• Aucun résultat trouvé

Chapitre I. Géographie sociale des cimetières à Maracaibo

Document 5 Cimetière des Étrangers et des Anglais (ou protestant)

C’est finalement dans ce contexte que l’on voit apparaitre les premiers cimetières privés de la ville. Des compagnies anonymes s’associent pour créer leur propre cimetière en fonction de leurs croyances, statut social ou encore statut d’autorité. Exemple notoire, le cimetière privé El Cuadrado, autrement appelé Nuevo cementerio (« Nouveau cimetière »).

Fondé en 1879, par la « compagnie anonyme des nouveaux cimetières » (Besson, 1973), il s’agit − malgré sa dénomination − du plus vieux cimetière encore actifaujourd’hui.

Fondée sur un modèle urbain unique, imposé par l’empire espagnol et codifié dans la loi des Indes de 1573, la ville de Maracaibo s’organise – comme dans la plupart des villes

Source : Archive historique du Zulia, coll. Kurt nagel von Jess, 1920

138 chrétiennes européennes (Iogna-Prat, 2013) − autour d’une place centrale (ici, la place Bolivar) qui concentre les hautes instances à la fois du pouvoir politique et du pouvoir religieux. Par conséquent, la place des anciens espaces funéraires est, elle aussi, marquée par cet héritage colonial. À l’instar de la majorité des villes coloniales latino-américaines, elle est annexée aux espaces religieux jusqu’à la période d’indépendance (de 1810-1830 pour le Venezuela). Les morts y sont socialement et spatialement divisés − comme dans la ville − en fonction de leurs conditions économiques et de leur rang dans la hiérarchie sociale (plus ils sont proches de l’édifice religieux et plus ils sont considérés par la société comme des individus importants). Cependant, après cette période d’indépendance, la place des espaces funéraires change (l’Église catholique est dès lors placée sous la protection et le contrôle de l’État vénézuélien). Les anciens cimetières situés à proximité des édifices religieux sont pour la plupart fermés, détruits, et de nouveaux cimetières apparaissent aux portes de la ville − ville qui, par ailleurs, ne cesse de s’étendre.

Aujourd’hui, la ville de Maracaibo compte cinq cimetières actifs (Cf. carte 6, p.140) : El Cuadrado (ou Nuevo Cementerio) construit en 1879 ; El San José, plus connu sous le nom de El Redondo (1925) ; El Sagrado Corazón de Jesús (1941) ; le Panthéon régional (1995) et le Parc Métropolitain El San Sebastián (2003)88. Séparés des espaces religieux, ces « nouveaux » cimetières publics ou privés revêtent chacun une identité propre − définie au moment de leurs constructions respectives − qui conditionne à la fois l’accès des individus et des groupes sociaux à ces espaces mais également, leurs modes d’usage et d’appropriation.

En respectant la grille d’observation définie au préalable de l’enquête de terrain (Cf.

p.109) et en s’appuyant sur les différents entretiens recueillis lors d’échanges passés avec différents acteur-rice-s (administrateur-rice-s de cimetières, fossoyeurs, etc.) au cours de la période 2011-2013, l’objectif fut à la fois de dresser un inventaire et de réaliser une analyse socio-spatiale de ces « nouveaux » espaces funéraires à Maracaibo afin de rendre compte de leurs spécificités à l’échelle intra-urbaine (vis-à-vis des autres cimetières de la ville) ainsi que la manière dont ils sont organisés, gérés et appropriés par les individus et les groupes sociaux à l’échelle intra-muros. L’organisation sociale de ces « nouveaux » cimetières est-elle similaire à celle des « anciens » cimetières annexés aux édifices religieux (à savoir marquée selon un gradient centre/périphérie) ? Quelle place occupent-ils aujourd’hui dans la ville de Maracaibo ? À quelle(s) catégorie(s) sociale(s) de la population sont-ils réservés ? Quelle est la place des morts dans la configuration même de ces cimetières ? Enfin, comment les formes d’inégalités sociales se traduisent-elles spatialement entre et au sein de ces différents espaces ? La démarche comparative rendra possible, par le croisement des informations récoltées in situ, la formation de typologies. Celles-ci auront pour rôle de dresser un panorama général des cimetières à Maracaibo, une géographie, à partir de leurs caractéristiques respectives.

88 Le cimetière Jardines de la Chinita (1976) est aujourd’hui administré par la municipalité de San Francisco.

139 Carte 6 : Localisation actuelle des espaces funéraires et religieux de Maracaibo

2. Typologie des cimetières actuels de Maracaibo 2. 1. Le Cuadrado, un cimetière patrimoine privé

Construit à la fin du XIXe siècle − l’inauguration date du 12 novembre 1879 −, aux portes de ce qui constituait à l’époque la ville de Maracaibo (Morales Manzur, 2005, p. 28), le cimetière du Cuadrado – ou Nuevo cementerio − est connu comme la première initiative de création d’un cimetière privé dans la région du Zulia. Situé dans le secteur de la Chiquinquira, au Sud de l’avenue Delicias, entre les rues 90 et 93, il se substitue au cimetière des Étrangers et des Anglais, fermé en 1842, qui se trouvait dans la rue adjacente. En effet, comme en

Réalisation carte : C.V., 2018

140 témoigne J-A Ferrer, directeur administratif du cimetière (ou ecónomo), l’expansion urbaine liée à la croissance démographique89 de Maracaibo à la fin du XIXe siècle provoque l’élimination de certains espaces funéraires. Le cimetière des Étrangers et des Anglais, le cimetière Colonial ou encore celui de Santa Lucia par exemple, après avoir été l’objet de pillages récurrents − le marbre des monuments funéraires était utilisé pour la construction d’œuvres civiles (Casals Sesto, 2012) −, sont tous trois détruits en 1942 pour permettre l’aménagement de nouvelles places publiques (ex. la Plaza Centenaria ou la Plaza Santa Lucia). Les restes mortuaires de ces cimetières, quant à eux, sont dès lors transférés au sein du cimetière du Cuadrado :

« Tu sais où se trouve l’entreprise du journal "Panorama" aujourd’hui ? Avant, à cet endroit on y trouvait le tout premier cimetière de Maracaibo : le cimetière des étrangers. Quand il y a eu la construction des différents services, commerces, etc., ils ont transféré les morts de ce cimetière dans le cimetière du Cuadrado » (Ent. avec J-A Ferrer, le 20 août 2013, Maracaibo.

Traduction personnelle).

En effet, le cimetière du Cuadrado est l’un des rares cimetières de la ville à échapper, à cette époque, à ce processus de destruction. L’une des raisons les plus plausible à cela est qu’il fut fondé en 1879 par une compagnie privée allemande90 − la fondation Luxburg Carolath – qui, tout au long du XIXe et du XXe siècle œuvra activement pour le développement de la ville de Maracaibo91. Pour exemple, K.L Graf von Luxburg, l’un des membres les plus emblématiques de la fondation et proche du président de la république de l’époque (I. Medina Angarita), joua un rôle majeur dans le financement de la construction (1957-1962) du célèbre pont du Général Rafael Urdaneta ou, pont de Maracaibo situé à l’embouchure du lac. Ainsi, dès le départ, le cimetière du Cuadrado fut à la fois protégé par son statut de cimetière privé mais aussi – et surtout − par le fait qu’il servit à abriter les personnalités les plus riches et importantes de la ville. Il est aujourd’hui reconnu comme un héritage historique et culturel considérable pour la ville de Maracaibo, classé depuis le 4 avril 2007 au patrimoine régional

89 Cf. Rapport de 2014 de l’INE (Institut National des Statistiques), « XIV Censo nacional de población y vivienda. Resultados por entidad federal y municipio del Estado Zulia », p. 8. URL : http://www.ine.gov.ve/

documentos/Demografia/CensodePoblacionyVivienda/pdf/zulia.pdf

90 La présence allemande au Venezuela est ancienne (Humbert, 1904). Elle remonte aux premières tentatives d’occupation du pays au XVIe siècle, et notamment au privilège accordé par l’empire espagnol (gouverné par C.

Quint) à une riche famille de banquiers allemands – les Welser d’Augsbourg – pour « découvrir, explorer et gouverner le Venezuela » (Bastian, 1994). Dans cette perspective, le capitaine allemand A. Alfinger est mandaté en 1529 pour établir le premier siège militaire − surnommé « Neu-Nürnberg » (la « Nouvelle-Nuremberg) − sur la côte Ouest du Lac de Maracaibo (Straka, Guzmán Mirabal et Cáceres, 2018). La date d’établissement de ce siège correspond, de fait, à la première fondation de la ville de Maracaibo (Besson, 1973 ; Fuenmayor et Strauss, 2007). Aussi, durant la période de l’indépendance (1810-1830), les gouvernements vénézuéliens encouragent une politique d’immigration pour peupler et développer la « nouvelle » nation. Entre 1832 et 1857, près de 12.610 étrangers − en majorité Espagnols, Allemands et Italiens – s’installent au Venezuela, au sein de colonies (la plus connue étant la colonie allemande de Tovar dans l’État d’Aragua) (Morales Manzur, 2011).

91 Cf. « Clez reconoce labor fundación luxburg carolath », Diario República, le 14 novembre 2018. URL:

https://www.diariorepublica.com/ciudad/clez-reconoce-labor-de-la-fundacion-luxburg-carolath.

141 de l’Etat du Zulia92. Cependant, cette reconnaissance régionale ne signifie pas que ce cimetière soit un cimetière uniquement réservé aux catégories sociales les plus favorisées de la société.

Si à l’origine il en fut ainsi, les résultats obtenus sur le terrain entre 2011 et 2013 montrent qu’il s’agit aujourd’hui d’un cimetière socialement et spatialement divisé. Quatre types de sépulture, socialement inégales, sont en effet présentes dans ce cimetière : les fajas (ou tombes prestigieuses), les tombes classiques de formes horizontales, les nichos (ou columbariums) et enfin le carnero (ou charnier).