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PARTIE I : L’adaptation aux changements climatiques et le droit : barrières et

CHAPITRE 3 : Les solutions avancées pour une meilleure cohabitation de

3.3 Favoriser la gestion adaptative

La gestion adaptative est au cœur de plusieurs textes s’intéressant au droit et à l’adaptation aux changements climatiques. Plusieurs auteurs qualifient même son utilisation d’inévitable148. Les auteurs consultés attribuent l’origine de la gestion adaptative aux

145 Craig, supra note 30 à la p 64 [notre traduction]. Voir aussi Robert L Glicksman, « Ecosystem Resilience

to Disruptions Linked to Global Climate Change: An Adaptive Approach to Federal Land Management » (2009) 87:4 Neb L Rev 833.

146 Craig, supra note 30 aux pp 66‑67. 147 Ibid aux pp 67‑68.

148 JB Ruhl, « Regulation by Adaptive management - Is It Possible? » (2005) 7 Minnesota Journal of Law,

travaux des professeurs C.S. Holling et Carl J. Walter, entrepris dans les années 1970149. La définition donnée à la gestion adaptative varie150, mais elle est essentiellement « an iterative, incremental decision-making process built around a continuous process of monitoring the effects of decisions and adjusting decisions accordingly »151. Dans sa forme la plus simple, la gestion adaptative correspond à « learning while doing »152. Ce processus permet aux acteurs impliqués dans un projet ou une activité d’ajuster leurs décisions en fonction des changements ou des impacts qui sont observés153. L’évaluation du projet ou de l’activité devient un processus continu, au lieu de l’évaluation préalable qui prévaut actuellement entre autres en évaluation environnementale.

L’incertitude est présentée comme le moteur de la gestion adaptative154. Cette dernière doit permettre à un projet d’aller de l’avant malgré l’incertitude qui subsiste quant à certains aspects du projet, par exemple dans une étude d’impacts environnementaux. Si le projet soulève une incertitude générale, la gestion adaptative ne peut venir l’épauler, puisqu’elle « can only be effective in dealing with the ‘uncertainty associated with a single or specific

project impact not the entire project itself’ »155. À la lumière de cette relation entre la gestion adaptative et l’incertitude, il n’est pas étonnant qu’une comparaison avec le processus d’adaptation aux changements climatiques permette d’observer plusieurs similitudes. En effet, même si le vocabulaire utilisé est différent, les deux sont des processus itératifs qui comprennent l’identification d’un problème, la mise en œuvre de mesures afin de remédier à celui-ci, un suivi et une évaluation des résultats. La plus récente synthèse d’Ouranos présente d’ailleurs le processus d’ACC comme tendant vers la gestion

149 Voir par exemple Craig, supra note 30; Flatt, supra note 78; Patricia Hania, « Climate Change and the

Protection of Drinking Water in Ontario: An Opportunity to Adopt Adaptive Management? » (2011) 22 JELP 167; Martin ZP Olszynski, « Adaptive Managements in Canadian Environmental Assessment Law: Exploring Uses and Limitations » (2010) 21 JELP 1; Ruhl, supra note 111.

150 Olszynski, supra note 149 à la p 6.

151 Ruhl, supra note 148 à la p 28. Pour des exemples de variation dans le traitement de la gestion adaptative,

voir Robert M Argent, « Components of Adaptive Management » dans Catherine Allan et George H Stanker, dir, Adaptive Environmental Management: A Practitioner’s Guide, Dordrecht, Springer, 2009, 11 à la p 12.

152 Robert L Fischman et JB Ruhl, « Judging adaptive management practices of U.S. agencies » (2016) 30:2

COBI Conservation Biology 268 à la p 269.

153 Ruhl, supra note 148 à la p 30.

154 Hania, supra note 149 à la p 171; Olszynski, supra note 149. 155 Olszynski, supra note 149 à la p 7 [italiques dans l’original].

adaptative156.

De ce côté-ci de la frontière, les articles traitant à la fois du droit et de la gestion adaptative sont, vu les décennies de discussion dans d’autres domaines sur la gestion adaptative, étonnamment rares, une constatation que nous ne sommes pas seule à faire157. Aussi, quelques lois seulement réfèrent à la gestion adaptative158. L’interprétation des articles pertinents a produit une jurisprudence comprenant un peu moins de 80 décisions qui mentionnent la gestion adaptative et dont quelques-unes l’interprètent ou la définissent159. Plusieurs de ces décisions découlent de l’insertion en 2003 de ce concept à l’ancienne Loi

canadienne sur l’évaluation environnementale160. Avant son abrogation en 2012, cette loi comprenait une mention de la gestion adaptative à son paragraphe 38(5), qui a disparu dans la Loi canadienne sur l’évaluation environnementale (2012)161. La gestion adaptative ayant été insérée en 2003, elle n’a été présente aux différentes moutures de cette loi que pendant quelques années. Malgré cela, les décisions ayant découlé de cet article sont une des rares sources canadiennes d’interprétation judiciaire de la notion de gestion adaptative et c’est pourquoi nous avons choisi de les analyser malgré cette disparition. La lecture de l’article 38(5) permet de constater que la gestion adaptative pouvait découler des programmes de suivi, mais n’était pas obligatoire dans le cadre de ces programmes, il s’agissait d’une possibilité seulement. Cela n’a pas empêché la Cour fédérale de qualifier la gestion adaptative de « principe directeur » de l’ancienne Loi canadienne sur

l’évaluation environnementale dans Pembina Institute for Appropriate Development c Canada162. Nous reviendrons sur cette qualification.

Malgré la courte durée pendant laquelle la gestion adaptative a été présente à la Loi

canadienne sur l’évaluation environnementale, quelques décisions rendues par les

156 Ouranos, supra note 9 à la p 3. 157 Olszynski, supra note 149 à la p 4.

158 En date du 1er janvier 2018, deux lois et quatre règlements en vigueur comportent la mention « gestion

adaptative » ou « adaptive management ».

159 En date du 1er janvier 2018, 51 décisions comprenaient l’expression « gestion adaptative » ou « adaptative

management » sur CanLII. Aucune ne provenait du Québec.

160 Loi canadienne sur l’évaluation environnementale, LC 1992, c 37, 6 juillet 2012. Voir Olszynski, supra

note 149.

161 Loi canadienne sur l’évaluation environnementale (2012), LC 2012, c 19.

tribunaux permettent de constater que le concept a généré une certaine confusion. En effet, bien que la gestion adaptative soit parfois qualifiée d’indissociable du principe de précaution, ils restent distincts l’un de l’autre : « If the precautionary approach can be distilled down to “better safe than sorry,” AM, on the other hand, is about embracing uncertainty in order to learn from it » [référence omise]163. Or, cette distinction semble avoir échappé aux tribunaux. La Cour fédérale affirme que « [l]a « gestion adaptative » est une approche qui s’est développée de concert avec le principe de précaution »164 et la Cour d’appel fédérale écrit que la gestion adaptative est un remède aux « effets paralysants potentiels du principe de précaution sur des projets qui peuvent avoir des avantages sociaux et économiques »165. La professeure canadienne Patricia Hania reproche aux tribunaux canadiens d’avoir caractérisé la gestion adaptative comme une solution d’ingénierie, outrepassant sa composante écologique, en plus de la définir, à tort, comme permettant de mitiger les effets environnementaux d’un projet166.

L’effet principal de l’utilisation de la gestion adaptative est celui de s’éloigner d’un processus d’autorisation entièrement préalable à une activité (front-end decision-making) pour s’orienter vers un processus continu167. Une certaine étude reste faite en amont d’un projet, mais on cherche à réévaluer celui-ci au fil du temps et à laisser des portes ouvertes pour agir plus tard. Cela est particulièrement utile lorsque toutes les conséquences d’un projet ne peuvent être envisagées, par exemple lorsque la science sur le sujet est incomplète.

Bien que la gestion adaptative puisse sembler être une solution miracle, juridiquement, elle n’est pas sans inconvénient. Son principal danger est que l’accent soit mis sur le processus uniquement, au détriment de l’atteinte des objectifs et des exigences légales168. De plus, elle peut servir d’excuse afin de remettre à plus tard des décisions qui devraient être prises maintenant. Cela exacerberait les problèmes d’équité intergénérationnelle, en plus de

163 Olszynski, supra note 149 à la p 3.

164 Pembina Institute for Appropriate Development c Canada (Attorney General), supra note 162 au para 32. 165 Société pour la protection des parcs et des sites naturels du Canada c Canada (Ministre du Patrimoine

canadien), 2003 CAF 197 au para 24.

166 Hania, supra note 149 à la p 186. 167 Ruhl, supra note 7 à la p 420.

limiter les options d’actions disponibles à long terme. Finalement, une analyse jurisprudentielle du traitement de la gestion adaptative en matière environnementale par les tribunaux canadiens révèle une tension entre l’incertitude liée au problème environnemental et la certitude, la sécurité juridique que les tribunaux tentent d’établir169. Malgré ces inconvénients, la gestion adaptative reste un modèle incontournable afin de développer des outils qui permettent de mettre en œuvre l’ACC. Les similitudes entre les processus d’adaptation tels que représentés dans le plus récent rapport d’Ouranos170 et celui de la gestion adaptative sont immanquables. Pour maximiser le potentiel de la gestion adaptative, il faut toutefois s’assurer d’avoir un environnement qui y est propice. Elle ne peut s’épanouir dans le contexte actuel où on s’attend à une décision finale et non modifiable en début de projet171.

Malgré les barrières quant à la conciliation entre le droit et l’ACC, il est possible de constater que les juristes y proposent des solutions, dont la promotion de la résilience et de la gestion adaptative par le droit, ainsi que des principes juridiques flexibles devant permettre de réconcilier la stabilité du droit et l’incertitude des impacts des changements climatiques. Il apparaît à leur analyse que les caractéristiques de flexibilité, de résilience et de capacité d’adaptation sont jugées comme désirables. Il ressort aussi de l’examen des trois solutions présentées ici que leur mise en place nécessite une stratégie planifiée de la part du législateur et un effort non négligeable des décideurs.

169 Hania, supra note 149 à la p 190; Andrea M Keessen et Helena FMW Van Rijswick, « Adaptation to

Climate Change in European Water Law and Policy » (2012) 8:3 Utrecht L Rev 38 à la p 40.

170 Ouranos, supra note 9 à la p 3. 171 Ruhl, supra note 148 aux pp 53‑54.

CHAPITRE 4 : Le partage des compétences au Canada en matière