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Chapitre 3 Revue de la littérature : de la traductologie à la formation des traducteurs et

3.4. Formation des traducteurs et interprètes dans le monde : historique et développement

3.4.2 Expérience canadienne

Delisle (1987 : 22) décrit justement le Canada, pays officiellement bilingue, comme « le pays de la traduction ». Historiquement, la formation des traducteurs au Canada date d’aussi longtemps que l’histoire de la traduction elle-même dans le pays22. Selon Delisle (1987 : 27-29), la croissance

exponentielle du marché de la traduction au Canada découlait directement du « virage linguistique national » de 1969. Ayant adopté en cette année la Loi sur les langues officielles, le Parlement canadien a institué un bilinguisme officiel au niveau fédéral en accordant des droits égaux à l’anglais et au français. À l’instar du gouvernement fédéral, plusieurs provinces canadiennes, dont le Nouveau-Brunswick et le Manitoba - en raison de la Constitution - appliquent également un bilinguisme officiel. (Mareschal, 2005) Dans la province de Québec, la Charte de la langue

française qui, en 1977, a fait de la langue française la langue officielle de la province a aussi une

incidence sur les besoins en traduction, en raison de communication nécessaire avec le reste du Canada, majoritairement anglophone, et en contexte international. Tous ces facteurs se conjuguent et concourent à la nécessité de former les traducteurs et interprètes professionnels au Canada. La conséquence en est ce que Mareschal (2005 : 250) décrit comme la « brusque multiplication des programmes de traduction ». Cela signifie qu’il y a eu une augmentation incroyable dans le nombre des programmes de formation en traduction, un développement que Delisle et Otis (2016 : 5) qualifient de « l’âge moderne de la traduction » au Canada :

L’« âge moderne » de la traduction se caractérise, d’abord, par la multiplication rapide des programmes de formation en traduction à la suite de l’adoption de trois lois à caractère linguistique, lois ayant eu une incidence directe sur le volume de traduction et le nombre de traducteurs.

Retraçant précisément la genèse de l’enseignement de la traduction professionnelle au Canada, Delisle et Otis déclarent :

L’origine de l’enseignement de la traduction professionnelle au Canada remonte à 1936. Le 28 juin, le recteur de l’Université d’Ottawa, le père Joseph Hébert, préside une réunion du Conseil de la Faculté des arts. À l’ordre du jour figure la proposition suivante : « Fondation d’un cours de traduction […] de deux ans conduisant au diplôme de deuxième classe à la fin de la première année, et au diplôme de première classe à la fin de la seconde année ». L’adoption à l’unanimité de cette proposition fait de l’Université d’Ottawa la première institution d’enseignement supérieur au pays à dispenser une formation de ce genre. (2016 : 303) C’est, en effet, cette modeste initiative pédagogique qui a finalement donné naissance, trente-cinq ans plus tard, à ce que nous connaissons aujourd’hui comme l’École de Traducteurs et d’Interprètes (ÉTI) de l’Université d’Ottawa, qui est officiellement constituée le 1er juillet 1971. (Delisle et Otis,

2016 : 310). Dans une chronique similaire, Delisle (2001 : 361) explique que « […] professional translation has been taught at the University of Ottawa since 1936, at McGill University in Montréal since 1943, and at the Université de Montréal since 1951 ». Ce sont donc successivement les trois premiers programmes de formation des traducteurs professionnels au Canada.

De façon particulière, il convient de préciser que la formation spécialisée en traduction a connu un grand essor au Canada entre 1968 et 1984. C’est pendant cette période que plusieurs universités canadiennes, particulièrement celles des provinces du Québec et de l’Ontario, ont introduit des programmes de baccalauréat (BA) en traduction spécialisée dans leurs cursus. Delisle nous présente succinctement ce développement de la façon suivante :

In 1968, the translation section of the linguistics department at the Université de Montréal, chaired at the time by André Clas, offered first full-time three-year programme leading to a degree in translation. Soon after, the degree became known as a BA Specialization (similar to an Honour’s Degree). Translation pedagogy flourished in the 1970s. Right across the country, but especially in Quebec and Ontario, universities began to offer translator training programmes. Between 1968 and 1984, a new translation programme of one kind or another was launched every year, a new bachelor’s programme every two years, and a new master’s programme every four years. (Delisle, 2001 : 361)

Parmi les précurseurs de l’enseignement de la traduction au Canada, on reconnaît d’emblée Pierre Daviault23, qui était la première personne à donner le tout premier cours de traduction à

l’Université d’Ottawa, cours qu’il a donné sans interruption de 1936 jusqu’en 1964. Ensuite, on ne peut pas oublier les professeurs Jean Darbelnet (1904-1990) et Jean-Paul Vinay (1910-1999), qui, eux aussi, ont laissé une empreinte ineffaçable sur la scène de l’enseignement de la traduction,

23 D’après Delisle et Otis (2016 : 303)), c’était le même Pierre Daviault, traducteur parlementaire pendant plusieurs

années, qui était l’auteur de la proposition pour la fondation du premier cours de traduction approuvé par le Conseil de la Faculté des arts de l’Université d’Ottawa, en 1936.

notamment grâce à la publication de leur célèbre ouvrage Stylistique comparée du français et de

l’anglais en 1958. Ce manuel qui a été traduit en plusieurs langues demeure une œuvre

mondialement reconnue, lue et relue, citée et discutée même encore aujourd’hui. Un autre acteur de premier rang dans l’évolution de la formation des traducteurs au Canada est sans aucun doute Jean Delisle, dont La traduction raisonnée reste un livre de référence pour tout enseignant et étudiant de la traduction au Canada et même ailleurs. Il est à noter que Delisle a beaucoup d’autres ouvrages à son actif, traitant entre autres du sujet de la formation des traducteurs.

Il faut reconnaître que depuis l’introduction du premier cours de traduction à l’Université d’Ottawa, le Canada s’investit beaucoup dans la formation des traducteurs professionnels. Il va sans dire que différentes initiatives ont été prises visant le développement de la formation des traducteurs et d’énormes progrès ont été enregistrés en ce sens. Par exemple, à un moment donné, devant un volume de traductions qui ne cesse de croitre et la pénurie des traducteurs qualifiés, le gouvernement fédéral est allé jusqu’à offrir des bourses d’études à ceux qui étaient prêts à être formés en traduction professionnelle à l’université (voir Delisle et Otis, 2016 : 316-318). Aujourd’hui, contrairement au tout début où il n’y avait pratiquement que des programmes de formation en traduction au premier cycle universitaire, plusieurs universités canadiennes ont créé des programmes de maîtrise et de doctorat en traduction ou en traductologie.

Au Canada, la durée des programmes de formation en traduction varie d’une province à l’autre, selon les structures de l’université et la province. Généralement, les apprentis-traducteurs au premier cycle passent entre trois et quatre ans, et obtiennent entre 90 et 120 crédits24. Quant aux

programmes de 2e et 3e cycles (maîtrise et doctorat), la formation dure un minimum de deux ans

(pour la maîtrise) et quatre ans (pour le doctorat). Une autre caractéristique importante des programmes de traduction au Canada est la place importante accordée au stage en entreprise, ce qui offre aux futurs traducteurs l’occasion de découvrir et de vivre la réalité professionnelle en même temps qu’ils étudient. Les nombreuses publications en circulation portant sur la formation des traducteurs au Canada montrent que beaucoup d’efforts ont été déployés pour bâtir l’édifice de la formation en traduction et la maintenir à jour.

Cependant, force est de remarquer que certaines critiques ont été faites à l’égard des programmes de formation des traducteurs au Canada. Par exemple, dans le rapport final de l’enquête menée sur la situation de la traduction au Canada à la fin des années 1990, le Comité sectoriel de l’industrie canadienne de la traduction a fait ressortir un certain nombre de tendances auxquelles les institutions de formation des traducteurs sont confrontées. (Mareschal, 2005 : 259) Les défis mentionnés dans le rapport concernent essentiellement l’écart entre l’offre et la demande du marché en constante évolution, dû particulièrement à la mondialisation et aux nouvelles technologies de l’information et de la communication.

D’autres constats que nous pouvons faire au sujet de l’état actuel de la formation des traducteurs au Canada concernent la structure des programmes. Dans un premier temps, contrairement à ce qui se passe en Europe où l’apprenti-traducteur est exposé à au moins trois langues de travail, la plupart des écoles ou départements de traduction au Canada se limitent toujours à la combinaison de deux langues (français-anglais), une culture née bien entendu, du bilinguisme officiel du pays. Il faut mentionner cependant que la langue espagnole commence à occuper une certaine place dans la combinaison linguistique prévue pour certains programmes. Deuxièmement, dans la plupart des programmes de traduction au Canada, surtout dans la province du Québec où se concentrent présentement la majorité de ces programmes, l’orientation de l’anglais vers le français est prédominante, ce qui n’encourage par les apprenants anglophones qui, normalement, devraient apprendre à traduire du français vers l’anglais. Il est vrai que si la formation privilégie plus la traduction de l’anglais vers le français, d’une part, c’est parce que la communauté anglophone du Canada est plus grande que son homologue francophone (celle-ci correspondant environ au quart de la population du pays). D’autre part, la grande majorité des documents notamment en provenance du gouvernement fédéral sont a priori préparés en anglais et donc nécessitent d’être rendus disponibles en français, la deuxième langue officielle du pays. En d’autres termes, au Canada, les besoins en traduction vers le français semblent être nettement plus importants que les besoins en traduction vers l’anglais.

On constate qu’il y a aussi le problème de la relève en ce qui concerne la formation des formateurs en traduction au Canada, car on voit que dans plusieurs universités, les professeurs de traduction partent à la retraite sans être remplacés. C’est par exemple le cas à l’Université Laval où

actuellement, il n’y a que quatre professeurs en traduction, ce qui paraît insuffisant pour la tâche. En fait, ce problème découle de contraintes budgétaires qui touchent toutes les facultés de lettres en général.

Par ailleurs, nous constatons que, comparativement à la formation en traduction, la formation en interprétation n’est pas encore très développée au Canada. Bien qu’il existe des programmes de certificat en interprétation communautaire entre autres, offerts dans certaines institutions canadiennes par exemple la Vancouver School of Interpreting and Translation, actuellement, il n’y a que deux programmes de master en interprétation de conférence qui sont celui de l’École de Traduction et Interprétation (ÉTI) à l’Université d’Ottawa, et celui de Glendon College à York University, Toronto. On peut donc comprendre de cet état des choses qu’au Canada, bien que les besoins en interprétation soient tout de même présents, ils sont beaucoup moindres comparativement aux besoins en traduction. Cependant, en dépit de ces quelques défis et contraintes constatés, nous croyons que nous aurions raison de conclure que le Canada reste toujours engagé à former des traducteurs et interprètes professionnels de qualité, non seulement pour son territoire, mais aussi pour d’autres pays du monde. La preuve en est que beaucoup d’étrangers se retrouvent présentement sur la terre canadienne pour se former en traduction ou en interprétation professionnelles et en traductologie.

Sur le plan de la recherche, la formation des traducteurs occupe une place importante dans le discours traductologique au Canada (Guével, 2006). Delisle et Otis (2016) témoignent également de ce fait :

Tout en continuant à former les traducteurs de la relève et à les préparer contre les mille et un traquenards du métier, comme le souhaitait Pierre Daviault, ces centres de formation sont devenus aussi, en quelques décennies, des foyers de recherche multidisciplinaires en traductologie […] On peut même affirmer qu’il existe une « école canadienne » en matière de formation de traducteurs. (2016 : 318)

Du point de vue des publications, il existe deux revues savantes importantes entièrement consacrées à la traductologie au Canada. Il s’agit de Meta - Journal des traducteurs et de TTR

(Traduction, terminologie, rédaction). Ces deux revues ont, à plusieurs reprises, publié des

numéros spéciaux complètement consacrés à la formation des traducteurs. Nous pouvons citer ici

logique selon laquelle la recherche nourrit l’enseignement et vice versa, des thèses de doctorat telles que celles de Valentine (1996), Fiola (2003), Echeverri (2008) et Gardy (2015) se sont proposé d’étudier quelques aspects pointus de la formation en traduction professionnelle dans les universités canadiennes.

Les regroupements professionnels et universitaires au Canada sont activement engagés pour assurer la qualité de la formation aussi bien que l’intégration sur le marché de travail par les nouveaux diplômés en traduction et en interprétation professionnelles. Par exemple, toutes les universités offrant des programmes de traduction sont regroupées au sein de l’Association canadienne des écoles de traduction (ACET), fondée en 1973 et qui leur sert de lieu d’échanges. (Mareschal, 2005 : 253) De la même manière, l’Association canadienne de traductologie (ACT) est bien établie et très performante; elle organise régulièrement des congrès annuels où les professeurs-chercheurs partagent les résultats de leurs recherches ainsi que leurs expériences. Notons que c’est l’ACT qui publie la revue TTR à laquelle nous avons fait allusion plus haut. D’autres rassemblements professionnels tels que le Conseil des traducteurs, terminologues et interprètes du Canada (CTTIC), l’Ordre des traducteurs, terminologues et interprètes agréés du Québec (OTTIAQ) et ses homologues dans les autres provinces canadiennes organisent régulièrement des congrès et offrent des programmes de formation à courte durée à l’intention de leurs membres et de futurs membres (les apprentis-traducteurs et interprètes). L’OTTIAQ publie aussi la revue Circuit, dans laquelle la question de la formation est souvent traitée. Sur le plan international, les formateurs des traducteurs canadiens participent activement aux échanges et aux activités au niveau des rassemblements professionnels internationaux comme la Fédération internationale des traducteurs (FIT), l’Association internationale des interprètes de conférence (AIIC), la Conférence internationale des universitaires de traducteurs et interprètes (CIUTI), pour ne citer que ceux-là.

En somme, comme nous le lisons chez Delisle et Lee-Jahnke (1998 : 362), au Canada, « […] a true spirit of cooperation exists between professional associations, professional translators and university teachers of translation. This tripartite cooperation has led to the development of a variety of translation tools, machine translation systems and terminology banks ». Voilà un constat qui témoigne du bon état de santé de la formation des traducteurs et interprètes au Canada.