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2. Cadre théorique

2.1. La réalité virtuelle

2.1.2. Historique

2.1.2.2. Histoire de la technique

L’histoire de la technique de la réalité virtuelle commence par la représentation de l’environnement dans lequel l’Homme évolue. Le système perceptif humain étant largement dominé par la modalité visuelle (Stokes et al., 2014), il n’est pas étonnant que cette représentation le soit également. Certains auteurs ont énoncé les peintures préhistoriques comme celles de la grotte de Lascaux (Ruspoli, 2003) comme de lointains ancêtres de nos environnements virtuels (Cutting, 1997; Fon-tanesi & Renaud, 2014; Mioduser et al., 2002). Il est par ailleurs intéressant de noter que les

reconstitutions virtuelles de ces grottes sont courantes, ce que l’on pourrait s’aventurer à consi-dérer comme un hommage atemporel (Fritz et al., 2010). Par la suite, les tableaux, sculptures, photographies et d’autres médias se sont emparés du rôle de représentation du monde. C’est notamment le cas des larges tableaux panoramiques restituant des scènes entières de l’histoire humaine et s’approchant du format des grands écrans de cinéma ; du mythe de Pygmalion qui rend réelle une représentation « virtuelle » de la femme, ou encore des frises brodées, sculptées ou peintes reconstituant des événements historiques, telles la Tapisserie de Bayeux ou la colonne Trajane relatant respectivement les épopées normandes outre-Manche et les conquêtes de l’em-pereur du même nom. Certains auteurs ont également présenté le courant littéraire naturaliste voire l’écriture au sens général comme un outil d’immersion du lecteur dans une période et un lieu donnés (Ryan, 1999, 2015). Cette immersion de la lecture dans un monde virtuel et les potentiels dangers (souvent fantasmés) qui en découlent sont d’ailleurs les thèmes récursifs récurrents de nombreux romans. Don Quichotte de la Manche ou encore Madame Bovary sont représentatifs de ce phénomène : à certains égards, ces personnages sont bien plus présents dans leurs réalités « virtuelles », celle de la lecture et de l’imaginaire, que dans celle, physique, de leurs contempo-rains. C’est d’ailleurs les décalages entre leur réalité virtuelle et leur réalité physique qui consti-tuent le sujet de ces œuvres. Il peut être intéressant de noter une autre similarité entre ces per-sonnages et la réalité virtuelle : contrairement à la simple lecture, Madame Bovary et Don Qui-chotte de la Manche ont désiré devenir acteurs de leur réalité virtuelle, et non plus simples spec-tateurs. Cette transition entre spectateur et acteur de la représentation imaginaire est une des spécificités de la réalité virtuelle (Fuchs, Moreau, Berthoz, et al., 2006).

Mais c’est réellement la découverte de la vision stéréoscopique binoculaire (Wheatstone, 1838), puis la construction du stéréoscope qui ouvre le bal des inventions qui aboutira à la réalité virtuelle telle que nous la connaissons aujourd’hui. Wheatstone démontre ainsi que le cerveau construit l’effet de profondeur en transformant deux images 2D, vues sur chacun des yeux, en une image 3D commune. Le principe à la base du fonctionnement du stéréoscope est toujours celui utilisé en réalité virtuelle pour créer la sensation de profondeur. Presque un siècle plus tard, dans les années 1920, Edward Link pose une nouvelle pierre avec son simulateur de vol électromécanique (Page, 2000). Cet avion virtuel, équipé de différents moteurs permettant de contrôler le tangage et le roulis mais aussi de simuler des turbulences, est le premier d’une longue histoire de simula-teurs de vol. Il est possible qu’il ait inspiré, quelques années plus tard, le Sensorama de Morton Heilig (1962). Le Sensorama était un appareil lui aussi électromécanique qui à l’instar de la réalité virtuelle d’aujourd’hui combinait plusieurs technologies afin de couvrir un maximum de modalités

pour simuler le vent. Morton Heilig prototype durant ces mêmes années un head-mounted display et qu’il nommera le Telesphere Mask (1960). Celui-ci sera suivi quelques années après de l’article théorique décrivant la construction du Ultimate Display d’Ivan Sutherland (1965).

Figure 2. – Représentation graphique de la loi de Moore.

Il convient de noter qu’un changement s’est opéré entre le Sensorama de Heilig et l’article de Sutherland: la technologie supportant la réalité virtuelle – qui n’est pas encore nommée ainsi – passe d’une base analogique à une base numérique. Or, c’est durant la même année 1965 qu’un électronicien publie un article décrivant la courbe quasi exponentielle de la puissance de calcul informatique basée sur l’augmentation croissante des transistors, article qui érigera une loi à son nom : la loi de Moore (G. Moore, 1965), représentée graphiquement en Figure 2. La croyance en cette prédiction est si forte que certains chercheurs se lancent dans de la construction technolo-gique théorique bien trop ambitieuse pour la puissance contemporaine des ordinateurs, stimulant fortement l’innovation dans le domaine (Lanier, 2017). Ivan Sutherland, considéré comme le père des graphismes informatiques avec plus de 60 brevets dans le domaine et dont les travaux sont

les bases théoriques de la réalité virtuelle future : interaction avec l’environnement, intégration multisensorielle, fonctionnement en temps réel. Il écrit dans son célèbre article que « such a dis-play could literally be the Wonderland into which Alice walked » (Sutherland, 1965). Trois ans plus tard, en collaboration avec ses étudiants, Sutherland révèle « A head-mounted three dimensional display » (1968), plus connu sous le nom d’Epée de Damoclès à cause de l’infrastructure néces-saire à son fonctionnement surplombant le participant. Une vidéo d’utilisation du casque est dis-ponible (Ivan Sutherland - Head Mounted Display, 2020). Le casque de Sutherland comprend des capteurs de mouvement pour la position du casque ainsi qu’une sortie stéréoscopique numérique, faisant de nos systèmes actuels ses héritiers directs. Il convient de citer un autre pionnier de la réalité virtuelle, Myron Krueger, qui préférait lui le terme de artificial reality (Krueger, 1991), et qui s’est spécialisé dans l’interaction avec l’environnement virtuel. Après plusieurs travaux théoriques et appliqués sur l’interaction virtuelle dans les années 1970, Krueger délivre finalement son projet de longue date, le Videoplace, en 1975. Le Videoplace correspond à ce qu’il appelle une réalité artificielle et permet de positionner l’utilisateur dans un environnement interactif à l’aide de diffé-rentes caméras et traqueurs (Krueger et al., 1985). La particularité de cet outil réside dans le fait qu’il permet l’interaction entre plusieurs utilisateurs via un système d’ombres projetées sur des écrans. Le nom de l’outil évoque déjà ce qui deviendra la présence spatiale, et son fonctionne-ment la présence sociale. Quelques années plus tard, Jaron Lanier et Thomas Zimmerman fon-dent VPL Research, première entreprise d’une longue série d’entreprises développant et vendant des produits de réalité virtuelle. Le produit phare de VPL Research est et restera le DataGlove, qui donnera son nom par antonomase à l’utilisation de gants équipés de capteurs comme moyen d’interaction dans l’environnement virtuel (Harvill et al., 1992; Zimmerman, 1985; Zimmerman & Lanier, 1999). C’est d’ailleurs à cette période d’activité de VPL Research que l’on impute à Lanier la paternité du terme de virtual reality pour désigner la technologie, bien que le milieu académique ait continué (et continue) à employer virtual environments pendant de nombreuses années (Bry-son, 2013; Krueger, 1991).

Dans les années 1990 apparait une première tentative de démocratisation de la réalité virtuelle que les prix très élevés réservaient jusqu’ici aux centres de recherche et aux universités. Des jeux pour salle d’arcade ou de salons, commercialisés par des entreprises comme Sega (Wiltz, 2019) ou Nintendo (Edwards, 2015) voient alors le jour. Mais les années 1990 sont marquées plus en profondeur dans l’histoire de la réalité virtuelle par l’invention de la CAVE, acronyme récursif de Cave Automated Virtual Environments (Cruz-Neira et al., 1992). La CAVE est un environne-ment immersif où des projecteurs sont dirigés sur des murs autour d’une salle ainsi que sur le sol de celui-ci (Figure 3). L’utilisateur, équipé de lunettes stéréoscopiques et placé dans cette salle

peut donc voir les rendus graphiques en 3D flotter dans les airs, se promener autour et interagir avec eux. Une CAVE est associée à un système de capture de mouvement, magnétique ou infra-rouge, généralement attachés aux lunettes et permettant ainsi aux ordinateurs de rendus gra-phiques de proposer du contenu en temps réel se superposant au regard de l’individu. Le système CAVE, bien que plus contraignant par son prix et par l’infrastructure nécessaire, possède un cer-tain nombre d’avantages sur les casques de réalité virtuelle, le principal d’entre eux étant l’utilisa-tion directe du corps du participant. Ceci permet non seulement un gain d’énergie, puisqu’il n’y a pas besoin de traquer l’intégralité du corps pour en faire une reconstitution virtuelle parfois ins-table, mais permet surtout d’éviter des incongruences entre proprioception (la perception par le corps) et système visuel, ce qui est souvent suggéré, nous le verrons, à l’origine du sentiment de présence. De plus, la CAVE permet le déplacement naturel du sujet ; si la salle utilisée est suffi-samment grande, le sujet peut simplement marcher, courir et sauter dans l’environnement virtuel, ce qui était impossible jusqu’à récemment avec les casques de réalité virtuelle, pour la simple raison que ces derniers étaient reliés par câbles à un ordinateur. Enfin, la CAVE ne nécessitant pas le port du casque elle permet l’utilisation plus aisée d’outils de recherche expérimentale tels que les systèmes d’analyse de la marche et de la posture (Foreman et al., 2019) ou les différentes techniques d’imagerie cérébrale (Boukhalfi et al., 2015).

Figure 3. – Vue extérieure de la CAVE du Centre Interdisciplinaire de Réalité Virtuelle (CIREVE - Université de Caen Normandie, 2016).

Les années 2000 sont plutôt pauvres en innovations technologiques dans le domaine de la réalité virtuelle, si l’on excepte le lancement de Google Street View en 2007 qui permet un visionnage

une certaine forme d’immersion n’importe où dans le monde. Cette immersion sera améliorée quelques années plus tard avec l’incorporation de la 3D. La collecte de fonds lancée par Palmer Lucky, un entrepreneur de 18 ans présentant un prototype de casque de réalité virtuelle, et qui atteint les 2.4 millions de dollars, marque le réel tournant pour la réalité virtuelle au cours des années 2010. Cette campagne, l’intérêt général qu’elle suscite ainsi que les qualités innovantes du prototype pousse Facebook à acheter la compagnie Oculus VR pour 2 milliards de dollars, amplifiant encore plus le phénomène de mode. Dans la lancée, toutes les grandes compagnies se mettent à la recherche, au développement et à la commercialisation de casques de réalité virtuelle : Google avec le Cardboard, Sony avec le Projet Morpheus, Samsung avec le GearVR puis HTC avec le HTC Vive (Fuchs, 2016). A partir de ce moment, des entreprises de réalité virtuelle fleurissent un peu partout dans le monde : non seulement parce que les applications paraissent infinies et que l’industrie se révèle économiquement prometteuse (Global Virtual Rea-lity Industry, 2020), mais aussi car les coûts ont substantiellement baissé et que de plus en plus de contenus sont accessibles gratuitement (Castelvecchi, 2016; Cipresso et al., 2016). En effet, les moteurs de rendus graphiques s’étant largement développés avec les cartes graphiques (sui-vant plus ou moins timidement la loi de Moore), les plateformes et outils proposent aujourd’hui non seulement des moyens de développement centralisés via des SDK (Software Development Kit) ou des API (Application Programming Interface) à l’image de OpenVR, SteamVR ou Oculus Unity Integration dans Unity3D, mais également des banques gratuites d’objets 3D, de sons ou même des scripts clés en main. Le développement d’Internet et des communautés d’aide collec-tive à la programmation telle Stack Overflow ont également largement contribué à la démocrati-sation de l’outil du côté développeur. En 2020, et toujours selon la loi de Moore, les ordinateurs capables de soutenir un affichage de réalité virtuelle sont courants. Aussi, l’utilisation de la com-binaison des casques permettant un affichage simple mais peu d’interaction par le téléphone est en passe de disparaître, remplacée par des modules indépendants et sans fil à l’image de l’Oculus Quest. Si l’on s’accorde le droit à la spéculation, il convient également de remarquer que de plus en plus de casques sont équipés d’oculomètres, ce qui permettra dans le futur un apport consi-dérable au niveau non seulement de l’interaction homme-machine, mais aussi du rendu visuel grâce au fovea rendering, technique consistant à allouer davantage de ressources computation-nelles là où se pose le regard du participant comparativement au reste de la scène virtuelle (Patney et al., 2016). Cependant, et si depuis le lancement de l’Oculus de Lucky les casques se sont largement améliorés (champ de vision, taux de rafraichissement, pixellisation, qualités gra-phiques), les mécanismes utilisés sont globalement stables depuis les travaux d’Ivan Sutherland.