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Chapitre I. Géographie sociale des cimetières à Maracaibo

1. Histoire des cimetières de Maracaibo, un héritage colonial

Si l’Église catholique − intrinsèquement liée à la Couronne d’Espagne − a, dès le début du XVIe siècle, occupé une position centrale dans le processus d’urbanisation des villes coloniales latino-américaines (notamment par la construction d’édifices religieux85) elle a, dans le même temps, contribué à l’aménagement des premiers cimetières urbains. En effet, historiquement liés aux espaces religieux dans les villes occidentales chrétiennes (Lauwers, 1999) − et donc par extension, dans les villes coloniales latino-américaines – les espaces funéraires ont pendant longtemps (jusqu’au XVIIIe siècle en Europe et début du XIXe siècle au Venezuela) été bâtis autour des églises, chapelles, couvents ou autres monuments sacrés.

Les raisons de cette configuration spatiale sont simples : rassembler les fidèles catholiques, vivants et morts, au sein d’un même espace pour renforcer et pérenniser les liens communautaires :

« La présence des défunts renvoyait à l’Ecclésia sous toutes ces formes : une société spirituelle, constituée de la communion des fidèles, vivants et morts, mais aussi d’un réseau de bâtiments de pierre, enracinés dans la terre – terre où se trouvaient ensevelis, contre les murs des églises, les corps des chrétiens » (Lauwers, 1999, p.1072).

Par conséquent, la place des édifices religieux dans les villes constitue un indice fondamental pour appréhender à la fois l’histoire des cimetières urbains mais également, et plus largement, celle des sociétés. À Maracaibo – comme dans la plupart des villes chrétiennes (Iogna-Prat, 2013) −, elle permet de localiser certains cimetières anciens aujourd’hui disparus tels que : le cimetière Colonial (1829-1880), également appelé cementerio viejo (« vieux cimetière ») ; le cimetière des Étrangers ou des Anglais (1834-1942) ; et le cimetière de Santa Lucia (1881-1942) (Cf. Carte p.136).

Dans une approche socio-historique, ces cimetières permettent de comprendre la place que les individus et les groupes sociaux occupaient, à cette époque, au sein de la société vénézuélienne et ainsi de faire le lien avec le présent. Permettant d’effectuer un constat des évolutions sociales, culturelles mais également politiques, leurs histoires retracent les

85Dès 1494, le pape Alexandre VI (bulle pontificale Inter cetera du 14 mai 1494) ordonne aux rois catholiques d’évangéliser les populations indigènes pour en assurer leur contrôle et légitimer la présence espagnole dans le

« Nouveau Monde » (Roulet, 2008 ; Benoit, 2013). Suivant cette logique, l’Église confie également aux autorités coloniales la mission de construire des édifices religieux pour faciliter les conversions. Cette délégation est par la suite entérinée dans la loi des Indes de 1573 qui intègre l’ordre religieux aux procédures d’urbanisme et d’aménagement des territoires. À compter de cette date, les villes coloniales se structurent et s’organisent autour des monuments sacrés construits sur la place centrale (Ricart, 1947 ; Reps, 1965). Cette place constitue, encore aujourd’hui, un symbole fort de la domination coloniale où se concentre ses deux plus hautes instances : le pouvoir politique et religieux.

133 différentes formes d’intégration et/ou d’exclusion dans le temps et au sein des différents cimetières de Maracaibo.

1. 1. De la place des cimetières autour des édifices religieux…

Dans les sociétés occidentales, les espaces religieux ont pendant longtemps été associés aux espaces funéraires au sein des centres urbains. Cependant, dès la première période du Haut Moyen-Âge, des conciles tels que celui de Braga (Portugal) en 563, ou celui de Meaux (France) en 845, fixent certaines règles concernant l’organisation socio-spatiale des sépultures.

S’il était autrefois courant d’enterrer les morts dans l’enceinte même de certains lieux de culte, cette pratique devient dès lors un privilège réservé exclusivement à certains membres de l’Église catholique ou aux hauts représentants de la société (Ligou, 1975 ; Sapin, 1996). Le commun des mortels, quant à lui, est enterré au dehors, autour des murs paroissiaux :

« On n'enterrera personne dans les églises, mais en dehors et autour des murs ; car si des villes ont le privilège qu'on ne puisse enterrer les morts dans l'enceinte de leurs murailles, à plus forte raison doit-on observer la même chose dans les églises, à cause du respect qui est dû au corps des saints martyrs qui y sont enfermés » (Canon 35 du Concile de Braga, cité par Hefele et Leclercq, 1907, p.180).

Ainsi, dès cette époque, la place attribuée aux individus après leur mort révèle la place correspondante à leur position dans la hiérarchie sociale. Plus le défunt est enterré proche de l’édifice religieux – voire, à l’intérieur −, plus il est considéré par la société comme un individu honorable, légitime d’accéder à la protection divine. Les morts considérés, quant à eux, comme

« maudits » (hérétiques, non-catholiques, suicidés, excommuniés, enfants morts sans avoir eu le temps d’être baptisés, etc.) sont exclus socialement et spatialement à l’extérieur des portes de la ville. Selon l’historien D. Ligou, ils étaient généralement condamnés à être « brûlés et leurs cendres jetées au vent (c’est ce qui arriva à Jeanne d’Arc) » (Ligou, 1975, p.67) ou, enterrés au sein de fosses communes, sans cérémonies religieuses (Verdon, 2015).

Cette division socio-spatiale des sépultures est, au final, assez classique. Parallèlement à l’organisation sociale des villes occidentales chrétiennes, elle s’articule autour de trois axes : un centre (l’édifice religieux) réunissant les catégories sociales les plus favorisées et les hauts dignitaires de la société ; une première couronne (le cimetière autour de l’édifice religieux) rassemblant les classes populaires ; et une périphérie (hors les murs de la ville) regroupant l’ensemble des individus réprouvés par la société.

Au sein des villes coloniales latino-américaines, on assiste à une reproduction de l’organisation sociale des villes occidentales chrétiennes, les inégalités sociales étant marquées selon un gradient centre/périphérie. Cette organisation sociale se traduit tout autant

134 à l’échelle urbaine86 qu’à celle des églises et des cimetières. En effet, en conséquence de la colonisation et des missions catholiques, les espaces funéraires sont pour la plupart bâtis autour des sites religieux et les inhumations s’accomplissent, selon la tradition chrétienne, en fonction du statut social des individus, dans les « églises, couvents ou terrains annexes à ces espaces » (Semprún Parra et Guillermo Hernandez, 2018, p.473. Traduction personnelle).

Schéma 3: Place des cimetières dans les villes latino-américaines à l’époque coloniale, une reproduction de l’organisation sociale des villes occidentales chrétiennes

À Maracaibo, durant l’époque coloniale, les enterrements s’effectuent dans le centre de la ville (Elschnig, 2000). Une disposition de la Couronne d’Espagne de 1698 ordonne que les cimetières soient situés autour des églises de la ville pour y enterrer les classes populaires (Landaeta Rosales, 1906). La cathédrale de Maracaibo par exemple, église matrice érigée en 1585 sur la place centrale − la place Bolivar − possédait deux cimetières mitoyens. L’un, el Cementerio Norte, était destiné aux enfants et aux nouveaux nés ; l’autre, el Cementerio Sur, aux adultes (Morales Manzur, 2005). Idem pour le temple paroissial de Santa Bárbara, le couvent de San Francisco de Asís et la chapelle de Santa Ana situés à quelques pas de la Cathédrale. Leurs cours − ou patios − extérieurs étaient utilisés comme cimetières pour y

86La géographie sociale des villes coloniales latino-américaine fut somme toute construite sur un modèle assez simple (Fournier, 2010b). Si durant l’époque coloniale, le centre des villes était réservé aux élites sociales (les colons blancs espagnols), la deuxième couronne était généralement occupée par des artisans, des Espagnols moins fortunés ou encore des métis. La périphérie, quant à elle, rassemblait les populations les plus défavorisées, très souvent indigènes (Gruzinski, 1996). Elle s’organisait généralement autour d’églises (plus petites que celles bâties en centre-ville) ou de couvents, tenus par des missionnaires religieux chargés de convertir ces populations à la foi chrétienne (Tricart, 1964 ; Gibson, 1978 ; Bataillon, Deler et Théry, 1991).

Frontière entre la ville des morts et celle des vivants L’édifice religieux inscrit au centre de la ville.

Seules les catégories sociales les plus favorisées pouvaient y être enterrées.

Les individus considérés comme « maudits » sont rejetés hors les murs de la ville après la mort.

Le cimetière construit autour de l’édifice religieux. Délimité par des murs, il rassemble l’ensemble des tombes appartenant aux classes populaires.

Réalisation schéma : C.V., 2019

135 enterrer les classes populaires de la société maracaibera. Les « morts nobles » ou appartenant à l’élite sociale étaient, quant à eux, enterrés dans l’enceinte même de ces édifices religieux (Gutiérrez, R, 1988). De surcroît, ce privilège funéraire s’étendait très souvent aux autres membres de leur famille, une manière symbolique de prolonger après la mort − parfois sur plusieurs générations − le prestige familial (Rijos et Leal González, 2007).

Place des édifices religieux à Maracaibo à la fin du XIXe siècle :

3. La chapelle Santa Ana, également située dans le quartier Bolivar est construite plus tard en 1601.

Aujourd’hui, elle occupe l’un des plus grands hôpitaux de la ville, l’hôpital Central Urquinaona.

4. Le temple paroissial de Santa Bárbara construit en 1583 et situé à quelques pas vers l’Ouest de la Cathédrale de San Pedro et San Pablo.

5. Le couvent ou église de San Francisco de Asís érigé à partir 1623. Fermé en 1885, il devient 1891 le premier siège de l’Université du Zulia fondé par le recteur F. Ochoa (Cf. p.147), avant d’être finalement reconverti en église en 1918.

6. La basilique Nuestra Señora de Chinquinquirá (plus connue sous le nom de basilique de la Chinita, patronne du Zulia) édifiée en 1668. Elle est aujourd’hui un lieu de pèlerinage important.

7. La chapelle de San Buenaventura construite en 1814. Elle devient Panthéon régional du Zulia en 1995. Celui-ci abrite aujourd’hui les restes de nombreux personnages illustres de l’État du Zulia.

8. Le temple de San Felipe Neri (Cf. Carte n°) construit en 1835. Aujourd’hui en état de ruine, il reste néanmoins considéré comme un édifice historique pour la ville de Maracaibo.

Comme partout en Amérique

Réalisation carte : C.V., 2019. Source : Suárez Acosta, 2010, p.105

136 1. 2. … aux cimetières « hors les murs » de la ville

Cette organisation sociale des sépultures dura jusqu’à la période d’indépendance du Venezuela87, et plus exactement jusqu’en 1827, date à laquelle S. Bolivar – surnommé le Libertador − proscrit l’inhumation de tous les cadavres, sans exception, au sein, mais également autour des lieux sacrés (Velasco Garipoli, 2012) :

« Cette disposition a été ratifiée à maintes reprises par décrets présidentiels successifs, d’abord dans la Grande Colombie, puis dans le Venezuela, compte tenu de la résistance de certains catholiques. Elle fut transgressée à plusieurs reprises lors de l’enterrement de personnages du clergé et de l’aristocratie qui, malgré tout, reposent dans les églises, comme on peut le voir actuellement à Maracaibo dans la cathédrale, l’église de Cristo de Aranza, celle de Santa Bárbara, entre autres » (Morales Manzur, 2005, p.10. Traduction personnelle).

Cette décision intervient dans la continuité du décret du 23 prairial an XII (12 juin 1804) signé en France par Napoléon Ier qui interdit toutes inhumations au sein des églises ou lieux privés et obligent les communes à créer de nouveaux cimetières hors de l’enceinte des villes et des faubourgs. Si en Europe, cette mesure est justifiée par des arguments hygiénistes (la volonté d’éloigner les cimetières repose sur l’intention de mettre un terme à la promiscuité présente entre les vivants et les morts afin d’éviter d’éventuelles contaminations suite à plusieurs périodes d’épidémies), elle s’inscrit, au Venezuela, dans une volonté soumise par S. Bolivar et F. de Miranda de subordonner l’Église à l’État. Loin d’engager un processus de laïcisation du pays, l’idée est avant tout de limiter l’influence du pouvoir clérical au profit du pouvoir étatique (Elschnig, 2000 ; Krzywicka, 2014). La première constitution du Venezuela rédigée en 1811 en atteste. En effet, si l’Église catholique est désormais placée sous la protection et le contrôle de l’État vénézuélien, le catholicisme est néanmoins reconnu comme la seule religion légitime d’y être pratiquée :

« La première constitution vénézuélienne n’introduit pas la liberté de confession, mais adopte, en accord avec l’idée d’un confessionnal fermé, le concept d’État confessionnel républicain, reconnaissant la religion catholique comme la religion de l’État et excluant la pratique d’autres confessions dans le territoire vénézuélien. De cette façon, le catholicisme devint l’objet de protection et, dans le même temps, de contrôle de l’État » (Krzywicka, 2014, p.20.Traduction personnelle).

Ainsi s’initie, à partir de ce moment, une étape de sécularisation dans l’histoire des cimetières à Maracaibo. Désormais placés sous le contrôle de l’État vénézuélien, la majorité des cimetières situés autour des édifices religieux sont fermés pour être reconstruits ailleurs, aux portes de la ville (Elschnig, 2000). Dans le même temps, les étrangers européens non-catholiques, ceux immigrés durant la colonisation, construisent leurs propres cimetières,

87Sous l’impulsion de F. de Miranda et de S. Bolivar, l’indépendance su Venezuela est proclamée par un congrès élu au suffrage censitaire le 5 juillet 1811.

137 communautaires, opposés aux cimetières catholiques. Trois cimetières, aujourd’hui disparus, voient ainsi le jour à cette époque :

o Le cimetière Colonial, cimetière catholique surnommé cementerio viejo (« vieux cimetière ») ou Cimetière Général de Maracaibo est édifié en 1829, deux ans après l’interdiction énoncée par S. Bolivar. Autrefois situé derrière la Basilique de Chiquinquirá, le long de la rue El Tránsito − aujourd’hui Place Centenaria dans le centre de la ville − il abritait l’élite sociale catholique de Maracaibo. Il fut fermé en 1880 et détruit en 1942.

o Le cimetière des Étrangers et des Anglais, cimetière non-catholique. Socialement opposé au premier, il fut fondé en 1834 par une association, « la colonie étrangère résidante à Maracaibo » (Morales Manzur, 2005, p.16), uniquement pour accueillir les étrangers non-catholiques de la ville. Fermé en 1842 et pillé en 1942 pour la réutilisation du marbre des monuments funéraires au profit d’œuvres civiles (Casals Sesto, 2012), il est aujourd’hui remplacé par les bureaux du journal quotidien de la ville : Panorama.

o Le cimetière de Santa Lucía, inauguré en 1881 au Nord de la chapelle de Santa Ana. Fermé lui aussi en 1942, il était destiné à recevoir les individus les plus défavorisées de la ville (Morales Manzur, 2005 ; Arrieta, 2008).