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2. Cadre théorique

2.2. Le sentiment de présence

2.2.6. Facteurs modérateurs du sentiment de présence

2.2.6.1. Les facteurs systèmes

Les facteurs systèmes sont les caractéristiques immersives de la technologie qui vont favoriser l’émergence et le maintien du sentiment de présence. Ces facteurs sont regroupés en autant de différentes catégories qu’il existe d’auteurs du domaine, certaines étant décrites plus en amont dans ce travail dans la partie sur l’immersion. Ces séparations artificielles n’existent que dans un souci de clarté et un besoin taxonomique compulsif propre aux chercheurs. En effet, si l’on con-sidère un facteur immersif comme la vue stéréoscopique et qu’il est demandé de le ranger soit dans la catégorie qualité sensorielle soit dans la catégorie qualité interactionnelle, il semble rai-sonnable de dire qu’il appartient aux deux. En effet, la notion de profondeur permet une meilleure représentation de l’environnement et donc une fidélité sensorielle plus élaborée. Mais cette notion de profondeur apportée par la vision stéréoscopique permet notamment au sujet de mieux saisir les distances entre lui et les objets environnants, et cette distance n’existe que parce qu’il y a une interaction réciproque avec ce même environnement ; on peut donc également considérer qu’il s’agit d’un facteur d’interaction. Pour se faire une idée de la séparation entre immersion et inte-raction de Wirth et al. (2007) – qui n’a pas lieu d’être dans un cadre gibsonien – nous pouvons considérer la première comme la qualité figée à un moment T de l’environnement virtuel, une sorte de photographie multisensorielle de l’environnement virtuel et de ses qualités représenta-tionnelles ainsi que de ses qualités à évoquer une réalité (Pillai et al., 2013). La seconde, l’inte-raction, peut alors être considérée comme l’expérience dynamique de cette réalité évoquée, et notamment comment celle-ci s’adapte lorsqu’elle est confrontée au comportement du sujet. Un exercice de pensée relativement intéressant pour appréhender les différents niveaux d’immer-sion générés par des technologies variées est proposé par Slater et al. (2010). Les auteurs pro-posent d’évaluer les capacités d’un système immersif par ses capacités à simuler d’autres

sys-tèmes immersifs. Par exemple, il est possible dans un système CAVE de simuler de façon récur-sive un ordinateur, ou même un écran stéréoscopique ; l’inverse est impossible. Il est par contre possible dans un casque de réalité virtuelle de reproduire une CAVE, la réciproque dépendant de la qualité de la CAVE. Cet exercice permet de faire ressortir les différences entre les outils et donc de les analyser.

2.2.6.1.1. Immersion

Il est généralement suggéré que plus les informations de la réalité physique sont cachées au participant (quantitativement et qualitativement) et plus les informations de la réalité virtuelle sont riches (quantitativement et qualitativement), plus l’environnement utilisé sera immersif. L’interac-tion entre les dimensions quantitatives et qualitatives est primordiale. Remplir et saturer un monde virtuel d’informations de mauvaise qualité sera délétère pour le sentiment de présence, de même que présenter un modèle 3D de qualité exceptionnelle dépourvu de contexte n’engendrera pas de présence (à la rigueur une présence d’objet). La richesse des informations virtuelles doit être considérée comme un juste milieu entre qualité et quantité, à l’image de la création musicale. En effet, les silences sont au cœur de nombreux chefs-d’œuvre musicaux, que ce soit le silence précédant le drop dans la musique électronique ou celui précédant la reprise du contrepoint chez Jean-Sébastien Bach. Ces silences font partie de l’œuvre et constituent sa richesse, et mettent en valeur les notes qui la composent. De la même façon, un environnement virtuel pour évoquer de la présence doit jouer des silences et ne pas saturer d’informations son participant, tout en induisant celles nécessaires à son immersion. Cette richesse des informations immersives est généralement considérée comme largement constituée de la cohérence entre plusieurs modalités sensorielles. Cette hypothèse est à rapprocher de la représentation de modèle interne de Wirth et al. (2007) ainsi que plus globalement de la perception comme un systèmes d’hypothèses. Il peut être argumenté que ce système de confirmation des hypothèses sensorielles résulte d’une évaluation concomitante des informations issues des différents systèmes perceptifs, d’où l’impor-tance de la congruence sensorielle. Pour donner un exemple, il est probablement préférable de ne pas avoir de son du tout lorsqu’un participant ouvre une porte virtuelle, plutôt qu’un son décalé. Pour reprendre l’exercice de pensée récursif de Slater et al., (2010), lorsque l’on compare l’im-mersion dans une CAVE par rapport à l’iml’im-mersion générée par un écran d’ordinateur, deux di-mensions principales ressortent. Tout d’abord, la CAVE est largement plus englobante du point de vue sensoriel, du moins visuellement. Les qualités englobantes des systèmes sont d’ailleurs corrélées empiriquement à un plus grand sentiment de présence (Baños et al., 2004; Kwanguk Kim et al., 2012). Ensuite, la CAVE permet l’intégration de plusieurs modalités sensorielles autres

que le couplage audiovisuel. Elle permet par exemple l’utilisation de gants de données avec retour haptique, ou tout simplement le couplage visuo-vestibulaire. Le nombre de modalités couvertes par un système immersif mais surtout la cohérence entre ces modalités sont largement corrélés à un sentiment de présence plus élevé (Cooper et al., 2018; Dinh et al., 1999; Hoffman et al., 1998; Schuemie et al., 2001). De façon plus générale et indépendamment de la technologie, le réalisme pictural de l’image a également un effet positif sur le sentiment de présence (Welch et al., 1996), de même que l’utilisation de la stéréoscopie (J. Freeman et al., 2000) ou d’un système d’ombres dynamiques (Slater et al., 1995). Le taux de rafraichissement est également un facteur positif de la présence (Barfield & Hendrix, 1995), de même que, pour la dimension auditive, l’uti-lisation de son spatialisé ou binaural (Hendrix & Barfield, 1996b; Sugiura et al., 2016). Un envi-ronnement comportant des personnes ou mêmes des personnages plus ou moins anthropomor-phiques semble susciter davantage de présence, probablement via une activation de la présence sociale, et cette présence semble même pouvoir être transférée à d’autres participants (Bulu, 2012; Daher et al., 2016, 2017). Enfin, un environnement anxiogène ou virtuellement dangereux semble également provoquer davantage de présence (Bouchard et al., 2008; Juan & Pérez, 2009; Laframboise et al., 2006; Ling et al., 2014).

2.2.6.1.2. Interaction

L’interaction entre l’environnement virtuel et le sujet est régulièrement suggérée comme le cœur de l’émergence du sentiment de présence. Certains auteurs parlent à ce sujet d’interfaces com-portementales, sensorielles, motrices et / ou cognitives (Auvray & Fuchs, 2007; Fuchs et al., 2006), que la réalité virtuelle est destinée à rendre invisibles. Pour des auteurs gibsoniens, le sentiment de présence – comme la perception – est issu exclusivement de l’interaction perçue comme supportée par l’environnement. Il en est effet discutable que le simple fait de regarder dans un environnement virtuel constitue une forme d’interaction avec celui-ci. Quoi qu’il en soit, les résultats empiriques ont montré de nombreux effets positifs de l’interaction sur le sentiment de présence (Welch et al., 1996), notamment de la navigation dans l’environnement (Balakrishnan & Sundar, 2011). Plus précisément, la taille du champ de vision du participant semble largement impacter le sentiment de présence (Prothero & Hoffman, 1995), alors qu’un délai ressenti entre l’environnement et l’objet a lui un impact négatif sur le sentiment de présence (Welch et al., 1996). Les possibilités de déplacement au sein de l’environnement ont été montrées comme un facteur positif (Slater et al., 1998). De même, la capture des mouvements de tête des participants afin d’en adapter le rendu visuel a un impact positif sur le sentiment de présence (Hendrix & Barfield, 1996a). Gorini et al. (2011) ont montré que donner au participant des informations narratives sur

l’environnement dans lequel il est immergé augmente son sentiment de présence. Smolentsev et al. (2017) ont par exemple montré que l’utilisation d’un préambule faisant la transition contextuelle entre l’environnement physique et l’environnement virtuel augmente le sentiment de présence ressenti. Cette importance de la dimension narrative, et donc de l’interaction entre ce que le sujet sait de son environnement et l’environnement, est également largement évoquée par l’analyse qualitative de Riches et al. (2019). Ces qualités narratives que l’on pourrait qualifier d’immersion non sensorielle ou d’immersion cognitive, sont à rapprocher de l’utilisation de schèmes cognitifs décrits par Fuchs et al. (2006), et constituent une forme d’interaction puisqu’elles sont issues d’un échange entre les capacités imaginaires du sujet et les informations révélées par l’environnement. La notion de schèmes, empruntée à Piaget, correspond comme son nom l’indique à des repré-sentations cognitives de situation guidant le sujet dans son comportement et son interaction. Un schème peut par exemple être celui d’une boulangerie, ou celui d’une salle de cours. Dans tous les cas, l’individu sait à quoi s’attendre et comment agir selon le schème rencontré. Stanney et al. (1998) parlent à ce sujet de design metaphors pour désigner l’utilisation de ces dernières en réa-lité virtuelle, que ce soit à une échelle grande et environnementale comme la boulangerie, ou petite et fonctionnelle. Nous sommes par exemple habitués dans la réalité physique à appuyer sur un interrupteur pour allumer une lumière. Cette action psychomécanique a un sens, elle per-met d’ouvrir ou de fermer le circuit électrique. En réalité virtuelle, presser un bouton pour allumer la lumière n’a aucun sens ; la lumière s’allume de façon computationnelle lorsqu’un certain évé-nement est reconnu. Pourtant, différents auteurs suggèrent que reproduire ces métaphores et ces schèmes dans les environnements virtuels permettent d’augmenter le sentiment de présence du participant, que ce soit en utilisant des représentations connues (théories rationalistes) ou des affordances connues (théories écologiques).

2.2.6.1.3. Méta-analyse

Une méta-analyse relativement récente de Cummings & Bailenson (2016) sur 83 études expéri-mentales - dont les études évoquées précédemment – montre que l’immersion a un effet de taille moyenne sur le sentiment de présence perçu des participants (r = .316). En examinant plus en détail les forces d’effet et en comparant ces dernières, les auteurs ont pu montrer que certaines fonctionnalités de la réalité virtuelle ont plus d’impact que d’autres sur le sentiment de présence. La qualité de l’image et son réalisme semblent avoir par exemple un effet relativement faible sur la présence (r = .15). Les capacités audio des systèmes montrent un effet faible à moyen (r = .26). A contrario, les études manipulant le champ de vision des sujets montrent un effet de taille

moyenne (r = .304), tout comme la stéréoscopie (r = .32). Les comparaisons entre différents sys-tèmes (casques, CAVEs et écrans) révèlent également des effets moyens (r = .339). L’interaction, notamment la manipulation du suivi des mouvements et l’augmentation des degrés de liberté dans l’interaction révèle quant à elle un effet moyen à fort (r = .408). Enfin, le taux de rafraichissement a révélé un effet fort sur le sentiment de présence (r =.645). Les auteurs ont par la suite réalisé des comparaisons des tailles d’effet, et ont trouvé que les effets du suivi de mouvement sur la présence sont significativement plus forts que les autres (à l’exception du taux de rafraichissement dont l’échantillon s’est révélé relativement faible). La stéréoscopie ainsi que le champ de vision ont également des effets plus significatifs que les autres, ce qui semble promouvoir les capacités d’interaction comme primordiales pour l’émergence et le maintien du sentiment de présence. Il convient cependant de relativiser la pertinence d’une méta-analyse sur une trentaine d’années dans un milieu technologique aussi innovant que celui de la réalité virtuelle. Prenons, pour l’exemple, l’étude sur le taux de rafraichissement de Barfield & Hendrix (1995). Dans cette expé-rimentation, les auteurs ont comparé des taux de rafraichissement de 5, 10, 15, 20 et 25 Hz. Or, les casques actuels tournent aujourd’hui autour de 70 ou 80 Hz voire plus de 100 Hz. Il est donc envisageable de considérer un effet seuil au-delà duquel le taux de rafraichissement n’est plus significatif. Cette limite s’applique tout aussi bien à la qualité de l’image, à la résolution, la latence ou même au champ de vision.