D´eposer des conteneurs ou faire le plein de carburant sont les deux principales raisons pour
qu’un navire fasse escale dans un port du d´etroit. Algeciras et Tanger-Med sont devenus des
plates-formes d’´eclatement multi-op´erateurs et donc des lieux d’escale pour de nombreuses lignes r´eguli`eres
conteneuris´ees, pendant que les enclaves de Ceuta et de Gibraltar profitent de leur statut de port franc
pour offrir des hydrocarbures `a bas prix aux navires d´efilant dans le d´etroit. L’activit´e conteneurs avec
sa logique de quais d´edi´es, de manutention hypersp´ecialis´ee, de redistribution de la marchandise conf`ere
au d´etroit une fonction de carrefour de la route maritime est-ouest. L’activit´e de soutage, fortement
concurrentielle sur le d´etroit, en fait une station de service de cette mˆeme route. Toute organisation
paraˆıt alors vou´ee `a la petite coupure d’eau, `a tout se qui y passe et qui est susceptible de s’y arrˆeter.
Le r´esultat est la mise en place de ports sans arri`ere-pays et donc cr´eant peu d’effets structurants ou
de valeurs ajout´ees pour les territoires.
Pourtant, Algeciras et Tanger-Med sont des ports cr´e´esex nihilodans une perspective de soutenir
le d´eveloppement r´egional. Le mythe ”offnerien” de l’effet structurant des infrastructures alimente
l’ensemble des discours et des prises de d´ecision autour de chacun de ces projets, mˆeme si les leviers
actionn´es dans l’espoir d’impulser le d´eveloppement socio-´economique sont diff´erents. Les deux ports
illustrent deux p´eriodes distinctes d’utilisation de l’infrastructure comme outil de d´eveloppement
territorial.
Ce dernier chapitre de la partie II propose donc une vision au niveau portuaire des enjeux
maritimes et ´economiques du d´etroit de Gibraltar. Les organisations qui r´egissent les ports du d´etroit
(ports d´edi´es `a des op´erateurs internationaux, infrastructures de derni`ere g´en´eration, logistique
p´eri-portuaire) en font un espace pleinement int´egr´e `a la maritimisation des ´echanges et lui offre un
avant-pays maritime qui ne cesse de s’´etendre.
6.1 L’organisation portuaire du d´etroit et le cadre l´egal des ports
Deux sp´ecialit´es fonctionnelles permettent d’inscrire le d´etroit dans le syst`eme maritime mondial
et dictent l’organisation portuaire de l’ensemble de la zone (cf. fig. II.24) :
• L’´emergence d’une plate-forme multi-sites d’´eclatement des conteneurs. Le binˆome
Algeciras-Tanger-Med offrira `a terme une capacit´e de 15 millions d’EVP pour le d´etroit
• Une fonction destation de service de la mondialisation dont les op´erations sont r´ealis´ees
en majorit´e par les deux ports de la baie d’Algeciras (Algeciras et Gibraltar) mais ´egalement
par Ceuta. Les capacit´es de soutage de Tanger-Med sont `a venir.
Figure II.24 –Organisation et sp´ecialisation des ports du d´etroit. R´ealisation N. Mare¨ı pour la note de synth`ese n°105 de l’ISEMAR (2008).
La gouvernance portuaire est un ´el´ement essentiel de cette organisation, qui est en r´ealit´e une
r´eorganisation depuis la mise en activit´e de Tanger-Med. La privatisation du secteur est aujourd’hui
une r´ealit´e sur les deux rives du d´etroit. De nombreux auteurs font la corr´elation entre la privatisation
de l’activit´e portuaire et les performances portuaires (Tongzon et Heng, 2005; Cullinaneet al., 2002).
6.1 L’organisation portuaire du d´etroit et le cadre l´egal des ports 157
Cette derni`ere est av´er´ee sur le d´etroit o`u le succ`es du port de Tanger-Med symbolise la bonne entr´ee
en mati`ere de la r´eforme portuaire marocaine.
6.1.1 Du cˆot´e espagnol, privatisation et r´egionalisme
Les lois espagnoles de 1992, de 1997 et de 2003 instituent une r´eforme portuaire en distinguant
deux sortes de ports : les ports autonomes (g´en´eralement ports de pˆeche, de plaisance ou de r´eparation
navale) qui d´ependent du gouvernement de leur communaut´e autonome et les ports d’int´erˆet g´en´eral
1appartenant exclusivement `a l’Etat. Ils sont g´er´es par l’Organismo P´ublico Puertos del Estado
2,
structure publique g´er´ee par le minist`ere du d´eveloppement (ministerio de Fomento) qui d´efinit selon
quatre crit`eres fondamentaux les ports d’int´erˆet g´en´eral :
• Ce sont les ports qui acheminent le trafic maritime international.
• Ils ont un hinterland qui d´epasse les limites d’une r´egion autonome.
• Ils servent des industries ou d’autres activit´es strat´egiques pour l’´economie nationale.
• Ils ont des conditions techniques ou g´eographiques qui les rendent indispensables.
Il existe aujourd’hui 44 ports d’int´erˆet g´en´eral en Espagne g´er´es par 27 autorit´es portuaires.
Les lois espagnoles leur donnent les instruments n´ecessaires pour d´eployer une strat´egie autonome et
assurer une position concurrentielle sur le march´e international. Ils ont donc la possibilit´e de travailler
avec des op´erateurs portuaires internationaux qui sont alors soumis `a la concession d’une licence sous
r´egime de contrat priv´e. Les autorit´es portuaires sont con¸cues comme des entreprises qui doivent agir
sur la base de crit`eres commerciaux et donc favoriser l’autofinancement. Cependant les communaut´es
autonomes sont associ´ees `a la gestion. Le pr´esident du port et une partie des cadres de la direction
sont nomm´es par les autorit´es r´egionales, ces derni`eres peuvent ´egalement accorder des lignes de cr´edit
aux ports et mettre en place des programmes de d´eveloppement. Cette r´eforme portuaire favorise ainsi
la recomposition des relations entre l’administration publique centrale et les communaut´es autonomes
dans un pays qui ne cesse de c´eder de plus en plus de pouvoir `a ces r´egions.
Sur le d´etroit, les ports d’Algeciras et de Ceuta sont des ports d’int´erˆet g´en´eral. Algeciras, premier
port espagnol, r´epond essentiellement `a trois crit`eres sur quatre puisque son hinterland demeure de
taille modeste. Ceuta tire ce statut de sa position strat´egique. Les autres ports du d´etroit comme
Barbate ou La Atunera sont qualifi´es depuertos autonomoset sont g´er´es enti`erement par laJunta de
Andalucia.
6.1.2 Au Maroc, une privatisation r´ecente du secteur portuaire
Depuis 2005, le Maroc a entam´e sa r´eforme portuaire dont l’objectif est de rem´edier aux manques
de comp´etitivit´e des ports marocains, d’am´eliorer un syst`eme d´esuet et bureaucratique qui p`ese lourd
sur les coˆuts de passage et la productivit´e et d’ouvrir une partie des activit´es au priv´e. Les axes de la
r´eforme sont les suivants :
1. puertos de inter´es general del Estado
2. http://www.puertos.es/, sur ce site internet les statistiques mensuelles et historiques (depuis 1962) sont disponibles pour tous des ports d’int´erˆet g´en´eral.
• Cr´eation de l’agence nationale des ports (ANP) reprenant les missions du service public de
l’ancien office d’exploitation des ports (ODEP). Elle est charg´ee de fixer les r`egles et de d´elivrer
les autorisations de concession.
• Cr´eation d’une soci´et´e d’exploitation des ports (SODEP), devenue Marsa Maroc, qui prend en
charge les activit´es commerciales.
• Ouverture des activit´es portuaires `a la concurrence. Lors d’une mise en concession Marsa Maroc
est en concurrence avec les soci´et´es priv´ees.
• Unicit´e de la manutention
Le port de Tanger-Med, premier port g´er´e sous un r´egime de concession priv´ee, a servi de levier
d’acc´el´eration `a ces changements. La r´eforme portuaire apparaˆıt comme un pas suppl´ementaire dans
le processus de lib´eralisation de l’´economie et des ´echanges commerciaux engag´e par le Maroc depuis
son adh´esion au GATT en 1987.
Des conventions de libre-´echange ont ´et´e sign´ees avec l’UE en 1996 et avec les voisins arabes
(Tunisie, Egypte, Jordanie) en 1998 et 1999. Ces engagements entre pays de la rive sud de
la M´editerran´ee sont renforc´es par l’accord d’Agadir de 2004 sur l’exon´eration totale des droits
d’importation sur les produits industriels et agricoles. Les Emirats Arabes Unis en 2001 puis les
Etats-Unis et la Turquie en 2004 ont ´egalement sign´e des accords pour faciliter leurs ´echanges avec le
royaume ch´erifien
3. La multiplication de ces arrangements commerciaux permet d’ins´erer davantage
le pays dans les circuits d’´echanges internationaux. La r´eforme portuaire est pr´esent´ee comme une
preuve des capacit´es du pays `a emboˆıter le pas au syst`eme lib´eral qui r´egit ces ´echanges.
Enfin, la lib´eration du syst`eme portuaire marocain offre des perspectives de d´eveloppement et de
modernisation `a un secteur crucial pour l’´economie nationale mais peu efficace dans son organisation
actuelle.
6.1.3 Une multiplication de r´egimes d´erogatoires
Les ´echanges commerciaux ne sont pas le cœur de l’activit´e des enclaves politiques du d´etroit.
Ceuta et Gibraltar fonctionnent selon un r´egime de ports francs qui leur permet surtout de proposer
une panoplie de services maritimes `a bas prix comme la r´eparation navale ou le soutage. La vente en
”duty free” de nombreux produits, en g´en´eral en provenance de la m´etropole, est une autre activit´e
d´evelopp´ee sur ces deux enclaves pour attirer des touristes. Elle g´en`ere ´egalement une contrebande
massive vers les arri`ere-pays. Ceuta demeure un port d’int´erˆet g´en´eral de l’Etat, alors que Gibraltar
semble compl`etement privatis´e depuis que l’essentiel de l’activit´e de r´eparation navale a ´et´e vendu
`
a une entreprise priv´ee en 1989. Le nouveau port Tanger-Med joue ´egalement de ce statut de zone
franche pour faciliter la fluidit´e des ´echanges. TMSA pr´ecise par exemple que tous les terre-pleins du
port sont des zones franches. Cette multiplication de zones d´erogatoires semble favoriser une rupture
entre un environnement portuaire et commercial littoral, ouvert aux int´erˆets ext´erieurs mais qui tourne
de factole dos `a deshinterlands non nationaux ou en d´eclin. Le projet Tanger-Med avec sa panoplie
de zones ´economiques sp´eciales n’am`ene-il pas `a la cr´eation d’une enclave suppl´ementaire ?
3. Donn´ees issues du site internet du minist`ere de l’industrie, du commerce et des nouvelles technologies (http://www.maroc-trade.gov.ma/accords/accordslibreechange/ue/Pages/default.aspx).
6.2 Algeciras, du succ`es `a la saturation 159
6.2 Algeciras, du succ`es `a la saturation
6.2.1 L’´emergence d’un pˆole de croissance
Au XIX
esi`ecle, un petit embarcad`ere en bois, le Muelle Viejo, prenait place `a Algeciras sur
la rive gauche du r´ıo Miel et faisait office de quai d’embarquement de li`ege, et d´ebarquement de
produits comme charbon, ciments, briques, bl´e, vin et sel. Ce n’est pas avant 1916 que les bases
d’un port moderne avec quais et digues sont lanc´ees par le directeur du port C´astor Rodr´ıguez
del Valle (Torremocha Silva, 2007). Mais c’est surtout sous l’impulsion du g´en´eral Franco et de
sa politique de d´eveloppement de pˆoles industriels en 1965 qu’Algeciras devient un port d’int´erˆet
national. La localisation du pˆole est alors id´eale. Face `a Gibraltar, le gouvernement franquiste d´ecide
d’´etaler raffineries, sid´erurgies et centrales ´electriques. Le petit port se transforme en v´eritable zone
industrialo-portuaire (ZIP) (cf. fig. II.25). La ZIP est constitu´ee de trois installations portuaires
priv´ees, am´enag´ees en bordure d’un bassin artificiel dans une zone remblay´ee `a l’Ouest de l’embouchure
du Rio Guadarranque (SHOM, 2002; Rodr´ıguez Barrientos, 2005) :
• Le 2 f´evrier 1966, une concession accord´ee `a laCompa˜n´ıa Espanola de Petroleos SA (CEPSA)
a permis la cr´eation d’un terminal comprenant une raffinerie et des installations portuaires `a
usages priv´es compos´ees d’une bou´ee g´eante reli´ee `a la cˆote par trois ol´eoducs qui servent `a
l’importation du p´etrole brut ; et d’un appontement qui offre plusieurs quais en eau profonde,
utilisables par de grands p´etroliers (jusqu’ `a 320 000 tpl). Cette offre en produits p´etroliers ainsi
que la situation dans la plus grande baie du d´etroit de Gibraltar a permis le d´eveloppement de
la fonction de soutage (bunkering) `a quai et en mer qui reste aujourd’hui une des sp´ecialit´es du
port (3,12 Mt), en concurrence avec Gibraltar (Acosta et al., 2011).
• Entre les embouchures desr´ıos PalmonesetGuadarranque, la deuxi`eme installation importante
de la ZIP dessert une usine sid´erurgique qui fabrique de l’acier inox. Le quai, en capacit´e
d’accueillir des navires depuis juillet 1977, a ´et´e construit par la Compa˜n´ıa espagnola para la
fabricaci´on de Acero Inoxidable S.A.(ACERINOX).
• Le dernier pˆole d’accueil des marchandises en vracs est conc´ed´e en 1981 `a laSociedad Terminal
Internacional de Carbones S.A. (Gibraltar-Intercar). Il alimente la centrale ´electrique de Los
Barrios au Nord de la baie d’Algeciras grˆace `a un terminal charbonnier et min´eralier.
• Enfin adoss´e `a la ZIP, `a Puente Mayorga, le terminal de chargement d’eau pour les navires
citernes est construit par la Confederati´on Hidrogr´afica del Sur en 1976.
Dans les ann´ees 1960, le parti pris des autorit´es espagnoles est donc l’industrialisation de pˆoles
d´etermin´es (Algeciras, Huelva, Cadix) dans l’optique d’impulser la croissance ´economique et le
d´eveloppement d’une r´egion en situation de v´eritable sous-d´eveloppement par rapport au reste du
pays. Ces pˆoles ont ´et´e des forces motrices non n´egligeables pour le d´eveloppement portuaire de
l’Andalousie, en particulier le pˆole d’Algeciras qui a b´en´efici´e des plus importants investissements. Les
effets sont visibles sur les trafics de vracs, en particulier les produits p´etroliers qui s’ils ne repr´esentent
aujourd’hui pas plus de 30% du tonnage total du port d’Algeciras, n’ont cess´e d’augmenter en valeur
absolue. Sur la p´eriode 1970-1980, ils accaparaient plus de 80 % du tonnage total, preuve qu’ils sont `a
l’origine de l’´eveil des trafics portuaires d’Algeciras (cf.fig. II.26). Aujourd’hui, ce sont les marchandises
diverses conteneuris´ees qui occupent le plus gros volume dans le tonnage total (plus de 60 %, cf.fig.
II.27). Le pˆole de d´eveloppement, ici cr´e´e `a la fin des ann´ees 1960, a donc engendr´e l’arriv´ee d’activit´es
compl´ementaires qui ont profit´e d’´economies d’accumulation, ainsi que des infrastructures de transport
et de communication d´ej`a r´ealis´ees pour s’implanter plus facilement. C’est ce que Fran¸cois Perroux
(1991) appelle les effets d’agglom´eration et de jonction engendr´es par le pˆole de d´eveloppement.
Figure II.25 – La ZIP d’Algeciras. Source : image satellite google earth. R´ealisation N. Mare¨ı.
Cependant, cette primaut´e donn´ee `a la mise en place d’une ZIP par lesquels peuvent ˆetre import´ees
mati`eres premi`eres et sources d’´energie reste visible dans les trafics du port d’Algeciras dont pr`es de
la moiti´e des flux reste imputable aux vracs liquides (39%) et `a moindre degr´e aux vracs secs (5%), le
port n’´etant pas loin de faire penser `a Marseille-Fos, quatri`eme port europ´een et premier port fran¸cais
avec 93,3 millions de tonnes en 2005 (les vracs y prenant toutefois une place plus importante, 70%
pour les vracs liquides et 16% pour les vracs secs), ou `a Tarente, promu premier port italien devant
Gˆenes, 69% de son trafic ´etant li´e aux vracs industriels (16% pour les vracs liquides et 53% pour les
vracs secs). La situation des trois ports, sur la fa¸cade m´eridionale et sous-industrialis´ee de leur pays
respectif, est assez frappante pour ˆetre soulign´ee.
Figure II.26 –(a) ´Evolution des marchandises en vracs (tonnes) depuis 1960 ; (b) Dans le tonnage total. Source : APBA. R´ealisation N. Mare¨ı.
6.2 Algeciras, du succ`es `a la saturation 161
Figure II.27 – (a) ´Evolution des marchandises diverses (tonnes) et (b) Dans le tonnage total. Source : APBA. R´ealisation N. Mare¨ı.