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Dans la partie précédente, nous avons montré que l'acidité de la clémentine de Corse émergeait de la rencontre entre un mode de récolte basé sur la sélection des fruits naturellement colorés, et des conditions agro-climatiques permettant une synchronisation particulière entre chute d'acidité et coloration. En extrapolant ces résultats, nous avons ensuite discuté l'idée que le gout acidulé qui fait la réputation de la clémentine de Corse n'est pas un acquis définitif : dans un contexte où le climat et les pratiques agricoles évoluent rapidement, l'acidité de la clémentine de Corse pourrait être triplement pénalisée, avec une chute d'acidité de plus en plus précoce, une coloration de plus en plus tardive, et une fenêtre de récoltabilité réduite.

Dans cette partie de la thèse, nous chercherons à comprendre comment, et sous l’effet de quels moteurs, évoluent les pratiques agricoles qui influencent l'acidité de la clémentine de Corse. Il s'agit de comprendre comment les pratiques identifiées comme clefs dans la construction de la qualité sont décidées par les agriculteurs, en relation avec le fonctionnement des exploitations et du réseau d'acteurs dans son ensemble. Cette analyse nous amènera à questionner la capacité de l'IGP « clémentine de Corse » à maintenir la typicité du fruit en dépit des changements climatiques, techniques, et variétaux en cours.

Dans ce but, nous analyserons les pratiques des agriculteurs comme faisant partie d'un système sociotechnique (Geels, 2002; Rip & Kemp, 1998), entendu comme un réseau composé d'acteurs interdépendants, de règles de diverses natures et enfin d'artefacts matériels dont la rigidité contraint l'action et les interactions. Nous analyserons le système sociotechnique en distinguant plusieurs échelles (parcelle, exploitation agricole, et territoire, régime, et paysage) et plusieurs secteurs (sociopolitique, mise en marché, appui et technologies, ressources génétiques, agro écosystème) dont l'action conjuguée détermine les pratiques agricoles et leur évolution18.

Cette partie de la thèse se décline en 2 chapitres :

• Dans le chapitre 4.1, nous analysons en détail les pratiques de récolte en relation avec le fonctionnement combiné de 3 niveaux organisationnels : la parcelle, l'exploitation agricole, et le bassin d'approvisionnement des metteurs en marché.

• Dans le chapitre 4.2, nous élargissons l'analyse à l'ensemble du réseau d'acteurs qui influence les pratiques agricoles et la qualité de la clémentine de Corse (R&D, conseil, sélection…). Nous terminons en discutant de la capacité de l'IGP à orienter le système sociotechnique dans une trajectoire d'innovation favorable ou non au maintien du « type » clémentine de Corse.

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Chapitre 4.1. Analyse sociotechnique des pratiques de

récolte

4.1.1. Problématique

Les pratiques de récolte constituent un pilier de la qualité technologique et de la typicité de la clémentine de Corse. Grâce au diagnostic agronomique, nous avons montré que la récolte en plusieurs passages des fruits colorés contribue à homogénéiser la qualité interne des fruits récoltés et à maintenir un niveau suffisant d'acidité pour le passage suivant. Nous avons également montré que les pratiques de récolte ne sont pas uniquement déterminées par la dynamique de coloration d'une parcelle. La date de récolte, le nombre de passages, le pourcentage de fruits récoltés à chaque passage, les critères de sélection des fruits… tous ces paramètres varient considérablement d'une année à l'autre, d'un agriculteur à l'autre, et d'une parcelle à l'autre au sein d'une même exploitation. Pourquoi tel agriculteur s'est-il précipité dans cette parcelle encore verdâtre alors qu'en attendant 1 semaine de plus, ses fruits auraient atteint leur couleur idéale ? Et pourquoi cet autre agriculteur n'a-t-il toujours pas ramassé cette parcelle alors qu'elle est colorée depuis plus de 3 semaines et que ses fruits perdent leur acidité ? Pour quelle raison cette parcelle à moitié récoltée a-t-elle soudainement été délaissée au profit d'une autre qu’il était initialement prévu de récolter la semaine suivante ? Comment expliquer que certains exploitants font leur récolte en 5 passages tandis que d'autres n'en réalisent qu'un seul ? Et comment se fait-il que les agriculteurs qui avaient l'habitude de faire 3 passages n'en aient fait qu'un ou 2 en 2014 ?

Nous faisons l'hypothèse que les pratiques de récolte ne sont pas uniquement déterminées par la coloration des parcelles, mais aussi par des moteurs organisationnels, économiques et sociaux à éclairer. Autrement dit, nous supposons que le fonctionnement du système sociotechnique influence le déroulement de la récolte, amenant les agriculteurs à des pratiques diversifiées, avec des conséquences probables pour la qualité.

Une autre question se pose autour de la récolte : les acteurs affirment que depuis le milieu des années 2000, les pratiques ont évolué dans le sens d'une meilleure gestion de la qualité pendant la récolte. A en croire Vicaire (2011), cette amélioration résulterait en partie de la mise en place de l'IGP. Par quels ressorts l'IGP influence-t-elle les pratiques de chaque agriculteur, et le déroulement de la récolte dans son ensemble ?

Dans ce chapitre de thèse, nous nous donnons pour objectif de décrire les pratiques de récolte des agrumiculteurs corses, et de comprendre comment ces dernières se construisent à la lumière du fonctionnement de 3 niveaux organisationnels (Figure 68) : la parcelle, l'exploitation agricole, et le bassin d'approvisionnement des metteurs en marché19. Nous explorerons tour à tour chacun de ces 3 niveaux en adoptant la même démarche : présentation des acteurs impliqués, déroulement temporel des activités, et identification des facteurs qui déterminent la variabilité des pratiques de récolte. Avec cette approche multi-échelle, nous chercherons à éclairer la diversité des pratiques, leur lien avec la qualité des fruits récoltés, et à comprendre le rôle de l'IGP dans la régulation de la récolte.

19 Pour aborder ces 3 niveaux organisationnels que sont la parcelle, l'exploitation agricole, et le bassin d'approvisionnement des metteurs en marché, nous nous basons sur 3 notions introduites dans le chapitre 2.3 de la thèse : respectivement, le système de culture (Meynard et al., 2001), l'approche globale de l'exploitation (Capillon, 2001), et le système local d'approvisionnement (Le Bail, 2005).

Chapitre 4.1. Analyse sociotechnique des pratiques de récolte

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Figure 68. Représentation des 3 niveaux de d'étude.

4.1.2. Méthode

Les données ont été collectées par voie d'entretiens semi-directifs auprès d'agriculteurs (19), de responsables de station de conditionnement (8), et d'organismes de mise en marché (2). L'objectif des enquêtes était de comprendre le travail des acteurs impliqués à chaque niveau organisationnel de la récolte, de manière à identifier l'ensemble des règles, des connaissances, et des réseaux d'acteurs qui influencent le déroulement de la récolte. Les guides d'entretien sont donnés en Annexe 5. Dans le cas des agriculteurs, le guide d'entretien était structuré de la manière suivante :

- Informations générales sur l'exploitation : surfaces en clémentinier et autres cultures, organisation du travail, circuits de commercialisation, choix variétaux, pratiques de gestion du verger ;

- Aperçu général de la récolte : critères de récolte, date de démarrage et étalement, nombre moyen de passages, rôle du conseil et des contrôles IGP ;

- Déroulement temporel de la récolte : planification des activités de récolte, critères de déclenchement et d'arrêt de la récolte, étapes qui structurent le travail ;

- Influence du marché sur le déroulement de la récolte : destination de la récolte, dynamique de la demande, fonctionnement du réseau commercial, rôle des organisations de producteurs, coordinations entre les acteurs ;

- Influence du verger sur le déroulement de la récolte : structure du parcellaire, dynamique de coloration, charge et calibre, rôle et effet du déverdissage en verger ;

- Dynamiques du chantier de récolte : organisation du travail, consignes de cueillette, pratiques de cueillette, influence des conditions météo sur la récolte ;

- Causes d'éventuels problèmes de qualité liés à la récolte.

Les agriculteurs interrogés ont été sélectionnés de manière à couvrir une diversité aussi large que possible en termes de taille de l'exploitation, de système d'activité, de circuit de commercialisation, et de mode de production (Tableau 21).

Parcelle Exploitation Bassin d’approvisionnement

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Tableau 21. Diversité des agriculteurs interrogés. Surface en

clémentine Grande (>5 ha) Petite (< 5 ha)

Station de

conditionnement Oui Non

Circuit

commercial Autre Circuit organisé

a

Mode de

production Conventionnel Bio ou Mixtes Conventionnel

Agriculteurs Olivier Jean-Mistral Stéphane Gigond Dominique Lavillauguet Raymond Lescombes Patrick Beghman Renaud Dumont Jean-André Cardosi Famille De la Taste Famille Marcadal Bruno Mura Marie-Rose Fernandez Jean-Marc Saez Antoine Gambini Fabrice Fouilleron Eric Ewald Jean-Toussain Favi Guy Klaustre Bruno Ley

a Par circuit « organisé », nous désignons les agriculteurs qui commercialisent leur fruits par le biais d'un 3 principaux organismes de mise en marché qui structure la filière (GIE Corsica Comptoir, OPAC, et AgruCorse).

Les entretiens semi-directifs ont été complétés par d'autres sources d'information :

- L'observation du chantier de récolte : pratiques de cueillette, consignes de récolte, transmission de l'information, contrôle par les chefs de chantier, répartition du travail entre les acteurs du chantier de récolte.

- L'observation du travail en station de conditionnement : travail aux différentes étapes de la chaine de conditionnement (réception des fruits, tri, calibrage, agréage, palettisation, expédition…), consignes des chefs de station, contrôles IGP des lots en sortie de chaine, remontée d'information vers le chantier de récolte, transmission de l'information aux OP et aux organismes de mise en marché ou aux grossistes…

4.1.3. Résultats

Quoi de plus anodin et facile que de cueillir le fruit lorsqu'il est mûr ? Et quoi de plus normal que de voir apparaitre sur les étals, chaque année à la même période, la clémentine de Corse avec sa couleur rouge-oranger, sa feuille et son petit cul vert ?

En réalité, tout cela n'a rien d'une évidence. A bien y regarder, cela tient même du miracle ! Car derrière cette apparente simplicité, se cache une organisation humaine d'une grande complexité. La récolte du clémentinier, c'est un large dispositif incluant des acteurs (agriculteurs, ouvriers, metteurs en marchés…), des technologies (stations de conditionnement, tracteurs …), et des règles diverses (cahiers des charges, normes, contrats…) ; un dispositif dont la finalité est de convertir des fruits de qualité hétérogène et évolutive présents sur des vergers eux-mêmes hétérogènes, en lots de fruits de qualité homogènes (coloration, aspect visuel, calibre), conditionnés, palettisés, et expédiés vers les marchés de manière continue et selon la dynamique de la demande. Et les pratiques de récolte sont à la fois le produit et le vecteur du fonctionnement de ce dispositif. Chaque année, une grande machine se met en branle, et mobilise des moyens considérables et de multiples ajustements, afin d'approvisionner un marché dont la dynamique a ses raisons que la biologie des vergers ignore.

Dans les paragraphes qui suivent, nous allons montrer que la qualité des clémentines de Corse expédiées ne dépend pas uniquement de l'état des fruits sur l'arbre, mais aussi du fonctionnement d'ensemble de ce dispositif.

Chapitre 4.1. Analyse sociotechnique des pratiques de récolte

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