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Chapitre I. Une démarche de comparaison

Carte 3 Espace laboratoire n°1

Dès mon arrivée à Maracaibo à la fin de l’année 2011, ce choix de destination se révéla pertinent d’un point de vue de mes appétences de recherche. En effet, j’appris rapidement l’existence des Guajiro (ou Wayúu), peuple d’origine indigène semi-nomade, dont l’une des particularités culturelles repose sur la réalisation d’un rituel funéraire en deux temps (deux enterrements) et dans deux espaces différents (deux cimetières). Ce phénomène socioculturel

54 Accords établis depuis 2006 entre l’Université de Caen Normandie et l’Université du Zulia (LUZ) à Maracaibo.

Réalisation carte : C.V., 2018

82 attisant ma curiosité, j’entamais mes premières lectures sur ce sujet, a priori plus rattaché à l’anthropologie qu’à la géographie. Cependant, je pris connaissance des enjeux socioculturels mais également politiques concernant l’inscription spatiale des Guajiro. Si ces derniers restent attachés − encore aujourd’hui − d’un point de vue socioculturel et géographique à leur territoire ancestral, la péninsule de la Guajira, situé à seulement une vingtaine de kilomètres au Nord de Maracaibo, ils sont largement présents et intégrés à la dynamique de la ville. Dans ce rapport géographique complexe, je pris conscience de l’opportunité de recherche dont je disposais et décidais dès lors d’engager la construction du mémoire de Master 1 en reliant la question de la dynamique des processus de migration des Guajiro avec celle de la pérennisation de leurs traditions funéraires55.

1. 1. 1. La comparaison comme outil de lecture des mécanismes sociaux et culturels présents à différentes échelles d’analyse

En ce sens, le recours à la comparaison semblait un choix judicieux pour tenter de comprendre les transformations sociales et culturelles des Guajiro entre le territoire de la Guajira et la ville de Maracaibo. En considérant l’espace du cimetière comme un vecteur des modes d’intégration et/ou d’exclusion des individus et des groupes sociaux, l’analyse comparative des marquages symboliques et identitaires entre les cimetières de Maracaibo et (quelques-uns) de la Guajira fit ressortir, à l’échelle locale et régionale, les différentes formes d’inégalités sociales présentes, matériellement dans l’organisation spatiale des cimetières et, d’un point de vue modal, dans l’expression des pratiques culturelles guajiro. En plus de poser la question de l’accessibilité des Guajiro au sein des cimetières de Maracaibo, la démarche comparative laissa entrevoir, de manière plus générale et à l’échelle nationale, celle des reconnaissances indigènes. Trois angles de vue furent appréhendés en ce sens : le sentiment d’appartenance des Guajiro (à l’échelle de l’individu) à leur groupe d’appartenance d’origine ; la manière dont les Guajiro (à l’échelle du groupe ou de la communauté) se définissent, se représentent et revendiquent parfois leurs droits au sein de la société vénézuélienne. Enfin, la place accordée aux Guajiro (perçus en tant que minorité ethnique) par les pouvoirs politiques vénézuéliens au sein de l’État-nation. En fonction du degré d’intégration et du sentiment d’appartenance des Guajiro aux espaces urbains, il apparaissait l’hypothèse que les marquages symboliques et identitaires au sein des cimetières allaient être atténués, renforcés, voire totalement transformés. Ainsi, la démarche comparative devait être utilisée comme un moyen de rendre compte de la complexité des mécanismes sociaux et culturels ou, selon la théorie de P. Hedstrôm et R. Swerberg dans leur ouvrage Social Mechanisms paru en 1998, des

55 Varnier, C, 2012. Cimetière et rituel funéraire wayúu, entre traditions, phénomène d’acculturation à la ville et symbolisation de l’espace-temps. Mémoire de master 1 en géographie sociale, sous la direction de Jean-Marc Fournier, Université de Caen Basse-Normandie.

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« mécanismes situationnels », « d’action » et « de transformation » présents à différentes échelles d’analyse entre et au sein des sociétés (Hedstrôm et Swerberg, 1998).

S’il n’est pas nécessaire de chercher à expliquer la théorie de P. Hedstrôm et R.

Swerberg dans sa globalité, elle mérite néanmoins que l’on s’y attarde un instant afin de comprendre le processus réflexif qu’elle a engendré dans la construction de ma pensée scientifique. Je tenterai donc ici d’en exposer brièvement ses propos en créant volontairement le parallèle avec la manière dont j’ai souhaité mener ce travail de thèse.

1. 1. 2. De la complexité des phénomènes socioculturels à leurs décompositions en mécanismes individuels

Dans la continuité des travaux du philosophe et sociologue marxiste analytique, J. Elster –notamment l’ouvrage Nuts and Bolt for the Social Sciences (1989) – et du modèle

« macro-micro-macro » de James Coleman (1990), la théorie de P. Hedstrôm et R. Swerberg repose sur l’idée que l’explication de phénomènes sociaux et culturels complexes doit passer par un processus de « décomplexification » (Yon, 2008), à savoir de décomposition des phénomènes en mécanismes individuels, sous-ensembles isolés ou interactionnels. En clair, comment certains événements contextuels (situationnels) engendrent certaines réactions, décisions et actions spécifiques individuelles (et non individualistes) qui, agrégées entre-elles, peuvent se transformer en actions collectives pour former un tout social ? En partant du fait qu’un phénomène social − si tant est qu’il le soit car l’organisation interne d’un groupe social n’est pas forcément « la manifestation de la vie d’un groupe » en tant que tel (Mauss et Fauconnet, 1901) – résulte toujours d’un enchainement causal faisant émerger un ensemble d’actions individuelles (Yon, 2008) régies par la/les structure(s) sociale(s), l’enjeu de cette recherche liminaire, et par la suite de cette thèse, fut d’essayer de comprendre comment les individus agissent individuellement (en fonction de leurs croyances, préférences et/ou opportunités) et interagissent entre eux (de manière intentionnelles ou non) au sein de leur(s) groupe(s) d’appartenance. Aussi, comment ces groupes se définissent et se positionnent collectivement (en concordance ou en opposition) par rapport à d’autres groupes sociaux qui, eux-mêmes, sont régis en fonction de normes et de valeurs collectives déterminées par une structure sociale de référence ?

Si ces interrogations m’amenèrent à réfléchir de façon scalaire à la fois sur la place occupée par les individus au sein de leur(s) groupe(s) d’appartenance, entre logiques d’action individuelles et logiques d’action collectives, mais aussi sur le fonctionnement des rapports entre groupes sociaux au sein de l’ensemble de la société, elles posèrent plus spécifiquement la question des interactions sociales et des rapports de domination exercés à l’échelle interindividuelle, intra et inter-groupale. En ce sens, il fallut veiller à ne pas « réduire » la complexité des rapports sociaux en une conception binaire (dominants/dominés), vision

84 essentialiste amenant à une lecture trop simpliste et erronée des réalités sociétales. En effet, de la même façon qu’il est absolument indispensable de dépasser l’image idyllique du mythe des « bons sauvages » (dominés) s’opposant aux « européens pervertis » (dominants) dépeints dans les Essais de Montaigne (1533-1592) − ou Confessions de Rousseau (1782) − pour suivre un axe de réflexion d’avantage diderotien56 qui sous-entend le fait qu’il n’existe ni de

« bons », ni de « cruels sauvages» (Diderot, 1796) mais uniquement des individus agissant individuellement ou collectivement en réaction à des situations auxquelles ils sont confrontés, il fut nécessaire de considérer la question des divisions sociales et des gouvernances au sein même des groupes indigènes.

1. 1. 3. Entre logiques endogènes et logiques exogènes, la question des subdivisions sociétales

À l’image des sociétés hiérarchisées, les groupes indigènes ne constituent pas des groupes socialement homogènes. D’un point de vue endogène, ces groupes sont organisés structurellement par rapport à des normes (fixant les droits et les obligations de solidarité entre les membres d’un groupe ou d’une société) fondées sur un ensemble de valeurs socio -culturelles « traditionnellement » partagées et transmises par les individus membres afin de garantir des formes de cohésion sociale intra-groupale. Cette organisation implique une répartition des rôles sociaux (selon l’âge, le sexe, l’espace de résidence et le statut économique des individus) et donc la présence d’autorités politiques (ex. des chefferies) assurant, par l’établissement de lois et de systèmes juridiques, le maintien de l’ordre social entre les différents membres du groupe. Cependant, bien que partageant un héritage social et culturel commun, il arrive parfois que les individus membres ne répondent pas tous aux mêmes autorités normatives. Plusieurs systèmes juridiques sont alors susceptibles d’entrer en jeu.

C’est le cas notamment lorsque les groupes indigènes sont composés de « sous-groupes » intra-groupaux − systèmes segmentaires décentralisés – comme les clans familiaux ou lignagers. Ici, l’autorité repose sur un système de parenté (patri ou matrilinéaire) déterminé par la place des individus dans la chaîne du sang (les membres les plus âgés du groupe prédominent généralement les jeunes générations).

En somme, si l’objectif de ce travail liminaire était d’essayer de comprendre les mécanismes de transformations sociales et culturelles des Guajiro en questionnant leurs différents rapports aux espaces, il fut impératif de ne pas considérer le groupe indigène comme un ensemble uniformisé, mais bien comme un réseau d’interactions et de représentations sociales complexes dans lequel les individus membres sont susceptibles d’agir individuellement à la fois au sein mais aussi hors du cadre collectif. En ce sens, comparer les différentes logiques d’actions individuelles et collectives – notamment au travers de

56 Cf. Supplément au voyage de Bougainville de D. Diderot (1772, p.164).

85 la pratique du rituel funéraire et des représentations de la mort – permit d’appréhender l’entrecroisement des rapports sociaux et spatiaux des Guajiro entre leurs espaces de vie et leurs espaces vécus (Di Méo, 2016b). En accord avec la définition donnée par O. Hoffmann et V. Gouëset, la communauté (ou groupe indigène) : « n’existe que dans les allers-retours entre des logiques endogènes et exogènes, entre les niveaux local et global, entre auto et hétéro-définition, entre assignation et adhésion identitaire » (Hoffmann et Gouëset, 2006).

Ainsi, s’il est inutile de chercher à généraliser la dynamique des rapports sociaux entre groupes indigènes, sociétés et États à l’ensemble de l’Amérique latine, une comparaison à l’échelle internationale avec d’autres systèmes sociaux, culturels et politiques latino-américains sembla pertinente pour tenter de comprendre la place que les individus et groupes indigènes occupent en fonction de l’espace géographique dans lequel ils expriment et revendiquent leurs appartenances.

1. 2. Vers la construction d’une étude comparative à l’échelle internationale De retour en France à la fin de l’année 2012, je défendis mon mémoire de Master 1 à l’Université de Caen-Normandie et commençai progressivement à réfléchir à la perspective d’élaboration d’un projet de thèse. L’idée était, tout en gardant les travaux réalisés au Venezuela comme base de recherche, d’élargir la problématique énoncée pour le Master 1 à d’autres contextes socioculturels, géographiques et politiques latino-américains. Il s’agissait en réalité de vérifier si les résultats obtenus au Venezuela auprès des Guajiro concernant leurs différents modes d’appropriation des espaces urbains et ruraux − en lien avec la question de leurs représentations socioculturelles et de leurs rapports entretenus avec la société vénézuélienne − pouvaient être transposés, ailleurs, à d’autres groupes sociaux minorisés socialement et politiquement au sein d’États-nations. Dans un contexte actuel de mondialisation des échanges, de mobilités généralisées et d’uniformisation des cultures, la démarche comparative à l’échelle internationale avec d’autres pays d’Amérique latine fut alors envisagée comme un moyen de mettre en relation, au travers de cas d’études spécifiques, les différentes dynamiques de changement social et culturel indigène.

1. 2. 1. Le Mexique comme second terrain de recherche (2013-2015)

C’est à la fois pour des raisons institutionnelles mais également pour son rapport culturel spécifique à la mort que je choisis le Mexique comme second terrain de recherche pour la thèse.

Comme pour le Venezuela, des accords d’échanges interuniversitaires relient depuis 2010 l’Université de Caen-Normandie à l’Université de Puebla (BUAP). Bien que n’ayant pas participé à ces échanges dans le cadre de mon parcours universitaire, il fut discuté avec

86 mon directeur de thèse, J-M Fournier, la possibilité de mettre en place une codirection de thèse avec G. López Angel, professeur d’anthropologie à l’Université de la BUAP. Compte tenu d’un contexte géopolitique au Venezuela qui, dès 2013 commençait progressivement à se dégrader (mort de H. Chávez en mars 2013) et d’une instabilité administrative à l’Université de Maracaibo, cette codirection avec l’Université de Puebla semblait préférable, d’autant qu’elle m’offrait la possibilité de croiser stratégiquement deux disciplines : la géographie et l’anthropologie.

Le premier séjour à Puebla se déroula sur deux mois (avril-mai 2013) dans le cadre du stage de Master 2 de géographie sociale. Les enjeux étaient doubles : établir des liens de codirection avec l’Université de la BUAP et tenter d’élargir, en vue de la construction du projet de thèse, ma problématique de recherche à un nouveau contexte socioculturel, géographique et politique. Comme pour le Venezuela, il s’agissait de rendre compte des transformations sociales et culturelles indigènes au moyen d’une analyse de leurs modes d’appropriation des espaces urbains et ruraux. Par conséquent, l’une des premières étapes fut déjà d’entrer en contact avec des groupes indigènes qui – de la même manière que les Guajiro − pratiquent la

« multiterritorialité » (Haesbaert, 2011) entre leur territoire ancestral et les villes.