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Introduction

Selon Béguin et Genet (2015), l’étymologie du terme « public » provient de la fiscalité138. La

construction de la fiscalité est ce qui rend possible l’apparition de la chose publique : l’État. La fiscalité est consubstantielle à l’existence de l’État. En ce sens, cette institution se distingue d’un pouvoir personnel où le pouvoir se confond avec le roi, en se caractérisant par un pouvoir impersonnel où le pouvoir est incarné par la figure du roi, par les organisations royales et par les agents royaux. Ce chapitre vise dès lors à présenter les éléments historiques qui ont permis l’émergence de ce système fiscal comme préalable à ce passage à un pouvoir impersonnel, et à la constitution de l’État français. Les bornes historiques de ce chapitre se situent entre le XIIe siècle et le XVIIe siècle. Le XIIe constitue en effet le point de départ de la construction du système fiscal français qui va de pair avec l’apparition de l’État français, tandis que le XVIIe siècle représente l’apogée de la monarchie absolue. La teneur du propos de ce chapitre sera essentiellement historique en ayant comme cadre d’analyse le concept régulationniste de régime fisco-financier (RFF) (Théret, 1992b), en lien avec la méthode abductive. Les diverses dimensions qui composent un système fiscal seront ainsi exposées. En qualité d’institution, l’État possède un pouvoir qui repose sur son système fiscal en tant que base matérielle, permettant sa reproduction et sa régulation. Si l’on se reporte de nouveau sur l’étymologie du terme pouvoir, il s’agit de la « faculté qui met quelqu'un en état de faire quelque chose » pour le substantif masculin ; et d’« avoir la force, la possibilité » pour sa forme verbale139. Dans le cadre de l’État, atteindre ces objectifs ne relève pas d’un mécanisme conscient. En

tant que forme institutionnelle, c’est la cristallisation de rapports sociaux qui fait prendre à l’État une trajectoire spécifique pour atteindre des finalités particulières. Cette trajectoire institutionnelle se déroule de façon indépendante du caractère relativement conscient des individus qui le composent (Amable et Palombarini, 2005)140. La régulation de l’État repose notamment sur son pouvoir qui

s’incarne dans son système fiscal. À cet égard, ce chapitre a pour objet d’examiner les formes de revenus, les organisations qui structurent concrètement le prélèvement de l’impôt, et les agents qui

138 La section 2 de ce chapitre repose en partie sur un article en cours de révision envoyé en 2020 à la Revue de la régulation.

139 Selon le Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales (CNRTL) : https://www.cnrtl.fr/etymologie/pouvoir

140 En ce sens, la régulation de l’État ne se résume pas à la notion de compromis institutionnalisés qui repose à l’inverse en partie sur l’intentionnalité des groupes sociaux consciemment constitués, notamment au sein du bloc dominant au pouvoir.

recouvrent l’impôt au nom du roi. Ce chapitre donne finalement à voir l’émergence de l’État français entre le XIIe et le XVIIe siècle, à travers la genèse de son système fiscal, et permet ainsi d’historiciser cette forme institutionnelle.

De façon analogue à la démarche de Delorme et André (1983) consistant à analyser les dépenses pour appréhender l’État, l’origine des revenus, la forme des revenus et la structuration des revenus nous renseignent sur l’État et sur son évolution dans le cadre de la problématique du changement institutionnel. Ce chapitre mettra en exergue ces dimensions constitutives d’un système fiscal, selon le RFF. C’est essentiellement à partir de la base de données internationale et collaborative, l’European State Finance Database (ESFDB), que nous avons obtenu des données pour la période considérée. Cette base de données a été constituée par des chercheuses et des chercheurs, ayant réalisé un travail d’archives, qui souhaitaient mettre publiquement à disposition des données sur l’histoire fiscale de pays européens pour la période médiévale et moderne141.

Les organisations rendent concrètement possible le prélèvement de ces revenus. Elles constituent une autre dimension du RFF. L’acception des organisations que nous conserverons dans le cadre de cette thèse est celle d’« une structure de pouvoir et [d’]un ensemble de routines » (Boyer, 2002a). Ainsi, les organisations constituent le socle des institutions, notamment de l’État. Elles matérialisent concrètement le lieu du pouvoir de l’État. Le rapport de domination qui s’exerce sur les sujets du royaume et sur les autres pôles de pouvoir trouve précisément son origine concrète dans les organisations. L’accroissement du nombre d’organisations que connaît l’État entre le XII et le XVIIe siècle, à partir du principe de démembrement de la curia regis, est symptomatique d’une accentuation du processus de division du travail et de délégation du pouvoir royal. De nombreux conseils voient en effet le jour durant cette période, signifiant que le phénomène de dépersonnalisation du pouvoir s’amplifie. L’extension territoriale de l’État se fait de manière concomitante de l’augmentation du nombre d’organisations dans le domaine fiscal, juridique et militaire. Un mécanisme de renforcement circulaire se réalise historiquement entre l’extension territoriale et le nombre d’organisations présentes sur le territoire (Elias, 2003). L’acception régulationniste des organisations met en évidence qu’un ensemble de routines se met en place, une fois les organisations créées. Ces routines participent ensuite à la régulation de ces organisations et, à un niveau plus général, à celle de l’État.

Dans l’acception qu’en donne le RFF, les agents constituent la dernière dimension d’un système fiscal. Cette dimension est une illustration du processus de dépersonnalisation du pouvoir qui caractérise le pouvoir royal entre le XIIe et le XVIIe siècle. Des catégories d’agents royaux sont créées dans l’optique de recouvrer davantage de revenus pour l’État. La création de ces catégories d’agents est par ailleurs favorisée par la perception de revenus plus élevés. Un processus de détermination circulaire s’instaure, favorisant l’institutionnalisation d’un système fiscal.

Afin de mettre en exergue ces trois dimensions du RFF, ce chapitre sera structuré en autant de sections. La première section (1) abordera la manière dont le pouvoir réussit à diversifier ses revenus

141 Nous sommes reconnaissants de ce travail collaboratif qui facilite l’accès à des données difficiles et qui permet un meilleur partage des connaissances. Pour plus de détails, cf. le site de cette base de données : https://www.esfdb.org/.

au fur et à mesure de l’agrandissement de son territoire. Plusieurs dispositifs sont mis en place tels que l’instauration d’outils de gestion permettant d’exercer un meilleur contrôle sur les agents royaux, et de percevoir davantage de revenus pour les comptes royaux. L’étude des revenus mettra en lumière que l’empreinte des structures féodales est toujours visible dans la nature des revenus du pouvoir royal. Il faudra à l’État environ trois siècles pour qu’il s’extraie de ces structures. Nous verrons ainsi que la formation socio-historique entre le XIIe et le XVe siècle se caractérise par une hybridation des formes institutionnelles qui la composent, puisque l’État incorpore des dimensions féodales tout en s’inscrivant dans une formation socio-historique qui n’est plus féodale. La deuxième section (2) portera sur le processus de division du travail et de délégation du pouvoir royal à travers l’étude de la création d’organisations. La création du Trésor, la multiplication du nombre de conseils, et la formation des États généraux comme l’une des premières organisations représentatives du royaume se comprennent comme la matérialisation de ce processus. Enfin, dans la dernière section (3), la création du système fiscal et l’émergence historique de l’État impliquent une production institutionnelle qui engendre du conflit (Amable et Palombarini, 2005). L’affirmation du pouvoir royal s’effectue dans un rapport conflictuel et contradictoire avec le pouvoir pontifical et avec le pouvoir seigneurial. Cette affirmation fait également l’objet de multiples révoltes fiscales – les jacqueries. L’existence de ces conflits et de ces violences représente ainsi le pendant de la construction institutionnelle de l’État.