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Le financement CIFRE et l’épistémologie : spécificités et précautions prises

SECTION 1 – Le positionnement épistémologique de la recherche

1.2 Le financement CIFRE et l’épistémologie : spécificités et précautions prises

Malgré un fort taux de soutenance des thèses CIFRE78 (98% des thèses CIFRE débutées en

201079 ont été soutenues en 2014), près des deux tiers des doctorants CIFRE poursuivent une

carrière dans l’entreprise après leur thèse. Ce constat du faible nombre de doctorants CIFRE poursuivant une carrière académique a poussé un certain nombre d’auteurs à s’interroger sur la scientificité des thèses CIFRE et, plus particulièrement, sur les incidences de ce type de financement sur le positionnement épistémologique de la recherche.

Le travail de Rasolofo-Distler et Zawadzki (2013) est le seul, à notre connaissance, à s’être interrogé sur l’épistémologie des thèses CIFRE dans le cadre spécifique des sciences de

gestion80. En particulier, les auteurs classent la thèse CIFRE parmi les « méthodologies de

terrain » et expliquent que, parmi celles-ci, le doctorant CIFRE a un statut à part, à côté de ceux du consultant au sens de Schein (1987), du chercheur-acteur, de l’acteur-chercheur et du

praticien réflexif (cf. Tableau 21 ci-dessous).

Caractéristiques

Internalisation croissante de la recherche

Consultant au sens

de Schein (1987) Intervenant extérieur à l’entreprise Chercheur-acteur Chercheur académique utilisant des données de

terrain

Doctorant CIFRE Doctorant financé par l’entreprise et subventionné par l’état

Acteur-chercheur Salarié de l’entreprise se lançant dans une démarche de recherche

Praticien réflexif

Salarié de l’entreprise voulant « créer des

connaissances valides dans d’autres situations que celles dans lesquelles il est engagé »

Tableau 21 – Le statut du chercheur dans les « méthodologies de terrain » D’après Rasolofo-Distler et Zawadzki (2013)

Ces auteurs concluent que, dans le cas des sciences de gestion, certains paradigmes épistémologiques sont plus adaptés à la thèse CIFRE que d’autres et avancent que le positivisme logique est incompatible avec un financement CIFRE. Les auteurs mettent alors en avant 4

conditions de « scientificité des CIFRE » : « la maitrise des déterminants subjectifs du

chercheur », « la mise en place d’instances de gestion et de contrôle », « le respect du principe

78 Introduit en France en 1981, le dispositif CIFRE (Conventions Industrielles de Formations par la REcherche)

est un mode de financement de thèse qui permet au doctorant de réaliser une thèse entre une entreprise (qui finance, en partie, la thèse) et un laboratoire de recherche public.

79 Association Nationale de la Recherche et de la Technologie, 2014, Rapport d’enquête sur les situations en fin

de thèses CIFRE en 2010 et 2014. Document accessible à l’adresse : http://www.anrt.asso.fr/fr/enquetes-cifre-7839.

80 D’autres travaux en sciences humaines et sociales, principalement en sociologie, se sont intéressés au format

de triangulation des données » et « une distanciation du chercheur par rapport à l’entreprise d’accueil ».

Cette position, qui consiste à qualifier les thèses CIFRE de « méthodologie de terrain » et à considérer qu’elles sont incompatibles avec certains paradigmes épistémologiques et méthodes de recherche, nous parait abusive. Elle semble entretenir l’image caricaturale de

thèses « de terrain », plus empiriques que théoriques, et de moindre valeur scientifique

(Rasolofo-Distler et Zawadzki, 2013) malgré l’intention initiale des auteurs de réhabiliter, justement, la valeur scientifique des thèses CIFRE.

Il semble que cette position provienne d’une hypothèse erronée. Les auteurs font le postulat que toutes les thèses CIFRE en sciences de gestion ont pour terrain d’étude l’entreprise d’accueil, ce qui n’est pas systématiquement le cas. Dans cette thèse, nous étudions les stations de montagne, qui sont des clients/prospects de l’entreprise d’accueil. D’autres thèses CIFRE en

sciences de gestion n’étudient pas spécifiquement l’entreprise d’accueil (Drut, 2011)81. Par

ailleurs, les méthodes de recherche consistant à être en immersion dans son terrain de recherche ne sont pas une spécificité des seules thèses CIFRE (Charreire-Petit et Huault, 2002). De fait,

les quatre conditions de « scientificité des CIFRE » que Rasolofo-Distler et Zawadzki (2013)

proposent ne sont pas spécifiques aux CIFRE. Les deux premières – « la maitrise des

déterminants subjectifs du chercheur » et « la mise en place d’instances de gestion et de contrôle » – sont valables pour n’importe quelle thèse82. Les deux suivantes – « le respect du principe de triangulation des données » et « la distanciation du chercheur par rapport à l’entreprise d’accueil » – dépendent des méthodes adoptées par chaque chercheur.

Nous rejetons donc l’idée qu’un financement CIFRE, en tant que tel, soit compatible avec certains paradigmes épistémologiques et incompatible avec d’autres. Comme pour n’importe quel travail de recherche et n’importe quelle thèse, le doctorant CIFRE doit engager un questionnement épistémologique en fonction des objectifs de recherche poursuivis, de l’objet de recherche, etc. En outre, les spécificités du fonctionnement d’une thèse CIFRE, telles que présentées ci-dessus, exigent que le doctorant CIFRE prenne en compte la nature du rapport qu’il entretient avec l’entreprise d’accueil comme un point essentiel de son questionnement épistémologique ; l’entreprise d’accueil est-elle le terrain de recherche ? Si non, quel est le degré d’indépendance entre le terrain de recherche et l’entreprise ? Les personnes rencontrées dans le cadre d’un terrain de recherche (le cas échéant) perçoivent-elle le chercheur comme un chercheur ou un salarié de l’entreprise ?

Enfin, certains auteurs ont montré les difficultés que peuvent rencontrer certains doctorants CIFRE dans la poursuite de leurs objectifs de recherche. Il peut s’agir d’une place trop importante accordée au travail en entreprise, en dehors des objectifs de recherche ; le doctorant se faisant happer par la plus courte temporalité de ce type de missions (Hellec, 2014). Il peut

81 Drut (2011) s’intéresse aux effets de la prise en compte de notations extra-financières sur la sélection de

portefeuilles traditionnels. L’entreprise de la CIFRE, Crédit Agricole Asset Management, n’est donc pas le terrain de thèse à proprement parler.

82 En particulier, le second point concernant « la mise en place d’instance de contrôle » a été renforcé avec

l’instauration de comités de suivi de thèse dans le cadre de « l’arrêté du 25 mai 2016 fixant le cadre national de

la formation et les modalités conduisant à la délivrance du diplôme national de doctorat ». Texte accessible à l’adresse : https://www.legifrance.gouv.fr.

également s’agir d’un détournement de la mission scientifique en consulting déguisé (Foli et Dulaurans, 2013) ou d’un flou entre le statut de salarié et de doctorant (Foli, 2009). Derrière ces situations, se cache presque systématiquement la délicate conciliation des objectifs de recherche avec les objectifs managériaux, dont la responsabilité repose, en partie, sur les épaules du doctorant. Afin d’éviter ces impairs, il parait clé, pour tout doctorant CIFRE, de savoir identifier, équilibrer et séparer le traitement des objectifs de recherche et des objectifs managériaux ; un questionnement épistémologique précoce (tel que nous l’avons mis en œuvre dès le début de la thèse) est un réel levier dans cette démarche, au moins autant que les outils

mis en place par l’Association Nationale de la Recherche et de la Technologie83 (contrats de

collaboration, comités de pilotage laboratoire-entreprise, rapports d’activité, etc.).

Il nous apparait donc que les spécificités du financement CIFRE renforcent l’intérêt et l’enjeu d’une réflexion épistémologique libre, rigoureuse et sincère, et pour laquelle la nature des relations entretenues avec l’entreprise d’accueil et la direction de thèse constitue une dimension centrale. L’Encadré 4 ci-dessous présente le mode de fonctionnement défini dans le cadre de cette thèse en concertation entre l’entreprise d’accueil (EFICEO) et la direction du laboratoire (IREGE).

83 Association Nationale de la Recherche et de la Technologie, 2018, « Brochure CIFRE ». Document accessible

Terrain de la thèse

Au travers de cette thèse CIFRE, l’entreprise EFICEO cherche à engager une réflexion stratégique sur l’opportunité de développer de nouvelles prestations pour aider les stations de montagne à répondre aux enjeux sociétaux auxquels elles sont confrontées. Tel qu’expliqué précédemment, le terrain d’étude de cette thèse n’est

pas l’entreprise EFICEO mais bien les stations de montagne, clientes ou non d’EFICEO (cf. Introduction pour

la genèse de l’objet de recherche ainsi qu’une présentation de l’entreprise EFICEO).

Travail de recherche et missions assurées pour le compte d’EFICEO

Dès le début de la thèse CIFRE, il était prévu que des missions en entreprise soient affectées au doctorant afin qu’il entre en contact avec le milieu des stations de montagne et qu’il puisse faire l’expérience de la posture d’un prestataire extérieur vis-à-vis d’une station de montagne. Le tableau ci-dessous montre la répartition du temps de travail du doctorant CIFRE, prévue et effective, entre les missions en entreprise et le travail de recherche.

Tableau de répartition du temps de travail du doctorant CIFRE Répartition prévue

(Part du travail de recherche/ part des missions en entreprise)

Répartition effective

(Part du travail de recherche/ part des missions en entreprise)

Année 1 50% / 50% 50% / 50%

Année 2 50% / 50% 30% / 70%

Année 3 100% / 0% 90% / 10%

Le tableau montre que la répartition prévue n’a pas pu être respectée. En particulier, lors de la deuxième année de thèse, les missions en entreprise ont pris plus d’importance que la prévision effectuée. Cela s’explique par une augmentation de la charge de travail au sein d’EFICEO et par une mauvaise anticipation du doctorant du temps nécessaire à la conduite des missions confiées. Le constat de cette dérive a été présenté lors du comité de pilotage de thèse CIFRE de fin de deuxième année, en présence de la direction de thèse et de l’encadrant scientifique de l’entreprise. La situation a alors été corrigée et il a été décidé de décharger le doctorant de l’intégralité de ces missions en entreprise pour la troisième année. Cela n’a pas pu être totalement réalisé mais le doctorant a tout de même consacré moins d’une demi-journée par semaine aux missions en entreprise.

Dissociation entre le travail de recherche et les missions confiées par EFICEO

Malgré les missions en entreprise, nous avons veillé à ce que le doctorant soit dans une posture de chercheur lors de ses terrains de recherche. Pour garantir cela, certaines précautions ont été prises en accord avec l’entreprise EFICEO. En premier lieu, toutes les demandes de terrain d’étude ont été adressées aux communes (les communes sollicitées n’étant pas des clients d’EFICEO) en mettant en avant l’Université Savoie Mont Blanc et le laboratoire de l’IREGE plutôt que l’entreprise EFICEO. D’autre part, nous nous sommes assurés que le chercheur n’avait pas eu de relation commerciale préalable (dans le cadre de son travail en entreprise) avec les représentants des PP clientes de l’entreprise d’accueil qu’il a pu interroger dans son travail de thèse.

Encadré 4 – Le mode de fonctionnement du doctorant dans le cadre du présent contrat CIFRE