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DANS LES ENTRETIENS INDIVIDUELS

TROISIEME PARTIE : ANALYSE DES RESULTATS

I. ANALYSE DE LA CONSTRUCTION DU DISCOURS

I.2. DANS LES ENTRETIENS INDIVIDUELS

Dans la séquence des entretiens individuels, nous retrouvons les mêmes places (spatiales) occupées lors de notre première rencontre. C’est encore l’épouse qui débute sans référence à une préparation qu’ils auraient pu faire avant mon arrivée. Le conjoint quitte la pièce. Certains sujets, comme Madame D, évoquent le travail de réflexion entrepris depuis cette rencontre :

« Non je pense que c’était une de mes idées ça parce que j’ai réfléchi avant de faire l’entretien le désir d’adoption c’est moi qui ai verbalisé assez rapidement avant même la FIV… ».

(Entretien mère D, lignes 36-38).

Le discours est bien souvent moins spontané, comme si l’entretien précédent avait donné lieu à une discussion autour d’une censure exercée par le conjoint ou si la réflexion avait amené à une autocensure. D’autre part, l’entretien et la situation duelle « oblige » à une plus grande implication de l’interviewé, celui-ci ne pouvant plus étayer sa parole sur celle du conjoint, ni s’effacer derrière son discours.

C’est aussi dans ce cadre que nous avons tenté d’approfondir des thématiques abordées lors de l’entretien commun, et en lien avec l’histoire infantile particulière de chaque sujet. Celles-ci nous paraissaient « incontournables » pour la compréhension de notre objet de recherche ; il n’est donc pas surprenant de rencontrer dans cette situation, de nombreuses résistances se manifestant par des ruptures dans le processus de parole (hésitations, langage confus…). Et puis au bout de plusieurs tours de parole, nous observons que la parole se libère, et plus particulièrement dans le cadre de la relation duelle père /intervieweur. Monsieur E occupe trois fois plus l’espace de parole que dans l’entretien commun, tout comme Monsieur B, Monsieur A et Monsieur D se montrent approximativement deux fois plus loquaces que dans la situation précédente (Figure 4, volume 2). Nous constatons cependant encore une supériorité du nombre de mots dans les discours des mères en comparaison des discours des pères, sauf chez les couples B et C.

Tout se passe comme si la situation individuelle permettait à chaque sujet d’évoquer librement son histoire ou sa préhistoire, les souffrances passées et toujours présentes, la fragilité des liens tissés avec l’ascendance et parfois même avec la descendance ; comme si l’intervieweur re-prenait une place de thérapeute dans cette situation particulière, dans les fantasmes de l’autre, tout au moins. Qu’il s’agisse d’abandon, de décès brutaux, de sentiments d’injustice et de « non-valeur », de rivalités fraternelles toujours sensibles, et malgré le poids d’une certaine résistance, chaque individu interviewé s’est autorisé et/ou nous a autorisé à

explorer un aspect de son histoire originale. C’est ainsi que nous constatons dans l’entretien individuel, et chez la plupart des

interviewé(e)s la prédominance d’un thème particulier : celui d’une relation intime et d’une histoire douloureuse avec un membre de leur propre famille d’origine. La durée de l’évocation et de la description de cette relation ainsi que sa place dans le discours du sujet, nous semble être un indicateur d’importance d’une problématique toujours actuelle et démontre le besoin de soulager une tension liée à l’affect qui le traverse à ce moment-là. Kanfer, Philipps, Matarazzo et Saslow (1960) confirment que les thématiques à forte implication augmentent la durée du discours par rapport aux thématiques à faible implication. C’est comme si l’interviewé s’enfonçait à ce moment précis dans « un dialogue avec lui-même » oubliant le rôle de l’intervieweur qui devient en quelque sorte un « confident », un complice qui se fonde dans son discours, comme en témoigne l’utilisation du pronom « tu » (indiquant une intimité suffisante) lorsque Madame B évoque le décès de sa mère par autolyse.

Mère : pis que moi je vois aussi avec heu plus de recul et de pis y a forcément moins

d'douleur au début d'l'histoire 'fin cette femme-là on lui reproche rien la première dans la situation elle était pas facile heu donc heu c'est c'qui fait aussi que j'étais très indépendante pas’ que heu à quinze ans y a une partie d'ta vie qui s'écroule et pis

P : mm

Mère : tu pars sur aut'chose ou tu t'arrêtes moi j'suis partie du principe que fallait continuer dans la vie et que

(Entretien Mère B, lignes 503-509)

Selon le postulat de Trognon, si le « tu » est mis à la place de « je », il brise le rapport allocuteur –allocuté. En parlant comme elle le fait, Madame B prend « une maitrise sur les fantasmes de l’interviewer, inversant les rôles classiques de la situation d’entretien » (1980, p. 38). Ce fonctionnement pourrait être analysé selon l’auteur comme « une résistance à l’interlocution d’entretien dans la mesure où il dissout la dichotomie des pôles interlocutoires caractérisant cette situation ».

L’utilisation du « je » dans les entretiens individuels est ainsi surestimée : chez tous les interviewés, le nombre de « je » est deux à trois fois plus important que dans les entretiens communs (Figure 6, volume 2). Le « je » est majoritairement employé pour exprimer des ressentis, pour évoquer des souvenirs personnels et/ou analyser certains évènements du passé

ou du présent.

« […] ce que je dirais est assez caricatural mais c’est un peu les les les le profil des hommes qui sont en qui frappent leur femme bien qu’il soit pas je pense mais j’ai quand même un doute spécialement violent ».(Entretien père D, lignes 231-234)

Il reste cependant nettement inférieur au nombre de « on », et cela y compris dans les entretiens individuels pour cinq de nos adoptants : Madame A et Monsieur A, Madame et Monsieur B et Monsieur E (Figure 6, volume 2).

Cette difficulté à assumer leur énoncé matérialiserait-elle une difficulté à se situer en tant que sujet, en tant que personne « différenciée ». Y aurait-il une relation avec leur état antérieur de dépendance aux imagos parentaux, puis à celui du conjoint ?

Ou bien indiquerait-elle une résistance à s’impliquer d’avantage dans le thème proposé ? En effet, nous constatons l’usage du pronom indéterminé « on » dans la narration d’évènements douloureux (conditions des naissances, conflits relationnels …) participant ainsi à une mise à distance de ces épisodes pénibles, protégeant les énonciateurs d’affects désagréables.

« […] pouf les rôles se sont inversés heu cette situation où on doit être la fille d'son papa pendant très longtemps c'est terminé »

(Entretien Mère B, lignes 433-434).

Le cadre de la relation duelle Père-Intervieweur a généré chez Madame A et Madame E des attitudes que l’on pourrait interpréter comme des attitudes de contrôle et/ou de vérification, matérialisées par leur irruption volontaire et physique dans la situation d’entretien.

Madame A venant proposer une tisane au moment même où je questionnais l’auteur(e) de l’initiative de l’adoption ; ce qui lui a permis de rectifier le discours de son époux et de se repositionner par rapport à son propre désir d’adoption.

P : et je crois me souvenir que c’est vous qui aviez eu cette idée c’était votre idée à vous d’adopter un enfant au départ

(Madame nous rejoint dans la pièce pour nous servir une tisane)

vrai dire je ne sais plus vraiment

Mère : je me souviens d’un soir où c’est toi qui a dit et pourquoi pas

Père : ouais pas sûr peut-être sur le projet mais moi j’ai le souvenir que tout vient d’une émission qu’on avait regardé ensemble et on en avait parlé déjà là

Mère : et suite à l’émission c’est toi qui as dit et si on essayait.

(Entretien père A, lignes 35-43).

Quant à l’entretien individuel avec Monsieur E, il a été perturbé à cinq reprises par des bruits volontairement commis, par l’épouse et par la fille, depuis la pièce contiguë, au moment où il évoque son enfance avec un père inconnu, et plus précisément lorsqu’il évoque la composition « hétéroclite » de sa fratrie et les circonstances d’accueil d’un « frère » algérien. Tout se passe comme s’il fallait brouiller la qualité de l’écoute et/ou parasiter le cours de la pensée du locuteur. La fille interrompt l’entretien en tendant le téléphone à son père. Puis Madame E fait irruption à deux reprises pour demander un jeu à son époux lorsqu’il aborde sa relation avec l’enfant adopté et enfin pour clore l’entretien alors que nous sommes en train d’investiguer sa relation avec le frère « accueilli » et la place de Monsieur E par rapport à ce frère. L’intrusion physique de Madame E, dans la situation d’entretien a, nous semble-t-il, vocation de contrôler, et de limiter le discours de son conjoint.

Le rapport nombre de mots dans les entretiens communs / nombre de mots dans les entretiens individuels (Figure1 / Figure 4, volume 2), rend compte de son désir de maitrise (c’est elle, en effet, qui occupe toute la place dans l’entretien commun), voire même de son emprise sur la parole de son conjoint. D’autre part, l’utilisation parcimonieux du pronom « je » rend compte de la difficulté de Monsieur E à se situer comme sujet « désirant » voire comme sujet tout court. Tout mouvement de différenciation est rendu impossible dans la relation intersubjective avec son épouse.