sur une durée de deux ans, la DO demeurait la même pour les deux tiers des enfants, mais que la stabilité augmentait avec l’âge [Dellatolas et al.,1998]. En ce sens, il semblerait donc que la latéralisation fonctionnelle de la DO se mette en place relativement précocement

10. Notons cependant que, dans de rares cas, les individus pratiquant certaines disciplines de tir, telles que le tir au pistolet, se voient dans l’obligation d’adopter une dominance œil-main homogène. Cette discipline sportive représente une contrainte d’adaptation forcée.

mais que celle-ci soit tout de même assujettie à une possible influence environnementale. A l’instar de la dominance manuelle, certains auteurs ont proposé que la DO puisse avoir une origine génétique. Reiss [1997] a par exemple révélé une corrélation forte entre la DO d’un groupe d’enfants et celle de leurs parents. De même, Annett [1999] a démontré qu’il y avait plus de chances pour un enfant de présenter une DO gauche (plus rare que la DO droite) si un ou deux de ses parents présentaient également une DO gauche. Ce constat a poussé Annett a proposé que la DO pourrait être intégrée à sa théorie du « right shift », initialement proposée en [1972], selon laquelle un même mécanisme prédisposerait génétiquement les individus à présenter une dominance hémi-sphérique gauche pour le langage, entraînant par la suite une prévalence droite pour la motricité de la main, du pied et donc de l’œil [Annett, 1972, 2000]. Notons cependant qu’une étude de Valera et al. [1999], portant sur 51 paires de jumeaux, s’inscrit en faux par rapport à ces études et montre que les asymétries perceptives ne relèvent pas d’une transmission génétique. Il semblerait donc que l’origine génétique de la DO soit moins évidente que celle de la dominance manuelle. En effet, une étude majeure s’intéressant à la transmission de la latéralité manuelle a révélé que chez les parents étant tous les deux droitiers, la probabilité d’avoir un enfant gaucher s’élevait à 16% tandis que celle-ci s’élevait à 19-20% pour les couples composés d’un parent droitier et d’un parent gaucher et à 40% pour les couples de deux parents gauchers [McKeever, 2000]. Pour essayer de déceler une éventuelle origine génétique de la DO, on peut se demander si les dominances manuelle et oculaire sont corrélées. Les proportions données par Bourassa et al. [1996] indiquent que 66% des droitiers ont un OD droit et que 60% des gauchers ont un OD gauche. Ces proportions semblent indiquer une prévalence de dominances homogènes (i.e. dominance manuelle et dominance oculaire montrant la même asymétrie). Selon McMa-nus et al. [1999], ces résultats plaident en faveur d’un modèle phénotypique : un individu qui écrit avec la main droite présente une plus grande probabilité d’avoir un OD droit et un gaucher présente une plus grande probabilité d’avoir un OD gauche. Cependant, à l’heure actuelle, aucune corrélation stricte n’a été révélée [Aswathappa et al., 2011] et aucune proposition satisfaisante n’a été donnée en faveur d’une potentielle relation entre

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ces deux dominances [Annett,1999;McManus et al.,1999]. De plus, une récente étude de Carey and Hutchinson [2013], sur laquelle nous reviendrons plus en détails ultérieurement (Chapitre III.4), n’a pas trouvé de relation entre l’intensité de la DO et l’intensité de la dominance manuelle.

D’un point de vue anatomique, une expérimentation animale menée sur des lapins permet d’apporter une autre hypothèse explicative à la genèse de la dominance oculaire. Les lapins ont la particularité de venir au monde les yeux clos et ce jusqu’aux environs de leur dixième jour de vie. Aux alentours de ce dixième jour de vie, Narang [1977] a observé que 19 des 24 lapins étudiés avaient ouvert l’œil droit quelques heures avant l’œil gauche tandis que les 5 autres lapins avaient ouvert l’œil gauche en premier. De manière très intéressante, il a découvert que le nerf optique de l’œil qui avait été ouvert en premier montrait une myélinisation supérieure à l’autre œil. Bien que cette asymétrie anatomique soulève l’idée d’une différence anatomique interoculaire, notons néanmoins que l’application de ce constat aux primates humains est à considérer très prudemment.