Etat des lieux de l’occupation littorale du
d´etroit de Gibraltar
Les r´egions bordi`eres du d´etroit, l’Andalousie d’un cˆot´e, la r´egion Tanger-T´etouan de l’autre
sont des r´egions `a la p´eriph´erie des centres ´economiques de leur pays respectif. Elles ont longtemps ´et´e
consid´er´ees comme ´etant en retard de d´eveloppement, des espaces sous industrialis´es, sous-´equip´es, des
terres d’´emigration, et c’est encore fortement le cas pour l’ensemble du Nord du Maroc. La contrainte
physique d’un arri`ere-pays montagneux n’a gu`ere facilit´e la mise en valeur ; pourtant, l’occupation
humaine est all´ee crescendo et les activit´es ´economiques se sont multipli´ees. De mani`ere assez brutale,
les rivages du d´etroit de Gibraltar se sont attach´es `a la mondialisation. L’Andalousie n’est plus
vraiment une r´egion en retard de d´eveloppement, mˆeme si elle d´etient les taux de chˆomage les plus
´elev´es d’Espagne (plus de 26% de la population active en 2009
1). Pourtant, le Maroc la regarde avec
envie, tout en affichant depuis une d´ecennie ses potentialit´es.
Au sein de cet espace r´egional, les villes littorales sont des ports anciens, des villes interlopes,
ouvertes, tourn´ees plutˆot vers le large. Les activit´es urbaines sont souvent vou´ees `a la mer, aux passages,
aux visiteurs, aux commerces. Les lieux ont parfois mauvaise r´eputation, ”Soyez extrˆemement vigilant
sur le port, `a la gare routi`ere ou au march´e, et ignorez les propositions des innombrables changeurs
d’argent, dealers de drogue et revendeurs de billets qui vous accosteront. La situation n’est toutefois
pas aussi dramatique qu’`a Tanger. Le soir marchez d’un pas r´esolu
2. . .”. Algeciras et Tanger sont
des villes de taille plutˆot moyenne, avec une population s’´elevant `a pr`es de 118 000 habitants pour
la premi`ere
3et plus de 730 000 pour la seconde
4(cf. fig. I.2). Tanger a absorb´e, lors des derni`eres
d´ecennies, la majeure partie de l’exode rural de la r´egion. Il est possible d’identifier ces villes `a des
pˆoles ou des relais au sein d’un maillage urbain tr`es lˆache et `a des zones d’emploi pour une population
1. Donn´ee issue du site internet de laJunta de Andalucia,Instituto de Estadistica y Cartografia
(http://www.juntadeandalucia.es/institutodeestadisticaycartografia/merctrab/publicacion.htm). 2. Guide touristique Frommer’s Espagne, 2001.
3. Donn´ee de 2011, source :op. cit.note 1.
4. Donn´ee de 2008 issue du site internet PopulationData.net (http://www.populationdata.net/index2.php?option =pays&pid=133&nom=maroc).
concentr´ee sur le littoral. En effet, 64% des habitants de la r´egion Tanger-T´etouan vivent dans une
commune littorale, ce taux s’´el`eve `a 70% dans la province de Cadix
5.
Figure I.2 –Des r´egions de confins au fonctionnement politique oppos´e.
5. Donn´ees issues des sites internet de la Junta de Andalucia (http://www.juntadeandalucia.es /medioambiente/site/portalweb/) et de celui du centre r´egional d’investissement de la r´egion Tanger-T´etouan (http://www.investangier.com/).
1.1 La lente ´emergence d’une r´egion portuaire 25
Ces deux entit´es territoriales, r´egion Tanger-T´etouan et province de Cadix, ne correspondent pas
au mˆeme niveau administratif (cf.fig. I.2). Mais il serait malais´e de comparer l’Andalousie, deuxi`eme
plus grande communaut´e autonome d’Espagne (pr`es de 90 000 km
2) et la plus peupl´ee (plus 8,4
millions d’habitants) avec la r´egion Tanger-T´etouan
6et ses 2,7 millions d’habitants concentr´es sur
une superficie de 11 600 km
2. Il semble alors plus ´equilibr´e dans une logique comparative d’observer les
dynamiques de la r´egion Tanger-T´etouan et celles de la province de Cadix (r´egions de niveau NUTS-3
au regard de leur population respective). La premi`ere est une p´eninsule situ´ee `a l’extrˆeme nord du
Maroc alors que la seconde est la pointe la plus m´eridionale de l’Espagne. ´Evidemment pour les besoins
de l’analyse, le regard s’´elargit souvent d’un cˆot´e sur la dynamique andalouse et de l’autre sur celle
de l’ensemble du Nord du Maroc, r´egions qui avec des temporalit´es diff´erentes ont ´et´e consid´er´ees
comme des marges de leur territoire national respectif et au sein desquels la r´egion Tanger-T´etouan
et la province de Cadix sont les bords extrˆemes de la marge.
Les donn´ees ´economiques de base viennent confirmer le caract`ere de p´eriph´erie attribu´e ici aux
rivages du d´etroit de Gibraltar et mettent en exergue des tendances nouvelles. En effet, en ce qui
concerne la province de Cadix, en 2009, il s’agit de la province la plus pauvre d’Andalousie avec 7000
euros de PIB par habitant (soit 71,5% de la moyenne nationale), chiffre qui la situe au troisi`eme niveau
le plus bas d’Espagne
7. Du cˆot´e marocain, la r´egion Tanger-T´etouan avec 20 934 dirham de PIB par
habitant en 2007 (8,8% du PIB national) reste loin derri`ere le grand Casablanca par exemple (21,3%
du PIB national) sans ˆetre cependant en queue de peloton
8. Ces r´esultats de 2007 sont en outre permis
grˆace `a un accroissement annuel moyen de 12,7 % entre 2004 et 2007, taux le plus ´elev´e avec celui de
la r´egion de Marrakech, et qui en fait aujourd’hui une r´egion ´emergente.
Alors, par rapport au contexte national, les rives du d´etroit de Gibraltar restent des lieux
de relatives basses pressions, mˆeme si ce caract`ere est en pleine ´evolution. De ce trait commun
d’espaces p´eriph´eriques, il ne ressort pas la mˆeme dynamique littorale, la situation intercontinentale et
interoc´eanique n’´etant pas exploit´ee de la mˆeme mani`ere. Des h´esitations et des changements de cap
dans la relation `a ”la terre d’en face” ou `a ”la mer d’`a cˆot´e” ont produit un espace h´et´erog`ene, sur lequel
il r`egne une certaine confusion des genres car les territoires bordiers se sont construits ind´ependamment
l’un de l’autre et par accumulations successives. Sur un espace exigu, l’occupation littorale est alors
inscrite dans le temps long et des fa¸cades aux fonctionnements tr`es diff´erents coexistent aujourd’hui.
Le d´es´equilibre fonctionnel r´esultant est avant tout perceptible au niveau de l’organisation maritime
et portuaire du d´etroit, les autres activit´es venant soit renforcer soit att´enuer cette dissym´etrie.
1.1 La lente ´emergence d’une r´egion portuaire
1.1.1 Le d´etroit de Gibraltar, un carrefour portuaire h´et´erog`ene
Parmi les ports, ceux de la baie d’Algeciras concentrent le plus d’atouts pour attirer les navires
passant par le d´etroit (cf.fig. I.3). En effet, sur les 90 000 `a 100 000 navires de passage chaque ann´ee,
6. Donn´ees issues des sites internet de la Junta de Andalucia (http://www.juntadeandalucia.es /andalucia/alsur/poblacion joven.html) et de celui du centre r´egional d’investissement de la r´egion Tanger-T´etouan (http://www.investangier.com/).
7. Donn´ee issue du site internet de la Diputacion de Cadiz (http://www.dipucadiz.es/opencms/opencms /dipucadiz/provincia/datos/Economia/).
plus d’un tiers font escale dans la baie. En concentrant des services maritimes (feedering, ravitaillement,
r´eparation), la plus grande baie du d´etroit (longue de plus de 8 km, large de pr`es de 5 km) se pr´esente
alors comme une zone au profit de la restructuration des ´echanges maritimes puisque pour r´eduire le
nombre et le coˆut des escales les armateurs sont `a la recherche d’espaces de concentration des activit´es
maritimes.
Figure I.3 –La baie d’Algeciras, nombre de navires en escale en 2007.
De tout temps, cette baie a ´et´e un refuge pour les navigateurs tentant d’affronter les vents et le
fort courant de mar´ee du d´etroit. Elle est d’ailleurs connue depuis l’Antiquit´e pour ˆetre le seul abri
r´eellement ouvert `a n’importe quel navire alors que la baie de Tanger, sur la rive oppos´ee, n’a pu avoir
les avantages d’un port qu’apr`es la construction d’une digue vers 1663 (Ponsich, 1974). Ces deux baies
abritent les deux principaux ports de commerce du d´etroit : d’un cˆot´e l’autorit´e portuaire de la baie
d’Algeciras (APBA) et de l’autre le port de Tanger.
Tanger est un port commercial secondaire pour le royaume ch´erifien puisque le Maroc maritime et
portuaire dynamique est celui de la fa¸cade atlantique. Casablanca, capitale ´economique du pays, est
aussi sa porte maritime. Le port draine 36 % des ´echanges (24,5 millions de tonnes en 2007). Quant
`a la fa¸cade m´editerran´eenne, il s’agit d’un pˆole d´emographique important pour le Maroc, mais son
activit´e portuaire est assez modeste. Le principal port, Tanger, avec ses 3,8 millions de tonnes en 2007,
se classe au sixi`eme rang des ports marocains. Il est en particulier loin derri`ere Casablanca pour les
conteneurs (22 000 EVP en 2007, contre 492 000 `a Casablanca).
Sur la rive nord, Algeciras est un port d’une autre envergure. Spatialement, il s’´etale sur plusieurs
sites, Algeciras et La Linea dans la baie d’Algeciras, et le port de Tarifa, en position centrale sur la
1.1 La lente ´emergence d’une r´egion portuaire 27
cˆote andalouse du d´etroit. Tarifa et La Linea fonctionnent grˆace aux activit´es de pˆeche et plaisance,
ainsi qu’avec une forte activit´e passagers `a Tarifa, en direction de Tanger et Ceuta. Le port d’Algeciras
est l’´el´ement moteur de ce complexe portuaire. Deux ´el´ements participent `a son activit´e soutenue : le
fait d’ˆetre une des premi`eres plates-formes d’´eclatement des conteneurs du r´eseau de Maersk depuis
1986 ; et le tissu industriel ”bord `a quai” (Compa˜n´ıa Espa˜nola de Petr´oleos S.A.(CEPSA),Compa˜n´ıa
espagnola para la fabricaci´on de Acero Inoxidable S.A.(ACERINOX),Sociedad Terminal Internacional
de Carbones S.A. (Gibraltar-Intercar)) sur lequel repose une grande partie du trafic de vrac.
Il faut ajouter `a ces ports de commerce, les tˆetes de ponts espagnoles et britanniques de Ceuta et
Gibraltar. Par leur position strat´egique, ce sont des ports essentiels pour leur m´etropole. Le premier
est un des 28 ports d’int´erˆet g´en´eral espagnol et le second reste une base navale britannique. Ces deux
ports fonctionnent surtout avec un trafic d’appoint servant `a pallier une situation d’enclave territoriale.
Ce carr´e portuaire sert d’appui aux trafics maritimes intercontinentaux et interoc´eaniques qui
se croisent dans le d´etroit de Gibraltar et qui ne cessent de se d´evelopper. Les deux types de flux
sont de nature diff´erente. Le premier, en direction nord-sud, est aliment´e par une mobilit´e humaine
euro-marocaine : 5 millions de passagers traversent le d´etroit chaque ann´ee, ils sont accompagn´es d’un
flux marchand de trafic international roulier (TIR) d’environ 200 000 camions. Le second, en direction
est-ouest, est principalement marchand et mat´erialis´e par un trafic conteneur entre l’Europe et l’Asie
qui prend de l’ampleur depuis les ann´ees 1970. Il est accompagn´e par un flux ´energ´etique entre le
Moyen-Orient, l’Europe et l’Am´erique du Nord. Ces flux interoc´eaniques n’ont pas tous l’int´erˆet d’un
arrˆet dans le d´etroit mais les autorit´es portuaires riveraines mettent tout en œuvre pour en faire une
escale attractive soit pour la gestion des conteneurs grˆace au d´eveloppement des hubs soit pour le
ravitaillement des navires (soutage ou bunkering `a gros volume).
1.1.2 Algeciras et l’´emergence de la rive andalouse du d´etroit
L’organisation portuaire du d´etroit, avec le rˆole h´eg´emonique du port d’Algeciras (plus de 60%
des trafics andalous et 15,5 % des trafics nationaux), est nouvelle (cf.fig. I.4). Jusqu’aux ann´ees 1980,
Cadix, Huelva, S´eville sont les portes m´eridionales de l’Espagne, situation h´erit´ee de l’´epoque des
conquistadores, p´eriode o`u une grande partie des navires `a destination des Am´eriques partaient du
golfe de Cadix. Aujourd’hui encore, ces ports fonctionnent avec un avant-pays atlantique (Canaries,
Am´erique latine) mais disposent de tr`es peu de lignes r´eguli`eres ou de servicesfeeder, le port d’Algeciras
ayant capt´e la majeure partie de ce trafic. Il existe en fait sur le littoral andalou six ports d’int´erˆet
g´en´eral, c’est-`a-dire des ports d´ependant directement de l’´Etat
9: ceux de la fa¸cade sud-atlantique
Huelva, Cadix, le port fluvial de S´eville et ceux de la fa¸cade sud-m´editerran´eenne Algeciras, Malaga et
Almeria. L’ensemble de la fa¸cade portuaire andalouse est caract´eris´e par un hinterlandassez petit, ne
d´epassant que rarement les fronti`eres de la communaut´e autonome. Algeciras, Huelva, Cadix, S´eville
fonctionnent avec une forte pr´epond´erance des trafics captifs g´en´er´es par les centres industriels, miniers,
´energ´etiques autour desquels ils sont organis´es. Si bien que Barrag´an Mu˜noz (1990; 1987) d´ecrivait
un paysage portuaire d’umland
10en Andalousie dont les exemples les plus caract´eristiques sont
Algeciras et Huelva. Si les ports andalous ont connu une diversification de leur fonction portuaire, ce
9. Les autres ports, ports de pˆeche ou ports de plaisance, sont g´er´es par les communaut´es autonomes. C’est le cas du port de Barbate dans le d´etroit.
caract`ere perdure. En effet, depuis les ann´ees 1970 et la politique de mise en place de pˆoles industriels,
l’industrie andalouse reste concentr´ee sur le littoral autour de quelques ports : chimie et raffinerie `a
Huelva, p´etrochimie, aci´erie, fabrication de pˆate `a papier, raffinerie, centrale ´electrique `a Algeciras et
construction navale, a´eronautique `a Cadix.
Figure I.4 – Algeciras, un port ”macroc´ephale”.