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2. Cadre théorique

2.1. La réalité virtuelle

2.1.5. Ethique

2.1.5.1. Effets physiologiques

Les effets propres (et potentiellement négatifs) de l’immersion sur le corps de l’utilisateur, et no-tamment celui des enfants, sont encore largement méconnus, même si la littérature reporte de nombreux effets positifs, du moins chez les adultes (Slater & Sanchez-Vives, 2016). HTC Vive et Oculus Rift, sans doute pour se prémunir d’attaques juridiques, interdisent par exemple leurs pro-duits aux moins de 13 ans. Malgré une certaine demande et de nombreux journaux proposant des réponses (Is VR Safe for Kids?, 2016), il existe aujourd’hui très peu d’informations empiriques scientifiques sur ces effets. Il convient de souligner que la question des effets négatifs ou positifs des écrans et technologies associées ne fait pas l’objet que de débats scientifiques et médicaux, mais aussi politiques, sociaux et culturels. Sur cette question, il est aussi courant de lire des pam-phlets ouvertement réactionnaires dénonçant – sans appui empirique – des effets délétères ab-solus des écrans sur la santé, tout comme il est courant de voir ces questions niées au nom de l’inexorable marche du progrès. Certaines études se sont tout de même intéressées aux effets kinésiologiques, montrant que l’utilisation prolongée peut induire des inconforts musculo-squelet-tiques (Penumudi et al., 2020; Samani et al., 2015). Concernant la vision, l’association Common Sense Media qui étudie les effets des technologies sur les enfants tout comme le Virtual Human Interaction Laboratory de l’Université de Stanford ou même les constructeurs de casque conseil-lent de faire des pauses à intervalles réguliers (entre 15 et 30 minutes pour les adultes, et toutes

les 5 minutes pour les enfants). Les résultats sur la vision sont mitigés, certaines études ne trou-vant aucun impact, alors que d’autres suggèrent de potentiels effets sur l’acuité visuelle chez l’enfant tout comme l’usage abusif des écrans (Rauschenberger & Barakat, 2020). L’utilisation démesurée des écrans durant les premiers âges de la vie est par ailleurs déconseillée par l’OMS dans son rapport sur la vision de 2019 (World Report on Vision, 2019). En collaboration avec des chercheurs de l’Université de Stanford comme Jeremy Bailenson (2018), l’association Common Sense Media a également produit un rapport sur l’utilisation de la réalité virtuelle pour les enfants (Virtual Reality 101, 2020) qui, au-delà des questions sur la vision, soulève d’autres questions intéressantes, notamment les liens entre virtualité et réalité qui peuvent impacter le développe-ment de l’imaginaire de l’enfant.

2.1.5.2. Ethique en recherche

Afin de discuter des considérations éthiques de la réalité virtuelle, utilisons l’exemple canonique des études sur la soumission à l’autorité de Stanley Milgram (1963). Le principe général décliné en de multiples versions est d’inviter des participants pour une étude dont l’intitulé officiel est une expérimentation de nouvelles techniques d’apprentissage. Les participants naïfs se retrouvent donc en situation de professeurs devant faire apprendre certains items à un autre participant (un compère). Lorsque cet autre participant se trompe, le participant est invité par l’expérimentateur, représentant de l’autorité, à envoyer des chocs électriques de plus en plus forts. Le but réel de l’étude n’est pas d’analyser les processus d’apprentissage, mais ceux de la soumission à l’auto-rité. Les résultats de l’étude Milgram montrent que les participants se soumettent généralement à l’autorité du professeur, et ce jusqu’à envoyer des chocs potentiellement mortels et ce alors que leur (fausse) victime les supplie d’arrêter l’expérimentation. Les différentes déclinaisons de ce protocole ont mis en lumière le fait que le taux d’acceptation (ou de soumission) diffère selon la distance et l’interaction entre le participant et sa victime. Cette expérimentation est au cœur de large débats en éthique de la recherche, que ce soit à cause de la duperie utilisée ou du potentiel traumatisme psychologique de l’individu lorsqu’il se découvre comme potentiel agent létal de l’autorité (Herrera, 2001; Tolich, 2014). Tous les auteurs s’accordent à dire que les expérimenta-tions de Milgram seraient aujourd’hui impossibles à reproduire, car ne correspondant pas aux normes des comités éthiques actuels (McArthur, 2009). Pourtant, Slater et al. (2006) en ont pro-posé une version en réalité virtuelle, retrouvant certains résultats de Milgram (1963), notamment concernant les rapports entre distance interpersonnelle et soumission à l’autorité, alors que tous les participants étaient bien conscients que les apprenants étaient des agents virtuels. Les résul-tats de leur étude, au-delà de retrouver certaines données de l’expérience princeps, semblent

surtout – par des mesures de réponses au stress – confirmer le fait que les individus réagissent face à des agents virtuels de façon similaire à des agents humains. Cette donnée peut être con-sidérée comme une illustration des immenses potentialités de la plasticité neuronale, notamment lors de son adaptation au milieu. Ces observations induisent certains auteurs à affirmer que la réalité virtuelle, par exemple dans une situation d’incarnation immersive dans un corps étranger, peut avoir des effets neurobiologiques et cognitifs adaptatifs inconnus (Madary & Metzinger, 2016). Ces derniers considèrent également que la durée des effets de l’immersion ainsi que de la manipulation expérimentale virtuelle est inconnue, plus précisément lors des situations d’incarna-tion. Madary & Metzinger (2016) précisent que ces interrogations éthiques sur la réalité virtuelle doivent prendre en compte le caractère flou de la délimitation entre virtualité et réalité. Pour toutes ces raisons, ils présentent un code de conduite de l’expérimentation en réalité virtuelle et mettent en garde contre les potentielles dérives. Il convient de rappeler que la virtualité n’est pas le con-traire de la réalité, et que les manipulations et comportements virtuels sont tout aussi réels que les expérimentations classiques. En effet, si la plasticité cérébrale permet l’émergence du senti-ment de présence et donc de tous les apports de la technologie décrits précédemsenti-ment, elle peut aussi faire de la réalité virtuelle une des rares définitions à connotation négative de Lanier (2017) : « The perfect tool for the perfect, perfectly evil Skinner box » (Skinner, 1948).

2.1.5.3. Ethique grand public

A plus grande échelle et au-delà des aspects physiologiques comme l’impact de la technologie sur la vision, sur la fusion réalité-virtualité ou encore les possibilités de manipulations comporte-mentales, certains auteurs mettent en garde contre une récolte intrusive des données générées par la réalité virtuelle. En effet, les outils de réalité virtuelle sont équipés, que ce soit pour leur fonctionnement ou leur optimisation, de nombreux capteurs. Le HTC Vive classique comporte par exemple une caméra, un microphone, des accéléromètres, des gyroscopes, des capteurs de proximité ainsi que bien évidemment une synchronisation avec deux stations infrarouges permet-tant la capture de la position et du mouvement non seulement du casque, mais aussi des ma-nettes. En additionnant des fonctionnalités émergentes comme l’oculométrie ou la reconnais-sance faciale des émotions aux techniques d’apprentissage machines et en associant ces don-nées aux traces de l’activité numérique laissées par tout utilisateur (géolocalisation, contenus de recherche, comptes de réseaux sociaux, logiciels associés), la réalité virtuelle pourrait se révéler comme l’ultime espion du quotidien. Une analyse récente (What Does Your VR Headset Know about You, and Who Is It Telling?, 2018) a par exemple comparé les politiques de confidentialité des différents manufacturiers de casques, montrant que la plupart enregistrent explicitement les

mouvements physiques alors que d’autres, de façon plus vague, se contentent d’avouer une cap-ture des « événements dispositifs ». De nombreuses études ont déjà étudié les possibilités d’iden-tification de l’utilisateur par les données générées par la réalité virtuelle, obtenant une fiabilité de l’identification jusqu’à 90% (Kupin et al., 2019; Pfeuffer et al., 2019). Certains auteurs, tel Bailen-son (2018), plaident pour une protection des données comportementales générées par la réalité virtuelle, au titre qu’elles constituent des possibilités non seulement d’identification personnelle, mais que ces dernières présentent un couplage avec des données médicales (cognitives et sen-sorimotrices) potentiellement dangereux. Les compagnies de réalité virtuelle pourraient en effet être appâtées par l’idée de revendre ces données médicales identificatoires à des compagnies tierces et donc faire de cette technologie un nouvel espion du quotidien.

Au-delà de la confidentialité des données, d’autres questions éthiques concernant la réalité vir-tuelle peuvent être soulevées, notamment vis-à-vis du traitement juridique de l’espace virtuel. Un attouchement virtuel d’avatar peut-il être considéré comme une agression sexuelle ? La copie d’un avatar et d’un pseudonyme peut-elle être considérée comme une usurpation d’identité ? La perturbation d’un salon public peut-elle être réprimée au nom de l’ordre publique ? Ces questions sont en plein développement et font l’objet de nombreux débats, comme le montre le rapport légal conjoint de l’Université de Pennsylvanie, de Stanford et de Californie (Lemley & Volokh, 2018).

2.1.5.4. Ethique environnementale

La réalité virtuelle, comme toute technologie de l’information et de la communication, a un impact environnemental mesurable. En effet, au-delà de la production et de l’acheminement même du matériel, la réalité virtuelle nécessite une forte puissance de calcul, notamment pour le rendu graphique en temps réel, à laquelle s’ajoutent des coûts énergétiques classiques nécessaires aux ordinateurs et aux serveurs. La production matérielle de ces outils s’inscrit largement dans une course technologique rendant très rapidement le matériel obsolète, en plus de nécessiter des ordinateurs de plus en plus performants. Dans ces conditions, sont généralement différenciés deux types d’effets sur l’environnement : les effets environnementaux directs, qui correspondent aux ressources utilisées et aux émissions causées par leur production et leur utilisation, et les effets indirects, qui correspondent eux aux changements comportementaux associés à la con-sommation et à la production de ces technologies. Ces deux types d’effet font des technologies de la communication – la réalité virtuelle – un facteur pertinent dans la réalisation de nombreux objectifs de développement durable de l’Organisme des Nations Unies (Sustainable Development Goals, 2020), notamment ceux de la Consommation et de la production responsables et de

l’Ac-tion pour le Climat. De nombreuses études, ainsi que la revue de Bieser & Hilty (2018), considè-rent que les technologies de l’information ont un impact globalement positif dans la réduction des gaz à effet de serre. En effet, il semblerait que les coûts directs de leur production et consomma-tion, près de 5% de l’énergie mondiale totale en 2015 (Gelenbe & Caseau, 2015), soit au moins contrebalancés par des effets indirects réduisant les émissions dans d’autres domaines (Bieser & Hilty, 2018). Ceci ne doit pas empêcher les acteurs de réfléchir et agir éthiquement, par exemple en cherchant à réduire le coût énergétique du rendu vidéo (Leng et al., 2020), ou encore en inci-tant les chaînes de production à suivre des codes compatibles avec les objectifs de l’Organisme des Nations Unies. Il est regrettable qu’il n’existe que peu d’études évaluant plus précisément les coûts et bénéfices de la réalité virtuelle comparés à d’autres technologies. En effet, il peut être avancé que la réalité virtuelle fasse partie de solutions destinées à réduire à grande échelle les productions énergétiques, par exemple en ajoutant une dimension plus sociale au télétravail ou encore en permettant des rassemblements internationaux (réunions professionnelles, congrès scientifiques) à bas coûts pour l’environnement lorsque comparés aux émissions carboniques du transport aérien (Terrenoire et al., 2019). La faisabilité de ces rassemblements virtuels a d’ailleurs été révélé par la crise de la COVID-19 : le Laval Virtual, un salon annuel universitaire et industriel, a aménagé une édition 2020 entièrement virtuelle de l’évènement pouvant accueillir jusqu’à 10 000 participants en simultané (Vergara, 2020). Il est souvent avancé que les systèmes de télé-communication classiques manquent d’interaction pour des réunions ou des entretiens impor-tants, particulièrement concernant la communication non verbale. La réalité virtuelle pourrait donc être une solution à ces questions, notamment en incorporant le sentiment de présence.