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Analyse de l’entretien de Madame A

Dans le document Adopter quand on a une descendance biologique (Page 114-119)

TROISIEME PARTIE : ANALYSE DES RESULTATS

II. ANALYSE QUALITATIVE DES DISCOURS

II.2. ANALYSE DES ENRETIENS INDIVIDUELS

II.2.1.1. Analyse de l’entretien de Madame A

Muriel rappelle d’emblée le cadre par lequel cette adoption a été rendue possible, les garanties prises pour éviter les risques liés à cette expérience.

Le désir d’enfant est abordé au dixième tour de parole : « il y a désir d’enfant d’une autre façon, par adoption, un petit enfant de couleur » (ligne 29). L’importation d’un enfant d’une autre lignée, d’une autre couleur dans la famille correspondrait chez elle à un désir de faire-famille « autrement » : « voilà on va avoir une famille un peu spéciale », « au départ l’idée c’était d’avoir une famille différente, voilà qu’on était pas comme tout le monde… » (ligne 151). « L’adoption d’un enfant de couleur est un choix insu nous rappelle C. Mestre, non explicable mais reposant sur un désir exprimant un « soi-même comme un autre » et un projet de faire famille par un lien très singulier. » (2014, p. 183). En effet, « L’enfant adopté noir ouvre au métissage. Parfois, le ou les parents adoptifs adoptent un enfant et aussi un pays ; inversement, le parent peut se sentir adopté par le pays d’origine, il devient « l’enfant » de ce pays. Pour les parents, l’enfant est français, il a une culture française avec des « traces et des empreintes » du pays. C’est une ouverture au métissage de soi pour les parents, être soi-même un peu noir, un peu autre, haïtien, africain…, et créer une forme familiale originale … » (Ibid., 182).

D’autre part, comme l’écrit Clément (1986), l’adoption est une réorganisation significative qui incorpore un enfant dans une structure familiale donnée, lui assignant une place précise et le chargeant d’attentes en fonction d’histoires transgénérationnelles croisées. Il est donc prévisible que « l’ordre des choses », dont Muriel se veut la garante, soit bouleversé par l’arrivée de cet enfant dans cette famille, du fait même de son sexe (seul garçon dans la fratrie), et de son âge approximatif (plus âgé ou plus jeune que la puinée). L’expression « cela chamboule tout » utilisée à de nombreuses reprises dans l’entretien par Muriel semble rendre compte de la réactivation de conflits intra psychiques et d’expériences douloureuses enfouies, qu’implique l’arrivée de Mattéo. En effet celle-ci l’interroge une fois de plus sur sa capacité à être mère, et cette fois-ci d’un garçon : « j’avoue, je ne savais pas trop comment élever un petit garçon » (lignes 279-280), « c’était une angoisse de ne pas savoir » (ligne 282) alors que cette inquiétude concernant ses compétences, semblait avoir disparue avec la naissance de Justine. En effet, pour Muriel, le désir d’être mère ne suffit pas à lui donner la capacité de le devenir. « Pour développer un sentiment maternel valable, nous dit Rappaport (1994), la future mère peut avoir à différencier sa propre image des représentations inconscientes inacceptables de sa propre mère, à qui elle est liée, et à résoudre ses ambivalences concernant la séparation » (Cité par Abdel-Baki et Poulain, 2004 p. 5). Ce n’est qu’avec la naissance de sa deuxième fille, qu’elle est parvenue à allaiter, que Muriel a pu se reconnaitre « mère » : « j’l’ai fait (ma crise d’adolescence) à la naissance de Justine » (ligne 83), « et Justine, j’ai réussi à l’allaiter sans souci et c’était comme une prise de pouvoir… » (ligne 203). Tout se passe comme si jusqu’à cet acte symbolique de l’allaitement, Muriel était restée sous l’emprise d’un conflit de loyauté envers sa mère qui ne l’autorisait pas, par crainte de la fragiliser davantage, à « faire mieux qu’elle », et donc à « être meilleure mère » qu’elle. Le lait humain est considéré depuis tout temps comme la nourriture des nouveaux–nés. « Donner son lait équivaut à donner son sang. » (Douze Barkaoui, 2011). Selon l’auteure, le lait, substance autre qu’un simple aliment, intervient dans le processus de filiation. Le langage populaire parle de « frère et sœur de lait ». Les éjaculations lactées et phalliques sont associées. « Tout comme la semence masculine, le lait transmet un patrimoine héréditaire » ( Blin, Soulé, & Thouaille, 2003). Pour Winnicott, l’allaitement est « la mise en pratique d’une relation d’amour entre deux êtres humains. Mais ce lien affectif doit se développer d’une manière satisfaisante, pour que l’allaitement se passe bien » (1968, p.45-55). Compte tenu de son échec chez la mère de Muriel, on peut émettre l’hypothèse d’une perturbation des liens mère-enfant durant la petite enfance de celle-ci, hypothèse confirmée par les propos de cette

dernière : « elle m’a dit plusieurs fois que quand j’étais née, et bien elle voulait un garçon donc elle ne me voulait pas ... », (lignes 228-229) « ils (ses parents) n’avaient pas de place pour me garder » (lignes 232).

Conjointement, Muriel nous décrit une mère dépressive et donc peu disponible, peu encline aux manifestations affectueuses, l’obligeant à délaisser sa place d’enfant pour la « parentaliser » trop précocement comme le souligne l’allégation suivante : « je n’ai pas fait ma crise d’adolescence à ce moment-là, parce que ce n’était pas possible que je mette trop de choses en question … » (ligne 82), « …Je culpabilisais plutôt de ne pas pouvoir l’aider »

(ligne 87). Dans la réparation en fonction de la dépression maternelle organisée contre la dépression, Winnicott (1948) écrit que « l’enfant en s’identifiant à sa mère dépressive se sert de la dépression de celle-ci pour échapper à la sienne. L’enfant opère ainsi une fausse réparation en relation avec la mère. L’enfant étant resté dépendant de celle-ci, ne réussit pas

à établir sa propre identité. » (p. 83-90). Nous pouvons inférer à partir des énoncés de Muriel, des sentiments maternels de rejet

vis-à-vis d’elle-même, compte tenu du décalage entre l’enfant rêvé de sexe masculin et cette enfant

réelle abandonnée nuit et jour chez une nounou au motif d’un logement trop exigu. Pour Muriel cette capacité à nourrir son enfant avec une « substance » émanant de son propre

corps, lui a permis de se différencier de sa mère, de se situer au-delà de celle-ci, d’être meilleure qu’elle. L’acte d’allaitement accomplit la séparation symbolique qui lui permet de rompre avec les liens de dépendance infantile qu’elle entretenait avec celle-ci : « je me suis sentie maman et puis adulte presque... du moins dans le sens de couper, sans que ce soit forcément violent, mais couper avec ses parents, vivre sa vie par soi-même, pour soi-même et puis pour la famille qu’on s’est construite, sans faire en fonction de tel ou tel parce qu’on marche sur des œufs» (lignes 208-211).

Blum (1976) explique la maternité « comme un idéal maternel basé sur les identifications précoces de la femme enceinte avec sa propre mère » (Cité par Abdel-Baki et al. 2004, p. 4).

« Enfanter, c’est reconnaitre la mère qui est en elle » rappelle Groddeck (1921). La maternité est donc, selon ces auteurs, l’aspect le plus convoité de l’idéal du moi féminin. Laplanche et Pontalis (1967) décrivent la définition freudienne de l’idéal du moi comme un modèle auquel le sujet tente de se conformer, une combinaison du narcissisme, idéalisation du moi et de l’identification avec les parents, leurs substituts et les idéaux collectifs. Ainsi un travail au niveau des anciennes identifications peut être nécessaire à la future mère, puisque les mauvais introjectes maternels peuvent faire obstacle à la réalisation des idéaux maternels et à la

construction d’une image de soi en tant que femme apte à accomplir. En procréant une première fois, Muriel « accepte » de se reconnaitre identique à sa mère et règle sa dette d’existence envers la « terre mère » (Bydlowski, 1997). Puis à la naissance de Justine, elle réussit à se différencier de celle-ci. Cette différenciation qui lui a permis de se sentir « presque » adulte, a ouvert la voie à l’affirmation de soi comme sujet et adulte à part entière, sentiment qu’elle matérialise en posant un acte fort : celui de l’adoption d’un enfant de couleur.

L’adoption d’un enfant abandonné par sa mère, semble réactiver chez Muriel un sentiment d’abandon douloureusement éprouvé dans l’après-coup. D’autre part, le décalage entre l’enfant imaginaire « un p’tit noir à croquer » et l’enfant réel, agressif, turbulent et plus âgé que ce qu’elle souhaitait, n’est pas sans lui rappeler la déception de sa propre mère lors de « son arrivée » dans sa famille. Sa mère voulait un garçon pour se différencier de sa propre sœur qui venait de mettre au monde une fille, quant à elle, elle n’a « pas réussi à avoir ce qu’on voulait ».

Nous notons l’ambivalence des sentiments de Muriel autour du désir d’un troisième enfant, et plus particulièrement d’un enfant de sexe masculin. L’énoncé de départ « il y a désir d’un enfant d’une autre façon », est abrogé en fin d’entretien par l’acceptation de la relance interprétative de l’interviewer : « y avait pas d’envie d’un petit garçon de votre côté alors ? », « non pas de mon côté de celui de Laurent, si… » (ligne 285). Notons que l’intrusion de Muriel dans le cadre de la relation duelle père /interviewer, (pour proposer une tisane) au moment où je questionnais l’identité de l’auteur de l’initiative de l’adoption, a imposé à Laurent une rectification de ses propos comme l’illustre cet extrait :

P : je crois me souvenir que c’est vous qui aviez eu cette idée

Père : non pas forcément, c’est vraiment une idée qui…est venue, a mûri tous les deux à vrai dire, je ne sais plus vraiment…

Mère : je me souviens d’un soir, où c’est toi qui a dit « et pourquoi pas »

Père : ouais pas sûr peut-être sur le projet, mais moi j’ai le souvenir que tout vient d’une émission qu’on avait regardé ensemble…et on avait déjà parlé là

Mère : et suite à l’émission, c’est toi qui a dit « et si on essayait »

(Entretien père A, lignes 35-43) :

Ainsi elle le contraint à se réapproprier l’origine de cette démarche.

Dans les fantasmes entourant l’adoption nous rappelle Flavigny (1998), il existe la peur d’une transgression des interdits (question abordée par les deux grands-mères), des pulsions

incestueuses du fait de l’absence d’une conviction de filiation. Or cette conviction s’appuie sur des traits physiques ou de caractères identiques d’une génération à l’autre. Dans le cas de cette adoption internationale et donc « visible », la ressemblance est absente pour soutenir cette absence de conviction de filiation : le fantasme serait que les interdits demeurent flottants et qu’une relation incestueuse survienne.

« Plutôt que de rester dans l’ordre des choses, on se demande comment va se passer la première douche, (lignes 288-289) lui apprendre à faire pipi.. » (ligne 292). Tout se passe comme si l’intimité avec cet enfant de cinq ans et demi (officiellement), issu d’une autre lignée, la mettait en danger. Or, la notion du « corps à corps », du toucher, est primordiale pour permettre l’appropriation de cet enfant comme le souligne Muriel dans les propos suivants : « c’était aussi une interrogation d’adopter un enfant plus grand, on se demandait ce qu’on pourrait mettre en place pour qu’il y ait quelque chose de physique qui se crée » (lignes 297-298), « je trouvais cela extrêmement important de pouvoir se toucher pour créer un lien » (ligne 299). Cette représentation d’une possible transgression des interdits, du fait de l’incorporation d’un enfant «étranger à soi » (Mestre, 2004) dans sa famille, est immédiatement balayée par une tentative de rationalisation qui a pour effet de la rassurer : « c’est évident, qu’il soit un petit garçon ou une petite fille, c’est mon enfant »

(lignes 289-290).

Ce mécanisme de défense parait cependant peu opérant comme en témoigne sa confusion et son embarras lors de la demande de Mattéo d’être allaité, comme si une telle demande ne s’inscrivait plus dans une relation intime mère-enfant, mais plutôt dans une relation sexualisée, avec un enfant qui n’était pas encore le sien. Or, dans certaines adoptions tardives souligne Ozoux-Teffaine (1987), il est intéressant de noter une capacité étonnante de l’enfant à régresser dans les premiers temps de la rencontre avec la famille adoptante. « Tout se passe

dit-il, comme si le processus de parentalisation ne pouvait reprendre qu’à partir d’une position plus infantile, plus immature où il (l’enfant) doit être comme leur bébé, le seul et unique objet d’attention. » (Cité par Soulé et Lévy-Soussan, 2002, p. 99).

« Dans les deux parties contractantes de cette alliance, qu’est l’adoption, c’est le corporel en continuité du biologique qui se dérobe au profit d’une relation de départ à créer dans un registre purement psychique nécessitant une réélaboration imaginaire encore plus intense que pour les parents ‘’par le sang ‘’» nous rappelle Grange-Ségéral (2004, p. 28).

chose de « très enrichissant, parce que le chemin de la parentalité adoptive enrichissait aussi les choses auxquelles on a pas pensé pour les deux premières » (lignes 188-190).

Lors de cet entretien individuel, Muriel parvient à se désolidariser du discours de son conjoint et laisse émerger toute l’ambivalence de ses sentiments à l’égard de l’adoption d’un petit garçon de couleur.

L’analyse de ce discours, nous permet d’émettre les hypothèses suivantes :

Il semblerait que dans le fantasme de Muriel, l’adoption plénière de Mattéo vienne réparer son histoire familiale, en lui permettant d’inscrire dans sa lignée générationnelle « le petit garçon » que sa mère n’a jamais réussi à enfanter.

D’autre part, cette mise en acte entraverait une possible répétition des « emprises familiales » inconscientes. En mélangeant, en métissant les origines, Muriel pense modifier l’histoire intergénérationnelle et transgénérationnelle familiale, celle-ci n’étant pas « une histoire familiale facile à vivre, mais bon générations après générations, ça va

bien, donc… ».

Dans le document Adopter quand on a une descendance biologique (Page 114-119)