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E. Formes constituant la nature même du produit et formes

1. Formes constituant la nature même du produit

Pour le Tribunal fédéral, l’exclusion de la protection à titre de marque des formes constituant la nature même du produit a pour but d’empêcher qu’une entreprise puisse se réserver le monopole d’un produit par le biais d’un enregistrement de la forme même de ce produit82. Les formes qui constituent la nature même du produit sont celles qui s’imposent naturel-lement aux yeux du public au vu de la fonction du produit. Le Tribunal fédéral cite en guise d’exemples un tabouret carré à quatre pieds, une ra-quette de tennis de forme classique, un ballon de football traditionnel (rond), un ballon de football américain ovale et une rose artificielle83. Les éléments d’un produit qui, aux yeux du public, caractérisent spécifi-quement des produits de ce genre (Gattung) sont exclus de la protec-tion84. Constituent la nature même du produit les formes qui ne peuvent être modifiées sans que cela change les caractéristiques spécifiques du produit, soit les formes nécessaires du point de vue fonctionnel ou

esthé-81 TF, arrêt du 18.7.2007, 4A_129/2007, c. 3.2.3 et 3.2.5, sic! 2008, p. 110Boule Lindor (3D): «Es ist zwar denkbar, ein absolutes Freihaltebedürfnis für ganz konkrete Di-mensionen von Formen in Verbindung mit bestimmt eingeschränkter Farbgebung, allfälligen Verzierungen und Ähnlichem wegen des durch die Kombination bewirk-ten Gesamteindrucks auch für gemeinfreie Elemente zu verneinen».

82 ATF 131 III 121, c. 3.2, sic! 2005, p. 369Smarties (3D)/M&M’s (3D); voir aussi ATF 129 III 514 c. 2.2, JdT 2003 I 372Lego (3D)qui parle de formes indispensables qui caractérisent des produits spécifiques (unerlässliche Formen, die Waren bestimmter Art charakterisieren).

83 ATF 129 III 514 c. 2.4.2, JdT 2003 I 372Lego (3D).

84 ATF 129 III 514 c. 3.1.3, JdT 2003 I 372Lego (3D).

tique85. Pour ne pas constituer la nature même du produit, la forme doit donc se différencier des caractéristiques fonctionnelles ou esthétique-ment nécessaires du produit concerné86. Les formes qui sont attendues du public pour d’autres raisons que leur fonctionnalité ou leur esthétique ne constituent pas la nature même du produit87.

En application de ces principes, le Tribunal fédéral a considéré que la forme particulière d’un support catalytique pour nettoyer des lentilles de contact ne constituait pas la nature même du produit.

TF, sic! 2004, p. 676, en particulier pour des cataly-seurs chimiques

Le critère de la nécessité esthétique, qui n’a été ni précisé par le Tribunal fédéral, ni appliqué dans un cas concret, ne recueille pas l’unanimité dans la doctrine suisse88. Pour une partie de la doctrine, ce critère n’est pas convaincant, car l’esthétique peut revêtir toutes sortes de formes et d’ex-pressions, sans restriction aucune. Rien n’est donc «esthétiquement né-cessaire»89. Mieux vaudrait ainsi parler de caractéristiques de base qui

dé-85 ATF 129 III 514, c. 3.1.1, JdT 2003 I 372Lego (3D);le TF précise: «(…) die in der ästhetischen Form verkörperte Idee und der Gebrauchszweck der Ware sind gemein-frei und dürfen markenrechtlich von jedem Mitbewerber benützt werden». La ré-ponse à la question de savoir si la forme ne peut être modifiée sans altérer les proprié-tés spécifiques du produit lui-même dépend de la définition plus ou moins étroite du produit de référence. Dans l’arrêt «Lego», le TF a pris comme référence les briques de jeu (Spielbausteine) mentionnées dans la liste des produits et a considéré que si la forme rectangle de la brique «Lego» correspond à ce que le public attend d’une brique de jeu, il n’en va pas de même d’une brique qui possède en outre la caractéris-tique de pouvoir être emboîtée dans une autre (ATF 129 III 514, c. 3.1.1, JdT 2003 I 372Lego [3D]). Pour une partie de la doctrine, cette référence est trop large, car l’art. 2 let. b LPM reflète le besoin de libre disposition absolu que le déposant ne doit pas pouvoir contourner avec la possibilité qu’il a de désigner librement les produits pour lesquels la marque doit être enregistrée; NOTH,supran. 42,adart. 2 let. b LPM, p. 222, N° 41; EUGENMARBACH, SIWR III/1 Markenrecht, Helbing Lichtenhahn, Bâle 2009, p. 159 s., N° 516.

86 ATF 131 III 121, c. 3.2, sic! 2005, p. 369Smarties (3D)/M&M’s (3D).

87 TF, arrêt du 26.4.2004, 4C.57/2004, c. 2.2, sic! 2004, p. 676Katalysatorträger (3D).

88 Pour la notion de fonctionnalité esthétique en droit américain (aesthetic functionali-ty), lire JULIABELAGORUDSKY, Protection of Non-Traditional Trademarks under US Law, infra, p. 83 ss; JUSTINHUGHES, Non-Traditional Trademarks and the Dilemma of Aesthetic Functionality, in: Irene Carboli/Martin Senftleben (éd.),The protection of non traditional trade-marks, Oxford 2018, p. 107 ss.

89 MEIER/FRAEFEL,supran. 74,adart. 2 LPM, p. 680, N° 89. Lire aussi IVANC HERPIL-LOD, Le droit suisse des marques, Lausanne 2007, p. 92; ROBERTM. STUTZ/STEPHAN

coulent de la nature du produit90. Pour une autre partie de la doctrine91, il faut comprendre la nécessité esthétique comme les formes donnant une valeur substantielle au produit, par analogie au motif d’exclusion prévu par le droit communautaire (art. 4 [1] [e] [iii] de la Directive sur les mar-ques92et art. 7 [1] [e] [iii] RMUE93). Selon la CJUE, la forme qui donne une valeur substantielle au produit ne saurait être uniquement limitée à la forme de produits ayant exclusivement une valeur artistique ou ornemen-tale, au risque de ne pas couvrir les produits ayant, en sus d’un élément esthétique important, des caractéristiques fonctionnelles essentielles. Cette interprétation se justifie, selon la Cour suprême européenne, au regard de l’objectif du motif d’exclusion qui est d’éviter que le droit exclusif que confère une marque puisse servir à perpétuer, sans limitation dans le temps, d’autres droits que le législateur de l’UE a voulu soumettre à des délais de péremption94. Les Directives d’examen de l’EUIPO men-tionnent la représentation ci-dessous, qui donne, selon le Tribunal de l’UE (TUE), une valeur substantielle aux produits concernés95.

TUE, T-508/08, en particulier pour des haut-parleurs et des meubles de musique

Certains auteurs estiment qu’il faut limiter la portée de la nécessité esthé-tique aux formes purement esthéesthé-tiques, donc sans fonction praesthé-tique, comme lesœuvres d’art96. Pour d’autres, les formes nécessaires sur le plan esthétique ou fonctionnel sont celles qui sont caractéristiques pour un produit et sans lesquelles on ne reconnaîtrait pas ce produit97. Enfin, l’IPI

BEUTLER/MURIEL KÜNZI, Designgesetz Handkommentar, Stämpfli, Berne 2006, Grundlagen, N° 77 ss; PETERHEINRICH/ANGELIKARUF, Die Formmarke nach «Lego III», «Swatch-Uhrenarmband» und «Katalysatorträger», sic! 2005, p. 257.

90 CHERPILLOD, supra n. 89, p. 92; MEIER/FRAEFEL,supran. 74,adart. 2 LPM, p. 680, N° 89.

91 PETERHEINRICH, Design-Ikone als Warenmarke?, sic! 2008, p. 663.

92 Directive (UE) 2015/2436 du Parlement européen et du Conseil du 16 décembre 2015 rapprochant les législations des États membres sur les marques.

93 Règlement (UE) 2017/1001 du Parlement européen et du Conseil du 14 juin 2017 sur la marque de l’Union européenne.

94 Cf. CJUE, arrêt du 18.9.2014,Hauck GmbH & Co. KG c. Stokke A/S et al.(C-205/

13), para. 19 et 28 ss; FRANZ HACKER, in: Paul Ströbele/Franz Hacker/Frederik Thiering, Markengesetz, 12ème éd., Carl Heymanns Verlag, Cologne 2018,ad§ 3,

p. 120, N° 143 ss.

95 Directives EUIPO,supran. 22, Partie B, Section 4, Chapitre 6.4.

96 Voir les auteurs cités par NOTH,supran. 42,adart. 2 let. b LPM, p. 220 s., N° 38.

97 Lire NOTH,supran. 42,adart. 2 let. b LPM, p. 221 s., N° 40 s.

déduit de la jurisprudence que les formes qui constituent la nature même du produit aux termes de l’art. 2 let. b LPM sont celles dont les caractéris-tiques tridimensionnelles essentielles se composent d’éléments de forme purement génériques pour les produits du segment correspondant98. La question de savoir si, et dans quelle mesure, ce motif d’exclusion s’ap-plique également aux emballages ne fait pas non plus l’unanimité. Pour une partie de la doctrine, le texte légal est clair: la protection d’une forme d’emballage n’est pas exclue en raison du fait que cette forme ne peut jamais constituer la nature même du produit99. Le Tribunal fédéral a ex-primé un avis différent à deux reprises. Dans l’arrêt «Smarties/M&M’s», il a relevé qu’exceptionnellement, l’emballage peut être fonctionnelle-ment lié au produit de telle façon que la forme de l’emballage doive être assimilée à celle du produit. A son avis, cette situation particulière est réa-lisée lorsque l’emballage sert de manière indispensable à l’utilisation du produit100. En l’espèce, il n’a constaté aucun rapport de connexité parti-culièrement étroit entre les fonctions de l’emballage de forme cylindrique concerné et les produits (pastilles de chocolat). Dans l’arrêt «Lindor», rendu trois ans plus tard, Mon-Repos a appliqué l’art. 2 let. b LPM à une forme d’emballage, pour laquelle il a retenu que les extrémités étaient très courantes et typiques, de sorte que cette forme ne pouvait pas être monopolisée au profit d’une seule entreprise, même en cas d’usage pro-longé101. Le Tribunal fédéral s’est basé sur le besoin de libre disposition absolu, sans recourir aux critères utilisés dans l’arrêt «Smarties/M&M’s», lesquels ne semblent donc pas devoir être remplis pour que l’art. 2 let.

b LPM s’applique102.

98 Directives IPI,supran. 6, Partie 5, chiffre 4.12.4.1.Voir aussi dans le même sens L AU-RENTMUHLSTEIN/ERICROJAS, Protection de la forme et de la couleur du produit ou de son contenant en Suisse: une mécanique de précision délicate et fascinante, in: Revue Francophone de la Propriété Intellectuelle, décembre 2017, n° 5, p. 75. Cette appro-che correspond à la ligne suivie dans le passé par le droit allemand, qui a dû être aban-donnée en raison de la jurisprudence de la CJUE; lire à ce sujet HACKER,supran. 94, ad § 3 MarkenG, p. 111 s., N° 121 ss.

99 NOTH,supran. 42,adart. 2 let. b LPM, p. 223, N° 42 et la doctrine citée.

100 ATF 131 III 121, c. 3.2, sic! 2005, p. 369Smarties (3D)/M&M’s (3D).A cet égard, l’IPI relève dans ses directives que l’art. 2 let. b LPM s’applique pour les emballages de produits qui ne possèdent pas de forme propre, tels les liquides, poudres et sub-stances gazeuses; voir Directives IPI,supran. 6, Partie 5, ch. 4.12.4.1; pour le droit communautaire, lire HACKER,supran. 94, ad § 3 MarkenG, p. 100 s., N° 94.

101 TF, arrêt du 18.7.2007, 4A_129/2007, c. 3.2.1 ss, sic! 2008, p. 10Boule Lindor (3D).

102 Au vu de la formulation de l’art. 2 let. b LPM, il serait plus logique d’admettre l’exi-stence potentielle d’un besoin de libre disposition absolu pour les formes

d’emballa-Signe constituant la nature même du produit:

TF, sic! 2008, p. 10, pour des produits en chocolat

Signe ne correspondant pas à la nature même du produit:

ATF 131 III 121103, en particulier pour des confiseries, des sucreries et des produits de chocolat

Au vu de ce qui précède, il serait souhaitable que la jurisprudence précise ce qu’il faut entendre par « nécessité esthétique». La concrétisation de cette notion doit tenir compte du but de l’art. 2 let. b LPM qui est d’ex-clure de la protection les formes de produits ou d’emballages pour les-quelles il existe un besoin de libre disposition absolu. L’assujettissement d’un signe à un besoin de libre disposition absolu ne peut être retenu que si l’emploi du signe concerné est nécessaire dans le commerce104.

La jurisprudence doit donc définir les formes qui sont exclues de l’enre-gistrement au motif que leur monopolisation dans le cadre du droit des marques entraînerait une entrave injustifiée à la libre concurrence. Si l’on applique les principes développés par le Tribunal fédéral s’agissant des formes techniquement nécessaires au sens de l’art. 2 let. b LPM, seuls sont soumis à un besoin de libre disposition absolu les signes pour les-quels il n’existe pas d’alternatives équivalentes. Il s’agit des signes qui ne peuvent être monopolisés au profit d’une seule entreprise, car on ne peut pas raisonnablement attendre des concurrents qu’ils aient recours à une autre forme105. Une approche différente serait de comprendre la

né-ges en dehors des cas régis par cette disposition; pour le TF c’est toutefois douteux, voir ATF 131 III 121, c. 4.4, sic! 2005, p. 369Smarties (3D)/M&M’s (3D).

103 Le Tribunal fédéral a estimé qu’il n’existait pas de besoin de libre disposition absolu pour cette forme et a renvoyé la cause au tribunal cantonal pour que celui-ci puisse examiner, si nécessaire après complètement des constatations de fait, la validité des sondages d’opinion du point de vue de la méthode appliquée et prononcer ensuite un nouveau jugement sur la validité ou la nullité de la marque suisse n° 416341.

104 ATF 131 III 121, c. 4.4, sic! 2005, p. 369Smarties (3D)/M&M’s (3D).

105 Voir infra, ch. III.E.2, p. 28. Lire aussi ATF 131 III 121, c. 4.4, sic! 2005, p. 369 Smar-ties (3D)/M&M’s (3D): «L’aptitude à constituer une marque valable ne peut néan-moins pas être déniée en tout état de cause pour des signes paraissant au premier abord banals, quand, dans un contexte spécifique, ces signes ne sont pas nécessaires au commerce compte tenu qu’ils ne sont pas généralement utilisés et qu’ils peuvent être remplacés par de nombreux signes équivalents».

cessité esthétique comme un critère destiné à exclure de l’enregistrement en tant que marque certaines formes pour éviter de perpétuer leur protec-tion limitée dans le temps par le droit des designs ou le droit d’auteur.

Cette interprétation, qui équivaudrait à comprendre la nécessité esthé-tique comme couvrant les formes donnant une valeur substantielle au produit, par analogie au motif d’exclusion prévu par le droit communau-taire, n’est toutefois pas en adéquation avec l’arrêt «Chaise Panton» du Tribunal fédéral106. Celui-ci a en effet estimé, sans mentionner le critère de la nécessité esthétique, que la forme de la chaise concernée, qui présen-tait des caractéristiques esthétiques particulières, ne constituait pas la na-ture même du produit. Elle ne paraît pas non plus conforme au Message LPM107.