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Il semble paradoxal, pour la région, de devoir affronter aujourd’hui les conséquences d’une transformation du système d’haciendas en petites ou très petites propriétés, ces dernières étant caractéristiques du département du Boyacá (c’est là que se concentrent le plus grand nombre d’entre elles, dans le pays). L’entreprise de conquête était agencée et exécutée par une idéologie chrétienne catholique, et, avant d’être des conquérants, les Espagnols qui participèrent à la colonisation étaient des catholiques. Les conquérants et les missionnaires arrivèrent simultanément sur le territoire de la Nouvelle Grenade. Les religieux appartenaient à des communautés dominicaines, franciscaines, augustiniennes et jésuites déjà bien implantées en Espagne. La relation de la religion avec la “terre promise du lait et du miel” est un dénominateur commun des grandes civilisations; les religions nées autour de la méditerranée ont en commun des territoires très fertiles et riches en ressources végétales, animales et minérales; les dieux exigent, selon les humains, des offrandes agricoles, des sacrifices animaux et humains, et des ornements de métal précieux. La civilisation muisca a respecté ce “contrat” passé avec les dieux, et c’est pour cette raison qu’elle a développé un système de croyances intimement articulé à leur système productif. Comme nous l’avons déjà évoqué, il ne fut pas difficile aux Espagnols de “supplanter” ce système de croyances: en conséquence, Tunja et ses alentours devinrent rapidement des espaces propices pour la construction de d’églises catholiques, de couvents et de monastères.

Cependant, aucun ordre religieux européen ne réussit à structurer une mentalité mercantiliste autant que celui fondé en Espagne par l’ex-militaire Ignacio de Loyola: “Il ne faut point douter

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que la Compagnie de Jésus était l’entreprise la plus puissante de la Nouvelle Grenade”95. Les

jésuites arrivèrent pour la première fois dans la province de Tunja en 1611. C’est là qu’ils fondèrent un couvent, un collège et un temple où ils orientaient les différentes doctrines de la région.

Le système de grandes unités de production du Nouveau Royaume de Grenade fut une initiative de la Compagnie de Jésus. Le développement des grandes propriétés agricoles et d’élevage du XVIIe siècle dans les zones d’altitude des Andes se fit en même temps que l’expansion des cultures de canne, de cacao et de bétail bovin dans l’est, vallée du Cauca, Carthagène et Santa Marta. Les propriétés axées sur l’agriculture vivrière se fixèrent dans les provinces de Santa Fe, Tunja, Pasto et Popayán.

Pendant la première moitié du XVIIIe siècle les nouvelles grandes propriétés trouvèrent dans les mines de la côte Pacifique et les grandes villes un environnement favorable pour le développement du commerce de viande, de cuir, de fromages, de miel et de cacao. Le système ne permettait pas les investissements internes. Selon Colmenares96, quand intervint l’expulsion des jésuites de la Nouvelle Grenade en 1767, ces derniers possédaient plus de 100 haciendas. Au Pérou, sur 97 propriétés, 17 se consacraient à la culture de la canne à sucre, 15 à celle de la vigne et 19 aux cultures vivrières. La canne représentait 51.4% des investissements, les vignes 30.6% et le reste seulement 5.3%. Les vignobles ont joué un rôle très important dans l’économie politique péruvienne. Cette activité s’était généralisée et attirait de nombreux capitaux, notamment ceux des propriétaires de mines qui la jugeaient plus sûre et plus productive. Les propriétés viticoles des jésuites étaient situées précisément sur les sites dont la production était destinée à l’exportation: de vin et de sucre, au Pérou, de cacao à Guayaquil, Mérida, Barinas et Pampelune, de bétail du Rio de la Plata et de farine des provinces de Tunja et Vélez97.

Géographiquement, la province de Tunja, à l’époque coloniale, était la plus étendue de Nouvelle Grenade, et l’une des plus riches. La Compagnie de Jésus y développa de grandes unités de production, depuis le haut-plateau andin jusqu’au Venezuela. Dans le Boyacá, les grandes propriétés étaient notamment implantées dans les agglomérations de Paipa, Firavitoba, Tuta, dans

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Ibid., p. 64.

96 Cf. G. COLMENARES, Haciendas de los Jesuítas en el Nuevo Reino de Granada: siglo XVIII. Bogotá, (2da

edición), Universidad del Valle. 1998.

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les vallées de Sogamoso et Tundama. Ces unités ont toujours occupé les meilleures terres, dans les vallées profondes le long de la côte et au bord des fleuves, dans les dépressions de la Cordillère et sur les haut-plateaux98. Pour le dernier auteur cité, l’activité économique des jésuites fut un fait exceptionnel: “autosuffisance et rentabilité maximale appliquée à l’activité agricole; voilà ce que furent leurs “vœux” religieux en matière économique. L’accès aux ressources d’origine végétale (agriculture) et animale fut plus important que la volonté d’exploiter les minéraux, même si les jésuites exploitèrent aussi des mines d’or et d’argent”.

Par ailleurs, le déterminisme géographique99 dont le département a fait, et fait toujours, l’expérience, est le résultat d’un processus historique de réduction de ses frontières. Les problèmes de communication par voie de terre, l’absence de politiques publiques et administratives de caractère “fédéraliste” ont conduit depuis la première décennie du XVIIIe siècle à des processus de désarticulation territoriale. En 1907, au Venezuela, les villes de Mérida, San Cristóbal, Pedraza et Barinas prirent leur indépendance par rapport à Tunja, avant que les territoires de Socorro, San Gil, Vélez et Pamplona ne le fissent. En 1991, plus de la moitié du département prit son indépendance tout en se divisant, donnant naissance à l’actuel département de Casanare 44.490 km carrés; alors que l’extension actuelle du département de Boyacá est de 23.189 km carrés.

En 1611, sept ans après l’arrivée des premiers jésuites à Bogotá, fut fondé la Collège de la Compagnie de Jésus de Tunja, annexé au noviciat en 1613; en 1625 débuta dans cette même ville la construction de l’église de Saint Ignace et en 1636 de l’Université Javeriana à Bogotá, et que fut fermée en 1767 à l’occasion de l’expulsion des jésuites. Elle fut rouverte en 1930, 163 années plus tard100.

La présence des jésuites en territoire Muisca, notamment dans le Boyacá, s’explique par l’existence d’une profonde religiosité précolombienne et par les conditions productives favorables de la terre. Une des stratégies utilisées par les jésuites pour parvenir à l’autosuffisance était de convaincre les convertis de leur confier leurs terres. Ainsi, dans le Boyacá, un bienfaiteur,

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Cf. G. COLMENARES (1969), op. cit.

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Cf. F. CÁRDENAS (2002), op. cit.

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A Tunja, ils fondèrent le Collège José Joaquín Ortiz, fermé en 1962. Restauré en 2007-2008, il constitue aujourd’hui le siège principal de la Fondation Universitaire Juan de Castellanos, Institution d’Education Supérieure, propriété de l’Archevêché de Tunja.

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à qui avait été confiée la gestion d’un grand domaine, et qui recevait le tribut régulier de 148 indiens à Firavitoba, fit à la Compagnie le don d’une des plus riches propriétés du royaume de Nouvelle Grenade.

Les grandes propriétés (ou domaines) du haut-plateau se consacraient à la culture du blé, de l’orge et à l’élevage des ovins, dont la laine servait à enrichir les permanences culturelles dans le champ de l’artisanat des textiles de coton, déjà développé dans la zone à la période préhispanique. Aujourd’hui, l’artisanat utilisant la laine de mouton joue un rôle très important dans les économies locales de diverses communes.

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Tableau 3. Possession de bétail, grandes propriétés jésuites – Boyacá

De manière générale et comme l’évoquent Colmenares et Pérez101, ces grandes unités de production organisées par la Compagnie de Jésus, ont fait partie intégrante de la politique expansionniste de l’empire espagnol, plus intéressé par l’expansion de son idéologie politique, religieuse et commerciale que par les innovations scientifiques et technologiques. De fait, les grandes propriétés ont été un excellent exercice d’organisation administrative articulée à la religion et aux activités agricoles et d’élevage, mais ses infrastructures ont toujours été temporaires et laissées en jachère. En de nombreux endroits, les colonisateurs se contentèrent de construire des enclos ou autres structures physiques provisoires. Il n’y a pas sur le haut-plateau de systèmes techniques particuliers, comme l’irrigation, ou d’autres, qu’on pourrait appeler “ de valeur ajoutée”, appliqués à l’agriculture par les jésuites. Il faut tout de même reconnaître l’effort consenti par ces derniers pour construire des routes destinées à faciliter l’acheminement des productions, notamment du bétail, et pour rechercher des terres plus productives, tout en s’adaptant aux méthodes locales de culture. Leur extraordinaire capacité administrative a permis qu’en peu de temps leurs activités agricoles se sont multipliées, ce qui n’a pas manqué de provoquer de la jalousie et d’engendrer des problèmes dont le plus grave fut leur expulsion de la Nouvelle Grenade.

L’articulation de la “production domaniale” au commerce extrarégional était significative. Le haut-plateau du Boyacá était connecté avec les zones situées plus à l’est, et ces dernières avec le

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101 Cf. G. COLMENARES (1969), op. cit., H. PÉREZ, La hacienda Caribabare. Estructura y relaciones de mercado.1767-1810, Yopal ( Casanare), Editorial Corpes Orinoquia, 1997.

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Venezuela frontalier. Ce lien entre Boyacá et le pays voisin dure toujours, les habitants de cette région voyageant en permanence dans leur quête de conditions de vie meilleures.

Il faut aussi noter qu’à l’époque du développement de leurs affaires, les jésuites bénéficièrent de l’ouverture de chemins, de la navigation sur le fleuve Casanare, qui avait attiré sur ses rives les Français, les Anglais, les Allemands et les vénézuéliens appâtés par la possibilité d’échanger une grande diversité de produits (farine de blé, sel, bétail, cuir de vaches et de caïmans, gibier, riz, café, plumes de grue, et vins provenant des domaines du Pérou). Toute cette production n’était possible qu’avec la mobilisation d’une main d’œuvre importante, fournie par les indiens, de manière volontaire, et plus tard par les esclaves. Le système de la grande propriété a empêché les indigènes d’utiliser leur intelligence et leur créativité à leur propre profit. Au contraire, toutes leurs forces ont été investies pour un collectif qui n’a jamais réinvesti ses bénéfices localement. Dans cette surexploitation, des hommes, des femmes, des enfants travaillaient pour des domaines contre paiement en nature et en espèces (en général, pour la “nature”, des animaux vieux ou mal en point). A la base de l’économie mise en place par les jésuites se trouvaient des journaliers indigènes volontaires et des esclaves qui produisaient majoritairement des matières premières. Il semble pertinent d’observer de nos jours une certaine continuité de ce système, dans la mesure où l’économie régionale se fonde toujours sur la production de matières premières dont la majorité est produite par les agriculteurs paysans, sans aucune valeur ajoutée. Ce système ne produit pas de bien-être, puisqu’aucun excédent n’est dégagé pour l’investissement.

Parmi les produits agricoles cultivés et commercialisés par la Compagnie de Jésus, les raisins et le vin constituaient un secteur important. Les domaines péruviens de Mosquegua, Arequipa, Nasca, Ica, Pisco et Santa ont attiré des capitaux en provenance du secteur minier, les investisseurs jugeant le placement de leurs deniers dans cette production plus sûr. Le vin péruvien était commercialisé vers le Panama, la Nicaragua, le Guatemala et même jusqu’à Acapulco. Depuis Guayaquil, cette boisson était envoyée vers Riobamba, Quito, Popayán et enfin Timaná, dans l’actuel département de Huila en Colombie

Une fois les jésuites expulsés, les domaines furent confiés à des personnes sans expérience dans ce type d’organisation. Dans la plaine orientale, par exemple, les ordres religieux de récollets et

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les franciscains ne réussirent pas à administrer de telles extensions de terres, ce qui provoqua l’absentéisme des ouvriers, un manque de contrôle général qui contribua à installer une administration corrompue et marginale: fondement des désordres sur lesquels ont prospéré les paramilitaires jusqu’à une période très récente.

De la même manière, historiquement, la région qui nous intéresse souffre d’une insuffisance dans sa capacité administrative de gestion de grands groupes et de territoires étendus; la déterritorialisation régionale que nous avons évoquée est liée à cette problématique. Le succès des jésuites a résidé, en grande partie, sur leur capacité à diriger, gouverner et administrer de grands groupes. Les haciendas n’étaient pas seulement des étendues de terres, mais aussi des organisations humaines massives. L’expérience contemporaine la plus significative est sans doute celle de la République Populaire de Chine, qui “gère” 1350 millions de personnes. La tendance mondiale générale étant à la multiplication des métropoles, la nécessité de gérer de très grandes villes se fait prégnante.

Les imaginaires liés à l’organisation et la production des grandes propriétés latifundiaires nées sur le territoire national et dans la région du Boyacá pendant la période coloniale, ont perduré à l’époque républicaine, même si les extensions territoriales avaient alors quelque peu diminué. Quelques propriétés dénommées “haciendas” existent dans le département, avec une structure similaire à celle des anciennes grandes propriétés s’agissant des relations sociales. Il y a des employés et des patrons, avec une division et une utilisation bien définies des espaces. Cette permanence est décrite par Fals-Borda lorsqu’il évoque les domaines latifundiaires:

“Ils ont prédominé ici au cours de la période coloniale et même après la guerre d’indépendance lorsque d’immenses concessions territoriales ont été confiées à des généraux qui se revendiquaient “héros”; par exemple, tout le territoire Vásquez appartenait au général Francisco de Paula Santander”102.

Cet auteur indique que le plus impressionnant dans le Boyacá est le contraste entre les petites propriétés et les grandes (ou domaines). Ces dernières étaient présentes dans les communes de

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Cerinza, Cucaita, Chinavita, Chiquinquirà, Chitaraque, Covarachía, Coper, Gachantivà, Motavita, Combita, Paipa, Samacà, Santa Rosa de Viterbo, Santa Ana, San José de Pare, Soracà, Sotaquirà, Tibasosa, Tibanà, Ùmbita et Villa de Leyva. Les dernières se trouvaient sur les belles étendues de terre plane, et les petites propriétés sur les terrains accidentés au relief brisé par les collines.

Quelques grandes propriétés peuvent être identifiés à des “latifundios” (le terme est plus proche de l’idée de “domaine”: soit, de très grandes propriétés) parce qu’elles dépassent les deux cents fanègues. L’auteur indique que cette année-là, deux propriétés du Boyacá possédaient les caractéristiques du “latifundio” bien qu’étant classées dans la catégorie “hacienda”: celle d’Iguaque et celle de Covarachía, celle-ci comptant pas moins de 3500 fanègues, formée à partir d’une ancienne propriété espagnole. La paroisse de l’endroit avait été instituée par le Vice-Roi Juan Sámano, en 1819.

“Nous devions tous accomplir nos “tandas”103 moi, j’étais encore un enfant quand mon père m’envoya pour la première fois le remplacer pour la “tanda”, on arrivait à la maison de maître, le majordome vous regardait, et si il vous envoyait déjeuner c’est qu’on vous acceptait pour le travail. Le contraire voulait dire qu’on était considéré comme non capable et qu’on devait retourner à la maison, et un petit enfant, on ne voulait pas de lui pour travailler: on lui disait, ici, les vaches ont autre chose à faire que de terminer de t’élever…Moi, ils m’ont accepté et ils me donnaient des travaux comme nourrir les porcs, les poules, couper les yuccas, ramasser du petit bois, etc. Les patrons ont été très bons avec nous, ils nous laissaient semer ce que nous voulions, même si la terre leur appartenait. Nous étions plus de 300 à louer la terre et nous devions tous travailler gratis pendant deux semaines par an, pour les patrons”.104

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Une semaine de travail gratuite pour les patrons deux fois par an.

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Photo 2. Evaristo et Carmela, grands-parents de l’auteur de cette étude, 2009.

Photo 3. “Grand-père avec ses chats”, dans sa ferme El Oso, chemin de Padua, commune d’Onzaga, Santander, 2010. (Le grand-père est mort un mardi 13 mars, à 14 heures et deux minutes, en 2012. Il était né en 1917).

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Pour résumer, le système des haciendas, sur le plan régional, pendant la période coloniale, a laisser des traces qui peuvent être identifiées aujourd’hui dans les relations entre ouvriers et patrons, employeurs et employés. Normalement, celui qui accepte un employé assume la position de chef et presque de seigneur, oubliant les droits fondamentaux du travailleur et l’empêchant par tous les moyens de se syndiquer. Le système perdure par le biais des administrations verticales cléricales, dont les structures ont été transmises à d’autres organisations. La volonté unilatérale de faire de l’agriculture et de l’élevage sans se préoccuper de l’autoconsommation et des systèmes de nutrition locaux trouve peut-être aussi son origine dans cette forme d’organisation. Nous aborderons ces éléments dans une autre étude, où nous analyserons aussi des facteurs tels que le leadership et la démocratie dans les sociétés identifiées comme individuelles, parmi lesquelles celle du Boyacá.

2. Permanences et transformations productives en Boyacá