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FINANCES ET FINANCIERS SANS CONTRÔLE REEL

LES MOYENS MATERIELS DE LA GUERRE

I. FINANCES ET FINANCIERS SANS CONTRÔLE REEL

Comme l’écrit Daniel Dessert :

« A l’origine, et la notion est encore fort vivace pour les contemporains de Louis XIV, le roi doit vivre de son domaine... Quoi qu’il en soit, le roi ne peut plus trouver dans ses biens patrimoniaux les revenus nécessaires à son service, ce qui le conduit à faire appel à des aides Extraordinaires, d’abord occasionnelles, puis rapidement devenues permanentes et qui constituent les impôts royaux343. » Cette appréciation est complétée et accentuée par Pierre Goubert qui écrit : « Les nécessités de la guerre contraignaient Colbert à renoncer, en partie, aux meilleurs résultats de douze années d’efforts. D’équilibre financier, il ne pouvait plus être question. En 1672 le déficit dépasse 8 millions [de livres] ; il double l’année suivante et atteint 24 millions en 1676344».

La poursuite des guerres entraîne le royaume dans des problèmes financiers croissants, qu’il est de plus en plus difficile de maîtriser. Les recettes pour trouver toujours plus d’argent sont toutes mises en œuvre mais ne suffisent jamais à faire face aux besoins grandissants de moyens pour entretenir des armées de plus en plus importantes. Dans cette course après l’argent, la perception des différentes formes d’impôts, l’organisation des circuits financiers et les procédures d’engagement des fonds sous l’Ancien Régime manquent totalement de clarté. Si le règne de Louis XIV

n’est pas une exception à cette règle, il représente un bel exemple de tous les expédients d’un état permanent de déséquilibre financier, malgré une richesse certaine du royaume. Il n’est pas aisé de comprendre les cheminements de l’argent servant à payer les hommes et à financer la conduite des guerres. Il n’existe pas de budget général dans le sens contemporain de ce terme. Les règles comptables et les procédures d’engagement des fonds, que l’on soit dans des domaines ressortant de ce que l’on nomme aujourd’hui public ou privé, demeurent très complexes. Plusieurs types de procédures sont appliqués simultanément dans la réunion des fonds et dans leur utilisation. Mais le recours à l’emprunt, sous une forme ou sous une autre s’impose, toujours plus au gouvernement. Alors que Louis XIV fixe dès 1665 l’intérêt maximum des rentes au denier 20 (soir 5 %),

dès 1672, il consent à vendre au public 200 000 livres de rentes au denier 16 (environ 6 % d’intérêt). En 1675, ce sont 8 millions de livres de rentes qui sont vendues et autant

343Daniel Dessert, op.cit. p. 15 et ss. 344 Pierre Goubert, Splendeur et misères du

en 1676. Ces rentes sont désormais accordées au denier 14 (soit plus de 7 % d’intérêts)345.

Cependant, qu’il s’agisse de la perception des impôts ou des fournitures aux armées, l’Etat royal n’intervient jamais directement, mais toujours par le truchement de partisans, traitants, fermiers ou concessionnaires. Ce sont des financiers seuls ou plus généralement en compagnies (regroupements de financiers), souvent les mêmes, qui ont la charge de faire entrer des fonds dans les caisses du Trésor royal et qui assurent les dépenses des services du roi. Il est vrai, comme l’écrit Daniel Dessert, qu’il ne faut pas confondre le financement de la guerre, c’est-à-dire l’opération qui consiste à récolter des fonds, avec le paiement des dépenses de guerre346. Cependant on rencontre très souvent, les membres d’une famille qui s’enrichissent dans le commerce de gros ou dans la banque, puis fournissent les armées du roi en alimentation, matériels et vêtements. Quelques années ou quelques décennies plus tard, des membres de ces mêmes familles ou leurs descendant contractent avec l’état l’affermage de la perception d’impôts. Il y a ainsi du XVIe au XVIIIe siècles de véritables dynasties de financiers qui

exercent des métiers d’ordre privé, et assurent en parallèle des charges financières régaliennes de l’Etat. C’est ainsi qu’Oudard II Colbert s’associe en 1594 à Jean-Audin Lumagne, Suisse d’origine, naturalisé par Henri IV pour créer une importante société de fabrique et de commerce de soieries. Leur établissement, associé à la famille de Paul Mascranny financier également originaire de Suisse, devient l’un des banquiers de Henri IV. On connaît l’ascension sociale et politique de la famille Colbert. En 1618,

Jean-Audin Lumagne avec d’autres financiers, devient munitionnaire347 de l’armée et fournit le pain de munition à l’armée du maréchal de Boisdauphin en campagne contre Henri de Bourbon-Condé, auteur d’une prise d’armes contre Louis XIII348. Tous les

membres de la célèbre famille des frères Paris349 occupent des charges d’officiers mais travaillent surtout comme financiers spécialisés dans la fourniture aux armées (munitionnaires). Parallèlement à ses affaires, l’aîné Antoine devient rapidement fermier de la recette générale des finances de Grenoble. Son jeune frère Claude lui succède à sa mort en 1733. Leur troisième frère Jean participe grâce à différents prête- noms à plusieurs fermes générales dans le Lyonnais, quant à Joseph, lui aussi conseiller

345

Pierre Goubert, op. cit., p. 610. 346

Daniel Dessert, op. cit. p. 159.

347 Ce substantif est généralement employé pour désigner les commerçants qui, ayant passé un contrat avce l’Etat, alimentent les armées, mais on trouve également dans les courriers du XVIIe les termes « vivandier» et « vivrier » (notamment sous la plume de Saint-Pouange).

348AN, E 60 A, folio 13, acte du 4 octobre 1618.

d’Etat, il devient contrôleur général de l’Extraordinaire des guerres et termine sa carrière comme intendant de l’Ecole royale militaire de Paris350. Les exemples sont nombreux qui montrent les alliances des milieux financiers avec des officiers de haut niveau, touchant aux marches du pouvoir royal. Il faut aussi comprendre que les banquiers qui traitent avec l’Etat pour lui avancer des fonds souvent très importants lorsqu’il s’agit de nourrir ou d’équiper des milliers de soldats, ne possèdent pas toujours ces disponibilités. Aussi doivent-ils se tourner vers les familles les plus fortunées du royaume pour leur emprunter les fonds nécessaires. Ces prêteurs, qui préfèrent très souvent garder la plus grande discrétion sur leurs affaires, sont en général des membres des grandes familles, appartenant à la plus grande noblesse du royaume, possesseurs d’immenses domaines et de très importantes ressources financières. Comme l’écrit Joël Cornette :

« Grâce aux travaux de Françoise Bayard et de Daniel Dessert, nous connaissons bien, à présent, le fonctionnement et les ramifications de ce système « fisco- financier » mis en place à partir de 1635 : à l’abri de prête-noms et d’hommes de paille, une partie de la bonne société du royaume (au premier chef l’aristocratie) avançait les sommes que les fermiers prêtaient au roi en anticipant de probables rentrées fiscales. Ainsi par l’intermédiaire des financiers, « l’Etat réussit le tour de force inouï de faire payer volontairement les riches351 ».

C’est ainsi que pour financer leurs projets les plus importants, ils trouvent leurs bailleurs de fonds dans les grandes familles nobles (on parle souvent de ducs) qui possèdent de très grands domaines qui leur rapportent d’importantes rentes. Ces prêteurs n’agissent que sous le couvert d’agents prête-noms, mais malgré ce voile pudique posé sur les engagements les plus enrichissants, les milieux d’affaires et les grandes familles entretiennent les meilleurs relations, et ainsi se créent des réseaux politico-financiers puissants dans l’environnement même du roi352. Cependant, les ducs qui peuvent ainsi investir dans les affaires financières, ne se considèrent pas de la même « race » que les financiers avec lesquels ils traitent sans publicité. Ces derniers, les partisans, traitants, fermiers et munitionnaires, sont issus des mêmes familles de la bourgeoisie d’affaire, souvent anoblies par l’achat de charges anoblissantes. Ceux-là cherchent à gagner leur place et à s’intégrer dans le second ordre par de beaux mariages. Malgré leurs intérêts communs, les premiers méprisent profondément les seconds

350Daniel Dessert, Argent... op. cit. p. 163-165.

351 Joël Cornette La France de la Monarchie absolue, p. 283. 352

Voir le tableau des engagistes, personnes ayant fourni des fonds pour obtenir une ferme sur des droits domaniaux, dans lequel se trouvent des noms de la grande noblesse ou du gouvernement, tels que Rohan, Soubise, Luynes, Choiseul, Matignon, Orléans et Louvois : Daniel Dessert, Argent...op. cit., p. 369.

Les membres de ces compagnies financières procèdent à des manipulations de fonds très importants, ce qui peut leur donner l’occasion de s’enrichir au profit du Trésor royal. Par le mécanisme des anticipations qui régit la plupart des contrats avec les traitants comme avec les banquiers, ceux-ci arrivent à percevoir des intérêts allant jusqu’à 10 %353. Cependant, il arrive que la mauvaise gestion ou la malhonnêteté entraînent des faillites retentissantes et l’Etat ne peut plus récupérer ses fonds et perd encore plus. Il ne faut cependant pas confondre ces financiers qui traitent avec l’Etat avec les banquiers qui sont les bailleurs d’argent pour le négoce ou les particuliers, qui prêtent ou investissent dans les affaires privées ou l’immobilier et qui s’occupent des opérations de change entre les monnaies de divers pays. Les financiers quant à eux profitent, comme l’écrit Daniel Dessert : « de ce que les revenus habituels du royaume ne suffisent pas à financer des besoins pressants de liquidités354 ».

Ce que Jean Chagniot décrit de cette manière :

« L’impôt n’a jamais fourni en temps voulu tout l’argent nécessaire pour lever des troupes ou même pour acheter des alliances en prévision d’une guerre. Les emprunts aux banquiers, les émissions de rentes viagères ou perpétuelles et les créations d’offices figurent avec les mutations monétaires, dans la panoplie des expédients fiscaux dès le XVIe siècle355».

Ces deux célèbres historiens pointent du doigt le gros problème des pays qui suivent trop longtemps une politique belliqueuse dont la gestion financière tombe quasiment entre les mains des manipulateurs de fonds, et ceci, dans un domaine presque illimité que l’on appelle : les affaires extraordinaires. Pour ce qui concerne le royaume de France dans la seconde partie du XVIIe siècle, cette donnée s’explique par la très forte

augmentation des effectifs de l’armée engagés dans les campagnes européennes. Cette situation entraîne un accroissement très important des besoins de trésorerie de l’Etat, donc des demandes de fonds prêtés par les financiers. C’est l’occasion pour ces compagnies d’accroître leurs interventions, et de profiter largement du manque d’argent du Trésor royal. Pour les dépenses de guerre, l’Extraordinaire de la guerre, s’ajoute à l’Ordinaire, lequel comprend également l’ustensile et les étapes. L’Ordinaire répond à certaines règles qui encadrent les dépenses, et il peut faire l’objet de prévisions. L’Extraordinaire, sert à équiper et alimenter les troupes ne faisant pas partie de la Maison du roi, c’est-à-dire des effectifs variables selon les besoins des campagnes.

353

Pierre Goubert, op. cit., p. 610 354Daniel Dessert, Argent... op.cit. p. 30.

d’autre part, c’es l’extraordinaire qui doit faire face aux situations d’urgence, non prévues dans les plans, qu’ils soient militaires ou financiers. Cette notion d’Extraordinaire permet aux responsables du département de la Guerre de jouer librement avec les moyens de l’Etat. C’est aussi l’occasion pour les financiers bénéficiaires de contrats, fournisseurs de l’armée, de récolter des bénéfices importants dans ces opérations. Le manque de procédures contraignantes laisse à Louvois et à ses collaborateurs la possibilité de effectuer des mouvements de fonds importants, en monnaie scripturale ou en pièces d’or et d’argent (monnaies françaises ou étrangères), ainsi qu’à des opérations de change sans véritable contrôle. Les transports de monnaies sont largement évoqués dans les courriers de ces responsables, notamment en période de conflit. Il semble que ces mouvements d’argent tiennent plus de l’improvisation dans l’urgence, au vu des problèmes militaires, que de plans préparés à l’avance et de règles fixées et pérennes.