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Chapitre I. Une démarche de comparaison

Carte 4 Espace laboratoire n°2

Réalisation carte : C.V., 2018

87 Durant ce séjour, deux groupes indigènes retinrent particulièrement mon attention en raison de leur répartition géographique : les Nahuas57 − d’origine linguistique uto-aztèque − répartis principalement entre le Nord de l’État de Puebla, l’État de Veracruz et l’État de Tlaxcala ; et les Mixtèque − d’origine linguistique oto-mangue − occupant la moitié Ouest de l’État de Oaxaca, l’État de Guerrero, ainsi que la partie Sud de l’État de Puebla. Dans un État tel que celui de Puebla où le nombre d’habitants se reconnaissant comme appartenant à un groupe indigène est supérieur à un million (INEGI, 2010 et 2015)58, il apparut pertinent de s’intéresser à l’inégale répartition géographique des deux groupes mentionnés au sein de cet État. En effet, selon le recensement de l’INEGI de 201059, le náhuatl représentait la langue indigène la plus parlée au sein de l’État de Puebla avec 436.819 pratiquants, contre seulement 8.423 individus pratiquant le mixtèque (sur un total de 601.680 individus parlant une langue indigène dans l’État de Puebla). En posant l’hypothèse que les savoirs et savoir-faire ancestraux des groupes indigènes sont davantage préservés dans les territoires où leurs langues traditionnelles sont encore pratiquées, une comparaison des formes d’appropriation de l’espace par les Nahua et les Mixtèque au sein de la ville de Puebla pouvait être envisagée pour tenter de démontrer leurs différences en termes d’intégration, d’assimilation et/ou de résistance à la société mexicaine.

Cependant, dans la pratique du terrain, je dus renoncer à certaines de mes ambitions de départ concernant notamment la comparaison des modes d’appropriation de l’espace entre ces deux groupes indigènes. Malgré un travail de terrain initié au Nord de l’Etat de Puebla au sein d’une commune indigène nahua, San Miguel Canoa, il me fut difficile d’établir des contacts de confiance dans un temps limité. Les données recueillies sur place ne pouvant être correctement interprétées sans l’appui d’entretiens, je choisis d’en écarter l’étude de ma thèse60 pour concentrer mon temps à l’étude d’un seul groupe indigène : les Mixtèque.

Cette expérience de terrain débuta de manière bien différente de la première. En effet, la possibilité d’entrer en relation avec une communauté mixtèque du Sud de l’Etat de Puebla me fut proposée par G. López Angel dès mon arrivée à Puebla. À la lecture de mon projet, il

57Selon le recensement intermédiaire de l’INEGI de 2015, 23.4% des individus parlant une langue indigène au Mexique pratiqueraient le náhuatl (langue originelle des Nahuas). Il s’agit de la langue indigène la plus parlée au Mexique. Cf. INEGI. Principales resultados de la Encuesta Intercensal 2015. Estados Unidos Mexicanos, p. 64.

URL http://internet.contenidos.inegi.org.mx/contenidos/Productos/prod_serv/contenidos/espanol/bvinegi/produ ctos/nueva_estruc/702825078966.pdf

58Selon le recensement de l’INEGI de 2010, il y avait 1.018.395 individus se reconnaissant comme appartenant à un groupe indigène au sein de l’État de Puebla (pour un total de 5.779.829 habitants). En 2015, ils étaient 1.094.923 (pour un total de 6.168.883 habitants).

59Cf. INEGI. Principales resultados del Censo de Población y vivienda 2010. Puebla, p.45. URL : http://

internet.contenidos.inegi.org.mx/contenidos/Productos/prod_serv/contenidos/espanol/bvinegi/productos/censos /poblacion/2010/princi_result/pue/21_principales_resultados_cpv2010.pdf

60 Nous évoquerons tout de même dans la troisième partie de cette thèse (Chapitre II, p.280) le cimetière nahua de San Miguel Canoa dans le cadre de l’étude des panthéons de juntas auxiliares de Puebla.

88 me mit en contact avec l’une de ses étudiantes en Master d’anthropologie, L. García Mello61. Celle-ci m’invita à venir la rejoindre sur son terrain de recherche, El Rosario de Micaltepec, une commune rurale d’environ 250 habitants (INEGI, 2010)62, située en plein cœur de la Mixteca poblana (territoire ancestral mixtèque au sein de l’Etat de Puebla). Une fois sur place, elle me présenta à quelques habitants dont S. Martinez, résident permanent au sein de la commune, qui me reçut pendant plusieurs jours au sein de sa maison familiale avec une grande hospitalité. Fier de sa commune et de ses origines, ce dernier n’hésita pas à me transmettre une grande partie de ses savoirs et savoir-faire traditionnels63. Bien qu’il ne soit pas question ici d’entrer dans le détail des entretiens passés avec S. Martinez et sa famille, cette rencontre marque un tournant essentiel dans le processus de construction de cette thèse en comparaison internationale. Pendant les deux ans qui suivirent, je suis retournée leur rendre visite chaque novembre au moment d’un événement particulier − caractéristique de la vie mexicaine − celui de la fête des morts ou Día de los Muertos. L’un des objectifs fut notamment de comprendre comment la vie sociale de cette communauté rurale s’organiseou − devrait-on plutôt dire − se réorganise autour d’espaces de partage et de sociabilité lors de ces festivités. En effet, si au cours de l’année, une grande partie de la population du Rosario migre vers les États-Unis (Chicago, Brooklyn) ou vers les centres urbains mexicains (Puebla, D.F de Mexico, Oaxaca, etc.) pour des raisons économiques, sociales mais également éducatives (Montemayor, 2008 ; Lestage, 2009 ; García Mello, 2013 ; Díaz Ramírez, 2015), beaucoup sont ceux qui – lorsqu’ils le peuvent – reviennent sur ces temps spécifiques afin de prouver leur rattachement identitaire à la communauté. Le cimetière, espace privilégié de la fête des morts constitue, en ce sens, un espace-laboratoire propice pour comprendre les transformations sociales et culturelles qui affecte de près ou de loin la communauté du Rosario de Micaltepec.

Outre les travaux de recherche réalisés au sein de la communauté mixtèque rurale du Rosario de Micaltepec pour tenter de comprendre en quoi le rituel du Día de los muertos joue un rôle essentiel dans l’équilibre du groupe (entre les résidents permanents et les membres émigrés) et en quoi il est également un révélateur de son évolution, une partie de mes travaux a été réalisée au sein de la ville de Puebla. À l’instar du Venezuela, l’ambition fut d’effectuer une étude comparative de l’organisation des cimetières et des pratiques funéraires à l’échelle intra-urbaine pour tenter de repérer, sur les tombes, des marquages symboliques et identitaires d’origine mixtèque. Par l’analyse des marquages symboliques mais aussi de la place des tombes dans les cimetières, il s’agissait d’essayer de comprendre la manière dont les membres

61 La « thèse » de Maestria de Lorena fut soutenue 20 janvier 2017 à l’Université de la BUAP sous la direction de Gloria Marroni et s’intitule : « Las coyunturas afectivas en un contexto de migración transnacional del estado de Puebla » (Les conjonctures affectives dans un contexte de migration transnationale dans l’Etat de Puebla).

62Il n’existe pas de données plus récentes que celles de 2010 à l’heure actuelle.

63 Les entretiens avec Salvador Martinez pouvaient durer des journées entières, depuis le lever du soleil jusqu’au soir. Toute la journée était consacrée à le suivre dans ses activités. Devant la quantité pharamineuse de matériaux audio récolté en sa compagnie, j’ai choisi de ne traduire que les passages importants pour cette thèse. Cf. en Annexe, p. 483, le tableau récapitulatif de l’ensemble des entretiens.

89 émigrés des communautés mixtèque sont intégrés et se sentent appartenir à la société dominante au sein des espaces urbains. Entre 2013 et 2015, trois voyages furent réalisés (avril-mai 2013, octobre-décembre 2013, octobre-décembre 2015) et 18 cimetières furent étudiés et analysés dans l’agglomération de Puebla (les 10 autres cités, p.110, correspondent à des cimetières de communes avoisinantes ou indigènes – mixtèque ou nahua.). Si les résultats obtenus démontrent qu’il est aujourd’hui difficile de différencier à la ville une tombe indigène d’une tombe non-indigène, les cimetières de Puebla laissent cependant apparaître une grande hétérogénéité des formes funéraires d’un point de vue structurel, mais également ornemental.

La diversité des tombes, de même que la place qu’elles occupent dans les cimetières, est représentative d’une certaine hétérogénéité culturelle et d’une mixité sociale qui compose la société poblana dont il sera question, sous forme de typologie, de rendre compte au cours cette thèse.

1. 2. 2. Un troisième terrain au chili, au cœur de l’Araucanie

Dans l’optique d’établir un troisième point de comparaison avec les cimetières déjà étudiés au Venezuela et au Mexique, je me suis rendue au Chili pour la première fois en mars 201464 et plus précisément en Araucanie région située à environ 700 km au Sud de la capitale (IXe région du pays. Cf. Carte 5). Le choix de cette région se justifie par le fait que son histoire est intimement liée à celle des Mapuche – anciennement appelés les Araucans65– peuple indigène, reconnu comme l’un des rares d’Amérique latine à avoir radicalement refusé de se soumettre à l’impérialisme espagnol (Boccara, 1998 ; Bengoa, 2000 ; Obregón Iturra, 2015 ; Le Bonniec, 2018). En effet, jusqu’à la période de l’indépendance du Chili, le fleuve du Bío-Bío (limite régionale Nord de l’Araucanie) marquait la frontière naturelle entre le territoire colonisé (au Nord) et le Wallmapu, territoire mapuche (au Sud). Fortement empreinte de cet héritage, la région reste encore aujourd’hui traversée par d’importants enjeux de luttes et de résistances identitaires mapuche66 pour la réappropriation de certains espaces (Hirt, 2007 ; Guevara et Le Bonniec, 2008 ; Le Bonniec, 2009 ; Sepúlveda, 2012 ; Barbut, 2012).

Dans ce contexte, ma démarche d’analyse s’est révélée assez différente de celle réalisée au Venezuela et au Mexique. Arrivée à Temuco sans aucun contacts institutionnels – et même personnels −, je me suis en premier lieu rendue à l’Université Catholique de Temuco, et plus

64 Les travaux ont été réalisés au cours de la période 2014-2016. Au total quatre séjours, plus ou moins longs, ont été effectués (mars-mai 2014 ; juillet-août 2014 ; mars-avril 2015 et mars-août 2016) en région d’Araucanie.

65 Nom attribué aux Mapuche par les colons espagnols. Il est très souvent associé au célèbre poème d’A. de Ercilla publié entre 1569 et 1589, La Araucana, relatant les épisodes de la conquête du chili, et notamment de la guerre d’Arauco opposants les Mapuche aux Espagnols pendant près de 300 ans (du XVIe jusqu’à la déclaration d’indépendance du Chili au XIXe siècle). Aujourd’hui, ce vocable à forte connotation coloniale n’est quasiment plus employé pour désigner les Mapuche qui en rejette radicalement l’usage (Obregón Iturra, 2015).

66D’après le recensement de 2012 de l’INE, 84,11% de la population indigène au Chili se reconnait comme Mapuche, soit plus d’1,5 million d’individus. Á l’échelle nationale, la région de l’Araucanie est, après la région Métropolitaine, le 2ème pôle de concentration indigène avec une prééminence de population mapuche (18,9% de la population totale régionale, soit environ 285.411 individus s’identifiant comme Mapuche).

90 spécifiquement au laboratoire d’anthropologie CES (Centros de Estudios Socioculturales) où j’ai eu la chance de rencontrer plusieurs auteur -e-s engagé--e-s, de près ou de loin, dans la lutte mapuche : F. Le Bonniec, X. Alarcón, M.

Berho, B. Pantel, etc. que je remercie vivement pour leur soutien. En effet, ces derniers, après avoir pris connaissances de mes divers travaux chez les Guajiro et les Mixtèque m’ont tout de suite offert la possibilité de m’exprimer lors de séminaires organisés par le CES. J’ai ainsi peu à peu réussi à « faire ma (petite) place » dans un réseau scientifique foisonnant et rencontrer de nombreux-ses acteur-rice-s clés pour mener à bien mes recherches in situ.

À ce propos, l’un des objectifs a été de d’interroger le degré d’intensité des marquages identitaires mapuche pour comprendre la place qu’ils occupent dans les cimetières de la région, depuis l’échelle de Temuco, jusqu’à celle des communautés rurales mapuche de la commune de Galvarino (Colpisur, Perez Neyes, Pitrihuen et Curihuentro), de Chol-chol (Coihue) ou bien d’Ercilla (Rayen Mapu). En effet, si le « conflit mapuche » alimente très fortement les sujets de discussion en ville, il est davantage vécu et ressenti au sein des zones les plus reculées et moins denses de l’Araucanie. Au travers de l’observation de la diversité des espaces de la mort dans la région (cimetières municipaux, de centre-bourg, eltún « actifs » ou récupérés par les entreprises forestières, etc.), j’ai été amenée à étudier, plus spécifiquement, la question des résistances identitaires mapuche et des multiples formes de revendications qui s’expriment, après leurs morts, sur leurs tombes.