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CONDUITE DES ENTRETIENS

TROISIEME PARTIE : ANALYSE DES RESULTATS

I. ANALYSE DE LA CONSTRUCTION DU DISCOURS

I.3. CONDUITE DES ENTRETIENS

I.3.1. Dans les entretiens communs

l’interviewer dans les entretiens communs et précisément dans ceux du couple A, C et E, donnant ainsi une impression de polylogue (Figure 2, volume 2).

Goffman, Trognon et Larrue, soulignent que : « Lorsque le dialogue se déroule en présence d’un tiers, même s’il n’est pas intervenant, le locuteur dédouble potentiellement ses destinataires ». (Cité par Kaës, 2010, p.26). Ils précisent que lorsque le nombre d’auditeurs est supérieur à l’unité, et que tous sont susceptibles d’intervenir dans la conversation à partir de l’énoncé du locuteur, le destinataire n’est plus une constante mais une variable parcourant l’ensemble des auditeurs : « La reprise du discours d’un autre participant engendre, dans un polylogue, une négociation se développant en réseau » (loc.cit.).

Nous évoquerons ultérieurement notre difficulté à conduire l’entretien avec Madame E et Monsieur E. Quant au couple A, il fut le premier couple à être investigué. Mue par la crainte que les interviewés ne se distancient trop de la consigne de départ, nous avons tenté de les recentrer sur des thèmes que nous jugions impérieux d’étudier. Nous retrouvons ainsi des relances thématiques, interrogatives et réitératives. Il nous est arrivé, d’autre part, lors du premier entretien de notre recherche, de faire référence à notre expérience et à nos connaissances théoriques, à propos des craintes d’une possible transgression de l’inceste évoquée par l’ascendance du couple.

En approfondissant le rapport nombre de mots / nombre de relances, nous constatons cependant que chaque relance est constituée en moyenne de six mots. Elles ont essentiellement fonction d’acquiescement (oui, mmm…), de rappel ou encore de reprise pour relancer le discours (Figure 4, volume 2).

Père : on est plusieurs là on était plusieurs heu y'a un p'tit salon d'accueil dans l'orphelinat pour vu l'pays c'était pas trop mal fait quand même avec des p'tits fauteuils des on pouvait être heu y'avait trois ou quatre couples plus […] heu les tous les autres personnes étaient en couple c'étaient 'fin des voyages que j'ai fait c'était tous des gens c'était la première le premier enfant

P : Premier enfant

(Entretien couple C, lignes 240-246).

Nous remarquons des interventions plus fréquentes en fin d’entretien, et ceci pour la majorité des entretiens communs, le discours des interviewés devenant de moins en moins

prolixe avec un taux de modalisateurs de négations élevé, comme le laisse transparaître l’extrait suivant :

P : Il a gardé son prénom heu éthiopien

Mère : en deuxième

P : en deuxième

Mère : ouais (3s)

P : Il s'appelle comment

Mère : /…/ (rit)… donc voilà ça explique pourquoi on a

Père : et en amharique ça veut dire «par ton Dieu» parce qu'il est heu orthodoxe

Mère : mm

P : «par ton Dieu»

Père : «par ton Dieu»…

P : il est il est orthodoxe y il est croyant mm non non pas forcément j'suppose

Père : non heu non non donc heu en plus nous on est pas du tout non plus heu croyants… donc voilà donc lui heu c'est pareil des fois ça arrive qu'on lui dise t'es orthodoxe mais y s'en fout heu

(15secondes)

P : vous même vous étiez un un enfant un peu opposant ou

Père : oh non

P : non

Père : non non … j’ai voulu avoir heu heu de l'indépendance assez tôt à l'époque on pouvait donc heu mais rebelle non

P : non

Père : non

(Entretien couple C, lignes 996-1017)

Par ailleurs, nous constatons une plus faible intervention en début d’entretien au moment de la narration du parcours et de la mise en acte de l’adoption ainsi qu’en milieu d’entretien lors de l’évocation des circonstances de la naissance physique et psychique des enfants biologiques et de l’enfant adopté, les énonciations se déroulant de manière vivante et spontanée.

Nous avons clôturé l’entretien en nous référant au cadre temporel que nous nous étions fixé, vu que ces entretiens se déroulaient en soirée et surtout par crainte de tomber dans une conversation banale, au vu des thèmes abordés.

Père : je sens pas ce conflit de non on regarde les mêmes films bon sans tomber dans

le côté papa copain mais y’a quand même que si on se mate un film finalement on aime les mêmes trucs on partage les mêmes films

Mère : c’est moi qui aime pas les mêmes choses que vous parce que ils aiment les trucs de super héros moi pas du tout c’est moi qui joue un peu le côté vieille France

c’est bien aussi c’est intéressant aussi non mais si j’ai j’suis une maman je pousse vers l’extérieur ouais vraiment les deux grands enfin les trois on leur a dit « passez votre BAFA à dix-sept ans faîtes des colos » c’est aussi un enseignement de la vie les colos prendre en charge des petits c’est quand même une grande responsabilité là Matthieu m’a fait rire l’année dernière c’est des gamins qui sont très scolaires et très bons voilà le prof de maths qui les a eu l’année dernière donc ils avaient quatorze ouais en fin d’année l’année dernière le prof de maths fait des colos aussi l’été les appelle « bon les H. si à dix-sept ans vous avez votre BAFA je vous embauche » Matthieu m’a dit « maman j’ai trouvé du boulot dans trois ans je bosse » c’était mignon quoi non voilà y’a pas de souci.

(Entretien coupe D, lignes 1041-1054)

I.3.2. Dans les entretiens individuels

En considérant notre conduite de l’entretien dans l’après-coup et notamment au moment de la retranscription, nous relevons de nombreuses relances de notre part, notamment dans les premières minutes des entretiens individuels où l’entrée dans le discours pour l’interviewé nous semblait difficile, comme l’illustre l’extrait suivant :

P : pouvez-vous me parler de votre désir d’adoption

Mère B : et heu vous auriez d'mandé avant qu'il arrive on était déjà dans un état d'esprit et là deux ans et demi après heu la vie elle a bien r'pris son cours quoi

P : oui oui

Mère B : c’t’à dire que on a l'impression qu'il est là d'puis toujours Léo et que on s'est jamais posé la question de on arrive à s'dire «mais il était là au baptême de… voilà on s'rappelle plus

P : mm

Mère B : c'est logique qu'il soit là qu'il soit pas là heu et donc les motivations elles disparaissent un peu

P : oui oui

Mère B : j'espère que j'vais m'rappeler heu quelle était l'idée de départ quelles quelles étaient les idées ouais (silence 5s)

P : parce qu'au départ en fait ça s'origine quand même heu enfin dans dans comment c'est lors de la rencontre heu avec votre heu futur mari que

Mère B : oui

P : ça s'origine dans dans

Mère B: mm

P : tout au début d'la relation

Mère B : oui

Mère B : oui oui

P : dans

Mère B : c’est l'idée qu'on a eu dès l'début 'fin on adopterait un enfant heu

P : alors

Mère B : quand on quand on c'est vraiment heu quand on sera grand on s'mariera et

on aura des enfants et on aura un enfant adopté…

P : et et voilà c'est c'est ça

Mère B : c’est une histoire d'adolescents

P : oui (Entretien Mère B, lignes 1-19) :

Nous constatons dans cet extrait de l’entretien individuel de Madame B, une entrée dans le discours très hésitante, nécessitant de nombreuses interventions de l’interviewer pour soutenir et encourager la progression du discours. La plupart de ces interventions se présente sous la forme d’acquiescements, d’autres reformulent le contenu de l’entretien précédent.

D’une manière générale, nous observons que nous sommes plus souvent intervenues dans le cadre des entretiens individuels, comme le met en évidence la figure 5 : la progression du discours se faisant plus aisément dans un contexte de co-élaboration, avec une personne connue. Nous notons ainsi une quasi symétrie dans les tours de parole sauf en ce qui concerne les couples B et D (Figure 2), donnant ainsi à l’ensemble de ces interactions verbales, une illusion de conversation. En effet, plus la courbe de production discursive chutait, plus le nombre de nos consignes augmentait et le mode interrogatoire remplaçait peu à peu le mode entretien de recherche. Nous pouvons ainsi mettre en évidence l’importance de l’étayage de la parole du conjoint sur la progression du discours de chaque membre du couple.

Si certaines de nos relances sont reprises en écho d’intervention pour inciter le locuteur à développer davantage ses idées, d’autres ont pour objectif des demandes de précision sur des thématiques ou des idées que l’interviewé(e) évoquait précédemment dans l’entretien collectif et pour lesquelles nous souhaitions un étayage :

P : Il a toujours sa maman alors

Père : non

P : non

Père : elle est décédée

P : D’accord

Père : les deux parents sont décédés… c'est pas il a pas été abandonné pour heu hein comme beaucoup heu par exemple

(Entretien couple C, lignes 274-280).

D’autres encore nous permettaient de vérifier notre propre compréhension de leur discours. Comme l’affirme Blanchet, l’activité d’écoute de l’interviewer « met en œuvre des opérations de sélection, inférences, comparaison par rapport aux objectifs de l’entretien… L’écoute étant ainsi dirigée par des objectifs, elle se trouve guidée par des hypothèses préalables de l’interviewer liées ou non à un cadre de référence » (2003, p. 152), et c’est donc ce processus selon cet auteur, qui est au cœur de la problématique des effets de biais. En effet, après certains silences que nous interprétions comme « vides » et mues par la crainte que l’interviewé ne bascule dans des propos trop généraux, il nous arrivait de relancer le discours en introduisant des thématiques nouvelles comme par exemple l’implication des grands-parents dans l’adoption, par la formulation de questions directes dérogeant ainsi à la règle de la « non directivité ». Mais comme l’évoque Sophie Duchesne (1996), les guillemets sont là pour rappeler que l’expression « non directif » désigne l’idéal vers lequel doit tendre la pratique de l’intervieweur, et non une réalité. Elle qualifie une attitude et non la nature de la relation effectivement établie entre interviewé et intervieweur puisqu’il est acquis que la non directivité est un mythe.

Enfin, nous avons clôturé l’entretien individuel après une longue série de silences « vides » suivis de relances, considérant que l’interviewé nous signifiait par cette attitude, qu’il n’avait plus rien à dire ou ne souhaitait plus rien dire de pertinent sur le sujet. Et pourtant c’est bien souvent après l’arrêt du magnétophone, une fois que nous quittions notre habit d’intervieweur, que l’entretien reprenait sous la forme d’une conversation animée et libérée.