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Economie coloniale et grandes unités de production: les “haciendas” (grandes propriétés)

Contexte de l’émergence vitivinicole paysanne dans le Boyacá

Carte 9. Centres de pèlerinage préhispaniques et catholiques

1.2.2 Economie coloniale et grandes unités de production: les “haciendas” (grandes propriétés)

La transformation forcée de la vie naturelle et sociale est l’un des phénomènes qui a caractérisé l’évolution de l’économie du territoire colombien jusqu’au XVIe siècle, et la production régionale s’inscrit dans le cadre de cette réalité nationale. A partir de 1537, les changements se

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sont considérablement accélérés. Religion, langage, conception de l’espace et du temps, système alimentaire, organisation, économie, politique et formes d’accès aux produits d’origine végétale, animale et minérale furent affectés par le processus de colonisation88. Une des premières actions de la conquête fut d’implanter une conception de l’espace – duale: l’urbain et le rural. Les conquérants s’empressèrent de ce fait de construire villes et villages.

“La fondation hispanique de Tunja s’inscrit dans le cadre du processus historique de fondation des villes espagnoles sur les terres de la société conquise. C’est au cour de cette période dite de fondation urbaine que se manifeste l’intérêt des colonisateurs pour la construction de forteresses, villages et villes, censées renforcer la position de l’empire espagnol”89.

La ville serait à ce titre une agence dans et à partir de laquelle se construit la vie sociale. C’est là que se créent les manières de cultiver l’existence:

“Les villes sont sources de richesse, elles l’ont toujours été, elles absorbent les populations, elles l’ont toujours fait. Comme l’agriculture, les villes ont augmenté la capacité de production de la terre. Avec l’urbanisation, le taux de mortalité du aux batailles permanentes a diminué, comme le dit LeBlanc, parce qu’en même temps que les gens de la ville créent des instruments et améliorent les technologies qui rendent l’agriculture plus efficace, le nombre de personnes qui peuvent vivre dans la ville au lieu de cultiver la terre augmente, et par conséquent les dimensions de la ville également…

Le mouvement de personnes dans un flux continu vers la ville commencé il y a 10.000 ans est devenu un torrent. En 1800 3% des humains étaient des urbains, en 1900, 14%, en 2007, 50%. Au rythme actuel, au milieu du XXIe siècle, la population mondiale sera urbaine à 80%”90.

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Cf. P. MORA et A. GUERRERO, Historia y culturas populares. Los estudios regionales en Boyacá. Tunja,

I.C.B.A, 1989.

89

J. OCAMPO-LÓPEZ (1989), op. cit., p. 13.

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A partir de cette conception, les imaginaires identifiant l’urbain à la culture et le rural à l’inculture ont perduré jusqu’à nos jours. En Boyacá, le concept de paysan ne désigne pas seulement un habitant des zones rurales, mais peut aussi être une insulte prononcée en ville: “campeche”. “Dur pour le paysan” est une expression péjorative. Paradoxalement, le département est catalogué comme l’un de ceux qui possède le plus de culture rurale dans le pays91.

Cette conception peut aussi provenir du fait que la population de la ville de Tunja, la principale du département, ne dépasse 200.000 habitants, bien qu’elle ait été fondée en 1539, alors que les autres villes du pays, fondées bien plus récemment, en comptent souvent plus de 3 ou 4 millions.

La conception de la ville comme centre de contrôle et dynamiseur culturel a radicalement transformé les logiques d’organisation précolombiennes sur le territoire qui nous intéresse92. La “dispersion” a été remplacée par la concentration de processus et le contrôle s’est étendu jusqu’aux détails infimes de la vie. Cependant, aujourd’hui, si l’on analyse le projet des conquérants de changer “totalement” les formes de vie des populations conquises, on observe, comme dans tout processus social et culturel des permanences et des transformations.

Certes, notre souhait dans le présent travail est d’analyser un changement technique suivi à partir du processus productif, par le biais de l’analyse d’une introduction biologique en1982, sous la forme d’un projet vitivinicole dans la zone centrale du Boyacá. C’est pour cette raison que nous souhaitons décrire comment s’est transformé l’accès aux ressources végétales, animales et minérales au cours de la période coloniale, profondément marquée par une mentalité chrétienne catholique, fondatrice de missions dans lesquelles se sont rencontrées les économies nationale et régionale, en particulier dans les institutions conduites par les jésuites.

Comme le suggère Tovar93, en évoquant l’économie nationale de cette période, les conquérants ont utilisé le blé, l’orge, les fruits et le bétail ovin, bovin, équin, pour lier les territoires à de nouvelles formes de production. Nous montrerons comment la province de Tunja est devenue la première productrice et exportatrice de farine de blé. Avec ce système de production fut introduit

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Cf. O. FALS-BORDA (1957), op. cit., DEPARTAMENTO ADMINISTRATIVO NACIONAL DE ESTADISTICA,

DANE, 2005. GOUVERNEMENT Du BOYACA (2004), op.cit.

92

Cf. M. MEDINA (2006), op. cit.

93

Cf. H. TOVAR, “La economía colonial y republicana 1500-1850”, en: Grande encyplopedie de Colombie,

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un système de propriété de la terre à l’origine d’une physionomie nouvelle, différente des autres régions économiques de Colombie au XVIIIe siècle. C’est ainsi qu’ont changé les systèmes de travail, les formes d’alimentation, les espaces partagés et même les manières d’aimer. Le système colonial n’a pas seulement été une création économique mais aussi une invention de sentiments imaginaires collectifs. Les facteurs de cohésion ont été déterminés par l’accumulation de biens dans des mains privées, sous le contrôle du pouvoir politique et religieux.

Pour l’auteur cité, la rupture avec l’“état indigène” et la conversion en société coloniale s’est faite sur trois siècles, mais pas de manière uniforme et systématique. Ce phénomène supposait une organisation du travail, technique, technologique et d’entreprise, et une évolution économique par le biais de systèmes comme l’encomienda (affaire confiée, métairie), le rescate (rachat) ou la

tripleta (triplette): tribut, grande propriété et commerce. Ensuite sont survenues les ruptures

économiques d’après-guerre qui ont organisé une société de transition vers des formes propres de libéralisme économique.

Il est d’un intérêt capital d’accorder une attention particulière, dans l’analyse du projet vitivinicole, aux exigences d’organisation et à celles relatives à la technologie qui ont cours dans la société rurale contemporaine. Le même phénomène s’est déployé pendant la période coloniale, avec l’introduction de plantes cultivées. Chaque production agricole (chaque culture: blé, pomme de terre, etc.) engendre diverses formes du social, chaque culture est une histoire sociale. Il est donc urgent de faire des recherches sociologiques ou anthropologiques qui puissent rendre compte des différentes formes du social, à partir de la production agricole (Ethno-agriculture régionale).

De manière générale, sous le régime colonial, l’introduction de nouveaux produits a divisé le territoire national en zones bien déterminées, a ouvert de nouveaux marchés et élargi les frontières régionales.

“En 1500, lorsque la frontière sur la terre ferme a été ouverte aux

entrepreneurs espagnols opérant depuis les Antilles, les côtes colombiennes ont immédiatement constitué une base incontournable pour l’extraction des perles, des indiens, des esclaves, de l’or, des couvertures et des aliments; produits très appréciés des marchands, financiers,

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explorateurs et aventuriers, et obtenus par des moyens divers, tels que le vol, le sac, l’agression…”94.

Ces figures rendirent nécessaire un effort au niveau de l’agriculture et de l’exploitation minière; elles entraînèrent simultanément le déracinement massif de nombreux indigènes et leur dispersion, c’est-à-dire la destruction des groupes humains structurés. L’organisation forcée de la production dans de grandes propriétés se nourrissait d’une main d’œuvre indigène abondante nécessitant le transfert de groupes importants vers des zones où ces derniers rencontraient des conditions climatiques absolument opposées à celles qu’ils avaient toujours connues, d’où la survenue de maladies et un grand nombre de morts dues au typhus, à la vérole, à la varicelle, aux gastroentérites ou à la pneumonie. On estime la décroissance de la population à environ 70, 80 ou même 100%. Les Muiscas furent un des peuples les plus affectés. En réponse à cette crise démographique, la population espagnole a quadruplé entre 1570 et 1620. Les villes qui connurent la plus forte croissance furent Bogotá, Carthagène et Tunja. Le déficit démographique engendra un phénomène identique au niveau de la production agricole, ainsi qu’une dévastation ethno sphérique sans précédent. Les entrepreneurs espagnols réagirent en important des esclaves africains; entre 1500 et 1810, 250.000 d’entre furent introduits en Colombie, dynamisant la société coloniale, notamment dans les territoires producteurs de canne à sucre, de cacao, de minéraux et de bétail.

Dans le territoire qui fait l’objet de la présente étude, les phénomènes que nous venons de décrire ne se produisirent pas. Aucun esclave noir, en particulier, ne fut “importé” dans le Boyacá. La présence sur le haut-plateau de leurs descendants est toujours minime aujourd’hui, à cause des éléments historiques évoqués aussi bien que du climat. Comment l’arrivée d’esclaves noirs a-t-elle pu influencer le développement économique national, et quel impact leur absence a-t-a-t-elle pu avoir sur l’économie de la région qui nous intéresse? Ces thèmes méritent d’être approfondis. Ce processus a engendré un mélange biologique de mulâtres et de zambos (enfant de mère indienne et de père noir, ou l’inverse) qui a enrichi la diversité culturelle nationale, figure absente du Boyacá.

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La production agricole et minière de cette époque a éveillé un grand intérêt commercial en Espagne, bien sûr, mais aussi dans des pays ennemis, telles la France, l’Angleterre et la Hollande. Ces pays entrèrent dans une compétition commerciale qui entraîna l’émergence de commerçants et entrepreneurs créoles qui préparèrent le terrain au processus d’indépendance amorcé en 1810. L’ouverture de nouveaux marchés augmenta la demande de matières premières, imposant une organisation interne de la production et le développement de grandes unités productives dénommées “haciendas” qui, en général, n’avaient pas subi de pression suffisante pour innover techniquement.