la donne d’un monde centr´e sur la Mare Nostrum. D`es lors, une partie de la puissance navale
quitte l’espace confin´e de la M´editerran´ee et ´evite ainsi l’incommodit´e d’un relais arabe pour le
commerce avec l’Orient. Port´ee par les nouvelles techniques de navigations v´eliques et le dynamisme
de nouvelles nations atlantiques, les caravelles font voile vers le nouveau monde et la conquˆete des
routes transoc´eaniques. Gˆenes et Venise perdent alors leur monopole dans le commerce des ´epices et
laissent petit `a petit les places `a Lisbonne ou Cadix puisque ce sont les pays ib´eriques qui ont men´e
la danse dans le domaine des grandes d´ecouvertes. Les Portugais ont cherch´e une nouvelle route des
Indes dans le contournement de l’Afrique. Apr`es l’occupation de Mad`ere et des A¸cores, d´ecouvertes
respectivement en 1419 et 1431, ils envoient chaque ann´ee un convoi avec pour mission de pousser
toujours plus loin le long des cˆotes de l’Afrique. Les Espagnols, quant `a eux, acceptent les services
du navigateur g´enois et financent l’exp´edition qui aboutit en 1492 `a la red´ecouverte de l’Am´erique
(Verlaque, 1975).
Petit `a petit, de port en port, se cr´ee un r´eseau de routes maritimes, caract´eris´e selon le vocabulaire
de la th´eorie des graphes par unsyst`eme non connexepuisque chacun op`ere sur une portion qui lui
est d´evolue (fig. II.3A). Il existe mˆeme une ligne de d´emarcation plac´ee `a 370 lieues du Cap Vert par le
trait´e de Tordesillas (1494). Cette organisation, qui peut ˆetre qualifi´ee d’exclusive ou de pr´ef´erentielle,
trouvera une certaine globalit´e puisque l’Espagne et le Portugal parviennent `a peu pr`es `a s’accaparer
l’ensemble du commerce maritime mondial. Les Portugais drainent les ´epices de l’Insulinde et des
Indes vers l’Europe par le contournement de l’Afrique. Les galions espagnols am`enent `a Cadix pierres
et m´etaux pr´ecieux, mais aussi produits agricoles du Nouveau Monde. Cette premi`ere phase dans le
processus de construction des r´eseaux maritimes reste marqu´ee par un hasard et une spontan´eit´e,
parfois encadr´ee, et m`ene `a l’´emersion de pans entiers du globe malgr´e un maillage du monde qui reste
al´eatoire.
L’´evolution de ce syst`eme d’exclusivit´e se fait essentiellement par la concurrence et l’affrontement
p´eriodique sur mer et sur terre, qui finissent par ruiner l’h´eg´emonie ib´erique (Bataille de Gravelines,
1588) et la remplacent tr`es vite par une seconde, l’h´eg´emonie britannique. Places fortes, comptoirs,
bases navales jalonneront alors un parcours tenu par la Royal Navy et les compagnies marchandes
jusqu’au march´e lointain de l’Inde.
Devenue alors puissance incontest´ee sur mer, la Grande-Bretagne surinvestit l’oc´ean en s’octroyant
une succession de bases navales en particulier sur les d´etroits. D`es 1704, elle occupe Gibraltar, puis
Minorque (1708-1782), Malte (1800-1964), Chypre (1878-1960), la M´editerran´ee restant la voie la plus
courte vers l’Empire Britannique des Indes. Ensuite, afin de s´ecuriser tout son parcours vers l’Asie,
elle occupe Singapour en 1819, puis Aden en 1839 (B´ethemont, 2001). En installant ses int´erˆets au
Maghreb, en Egypte, `a Djibouti, la France suit le mˆeme mouvement. En 1849, avec l’abolition des
actes de navigation, la Grande-Bretagne se rallie au concept demare liberumapr`es lui avoir longtemps
oppos´e celui demare closum qui sous-entend un rapport de force et donc une mer r´eserv´ee `a l’´Etat le
plus puissant. Les navires du monde entier sont alors en mesure de circuler `a leur gr´e. La maritimisation
des ´echanges s’acc´el`ere, elle accompagne leur mondialisation.
Cette colonisation, parachev´ee au XIX
eet au d´ebut du XX
esi`ecle, sous l’´egide de la France et
de la Grande-Bretagne, mais aussi de la Belgique, de l’Allemagne et de l’Italie, va trouver sur le plan
´economique un auxiliaire pr´ecieux dans le navire `a vapeur puisqu’il permettra `a la fois d’´etablir des
lignes r´eguli`eres et de transporter des marchandises lourdes. Cette expansion des transports maritimes
internationaux b´en´eficie alors de l’av`enement progressif du syst`eme du libre ´echange, d´eriv´e lui-mˆeme
en partie de la r´evolution industrielle. Forte de son industrie naissante, l’Angleterre victorienne se
fait, comme le souligne Verlaque (1975), le ”champion du libre-´echange” et entraˆıne la France et
une partie de l’Europe dans ce mouvement de la maritimisation de l’´economie mondiale. Ce mod`ele
victorien devient un v´eritable ordre mondial qui s’appuie sur les ´echanges commerciaux par mer :
exportation de produits fabriqu´es issus de la r´evolution industrielle en ´echange de produits agricoles
et de compl´ements de mati`eres premi`eres (Vigari´e, 1995).
Ce mod`ele sera `a l’origine du syst`eme conf´erentiel (fig. II.3 B), puisque certains exploitants
de navires pour le transport de marchandises s’associent pour conjuguer leurs investissements dans
un march´e en pleine explosion et pour r´eguler les taux de fret sur certaines lignes r´eguli`eres. Si ces
ententes tarifaires sont contraires `a l’esprit du lib´eralisme, la mise en place des conf´erences maritimes
au moment de son av`enement (fin XIX
esi`ecle), montre d´ej`a l’ambigu¨ıt´e de certains agents ´economiques
`
a l’´egard de cette nouvelle doctrine et d´ej`a les volont´es d’effacer la r´ealit´e de la concurrence. Cette
organisation segment´ee du transport maritime, malgr´e les critiques et les organisations parall`eles, n’a
´et´e d´emantel´ee que depuis 2008 dans l’Union europ´eenne.
Cet ordre mondial correspond, `a l’aube de la modernit´e, `a un second moment dans le processus
de constitution du r´eseau. ”Le march´e mondial de l’´epoque est une somme de march´e coloniaux,
4.3 Un r´eseau fortement articul´e par les ´evolutions de l’´economie mondiale 107
et la colonisation cr´ee un commerce international ferm´e. Les r´eseaux cherchent `a se mondialiser
et y parviennent du point de vue de leur structure physique, mais leur fonctionnement reste limit´e
[. . . ]” (Santos, 1997). Cependant, le r´eseau commence `a perdre sa forme spontan´ee et une certaine
organisation d´elib´er´ee apparaˆıt. La r´evolution des techniques participe `a cette organisation. Les deux
grands canaux interoc´eaniques, Suez et Panama, fruits de cette r´evolution, vont devenir des noms
d’objets et de lieux symbolisant l’acc´el´eration de la mise en r´eseau.
4.3.2 Le percement des deux grands canaux interoc´eaniques
Dans ce contexte de boom des ´echanges par mer et en parall`ele de l’am´elioration des techniques
de navigation et du d´eveloppement du g´enie civil, les deux grands canaux interoc´eaniques vont
ˆetre creus´es. Ces passages artificiels seront l’objet de formidables luttes d’influence entre les ”pays
traditionnellement maritimes” (Vigari´e, 1995) et les nouvelles puissances. Ce sont des espaces `a fortes
contraintes pour la navigation, mais en raccourcissant consid´erablement les distances (cf. tab. II.1),
ils permettent de r´ealiser des ´economies de temps, de consommation et d’exploitation des navires et
deviennent ”de v´eritables acc´el´erateurs de la r´evolution du steamer” (Guillaume, 1999). Canaux et
d´etroits deviennent des lieux g´eostrat´egiques, des points chauds de l’´economie mondialis´ee, le long
d’un axe circumterrestre.
Cap de Bonne Esp´erance Canal de Suez Gains
Segments
(Milles) (Milles) %
Algeciras - Tokyo Yokohama 13800 9850 28,6
Algeciras - Shanghai 13300 9200 30,8
Algeciras - Bombay 9800 4900 50
Alg´eciras - Aden 9150 3350 63,4
Tableau II.1 – Distances depuis Algeciras entre la route de Suez et la route du Cap et gains obtenus entre les deux routes.
4.3.2.1 Le canal de Suez
L’id´ee de la construction d’un canal maritime, c’est-`a-dire accessible aux navires de haute mer
jusqu’`a un certain tonnage, est fran¸caise. Le premier trac´e est relev´e en 1798 par l’architecte fran¸cais
Jean-Baptiste Lep`ere, membre de l’exp´edition de Bonaparte en Egypte, qui imagine alors un canal sur
un trac´e Suez-Alexandrie. Ces travaux attirent l’attention de l’ing´enieur fran¸cais Linant de Bellefonds
qui lui substitue un trac´e plus direct `a travers l’isthme de Suez. En 1833, il est appuy´e par Prosper
Enfantin, ing´enieur adepte du comte de Saint-Simon, th´eoricien du d´ebut du si`ecle qui promet un
avenir rayonnant grˆace aux progr`es des techniques et de l’industrie (Morsy, 1989). Le projet int´eresse
alors Ferdinand de Lesseps, consul de France `a Alexandrie et ami du Vice-roi d’Egypte Mohamed
Sa¨ıd. Reste `a convaincre l’opinion europ´eenne afin de faire appel `a l’´epargne publique et surmonter
l’opposition du gouvernement anglais au projet (Moghira, 2002).
”Il faut faire disparaˆıtre le seul obstacle laiss´e par la providence sur la grande route du commerce du monde.”
”La coupure de l’isthme est destin´ee `a faire communiquer 300 M d’occidentaux avec 700 M d’orientaux, en abr´egeant de 3000 lieues en moyenne la distance qui les s´epare.”
”Cette abr´eviation donnera une impulsion consid´erable au mouvement commercial existant entre l’extrˆeme orient et toutes les villes du monde occidental, qui sont comme Nantes au premier rang de leur intelligence et de leur activit´e.”
Encadr´e II.2 – Extraits de la conf´erence de Ferdinand de Lesseps `a Nantes sur le canal maritime de Suez le 8 d´ecembre 1866. Source : de Lesseps et Sabbatier 1867.