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Analyse de l’entretien de Monsieur E

Dans le document Adopter quand on a une descendance biologique (Page 184-189)

TROISIEME PARTIE : ANALYSE DES RESULTATS

II. ANALYSE QUALITATIVE DES DISCOURS

II.2. ANALYSE DES ENRETIENS INDIVIDUELS

II.2.5. L’adoption de MAXIME

II.2.5.2. Analyse de l’entretien de Monsieur E

Daniel observe un temps de latence de quelques secondes avant de répondre à la consigne, comme s’il nécessitait un temps de réflexion pour élaborer sa pensée. Nous remarquons qu’il s’approprie l’idée du « désir d’adoption » dont il se défendait dans l’entretien commun (lignes 2-10) :

troisième enfant donc heu l’optique heu élargir la famille quitte à l’élargir autant pouvoir offrir un foyer ouvrir une famille à quelqu’un donc c’est pas forcément une volonté d’adoption précise dans un dans un pays précis heu c’était ça fonctionne ça fonctionne pas ben on passera

P : On passera

Père : Par la voie basse (rires) c’est pas forcément adopter pour adopter

naturellement ça vient parce qu’au regard de la réflexion sachant qu’on en veut on en voulait un troisième quelles sont les possibilités y en a pas trente-six mille pas trente-six mille

Le qualificatif « voie basse » est utilisé pour désigner un accouchement naturel, vaginal. Rappelons ici que Daniel est cadre de santé. Cette formulation, séparée du contexte de l’accouchement, entre étrangement en résonnance avec un terme employé dans le règne animal « mettre bas ». Il y a quelque chose dans cette expression qui témoigne de la bestialité, qui nous suggère un acte « sauvage » et pulsionnel. On parle d’accouchement par voie basse or ici Daniel évoque l’acte qui précède toute naissance, à savoir l’accouplement. Le passage par voie basse évoquerait un passage « obligé », forcé, d’où la notion de désir pour le partenaire serait absente.

Le sourire « entendu » qu’il nous adresse, son hésitation à évoquer une possible procréation et à la nommer, nous laisse entendre quelque chose de l’ordre de la honte et entre en résonnance avec l’intitulé de l’article de Bernard Juillerat (1995) Du roman familial à la honte d’engendrer. Dans cet article, l’auteur nous apprend qu’un peuple de Nouvelle-Bretagne, les Baining, conçoit la famille nucléaire comme un groupe naturel fondé sur la sexualité et qui, pour cette raison, suscite la « honte ». L’enfantement est dévalorisé par opposition à l’adoption, au don de nourriture et à la sociabilisation des enfants adoptés. La façon de neutraliser ce climat de tension et donc de honte est la pratique intensive de l’adoption. L’acte d’adopter renvoie chez Daniel à une parentalité dissociée de la sexualité génitale, où l’enfant engendré est remplacé par un enfant adopté à nourrir et à sociabiliser. Dans son système de représentation, agrandir la famille en accueillant un enfant conçu par d’autres éviterait d’avoir recours à la sexualité, et en serait un acte d’autant plus « noble ». L’idéologie de l’adoption chez les Baining nous apporte des éléments de compréhension sur ce type de

Nous faisions l’hypothèse suite à l’entretien commun, d’un fonctionnement anaclitique chez ce couple où l’on retrouve, selon Eiguer (1985), une diminution de l’importance accordée à la sexualité, effet d’une inhibition de la fonction de soutien de l’excitation sexuelle.

Comme dans l’entretien commun, Daniel utilise le pronom personnel « je » avec beaucoup de parcimonie tout au long de cet entretien (vingt-huit fois) contrairement au pronom indéfini « on » que l’on rencontre quatre-vingt-dix-huit fois dans son discours. Ce dernier est privilégié dans la narration du processus d’adoption, de la rencontre avec Maxime, alors que

le « je » est utilisé pour mettre en avant le cadre éducatif et les principes familiaux. D’autre part, Daniel semble accorder une place première au « nous-groupe », à la dynamique

collective, comme le laisse transparaitre les propos suivants :

« C’est toujours nous, j’parle en tant que famille pas forcément en tant

qu’individu… »

(ligne 14),

« La priorité c’est l’unité familiale pas l’individu c’est la famille, sans la famille non, si ça ne nuit pas à la famille c’est ok, si c’est péjoratif pour la famille, en quoi ça l’est et qu’est-ce que je peux faire pour… » (lignes 224-226).

Nous décelons là un mythe identique à celui de Martine : « La famille nucléaire, c’est sacré, et elle se suffit à elle-même. » En effet, cette famille nucléaire semble fort centrée sur elle-même « …y a pas de grands parents, les frères et sœurs sont tous en activité, on a jamais eu l’occasion de laisser [les enfants]… » (lignes 46-47). Ceci, rajouté au manque de lien avec la famille élargie, nous fait nous questionner sur son ancrage familial et transgénérationnel. Dans son ouvrage sur « le mythe familial » Neuburger (1995), considère le mythe familial tel « un ciment qui unifie la famille et confère au groupe une identité qui le différencie du monde extérieur ». Le mythe familial rappelle l’auteur, renvoie ainsi à la croyance en les caractéristiques propres et spécificités du groupe, constituant par là même « la personnalité de la famille » (son mythe). Il explique qu’une famille ne fonctionne jamais isolément. Dès lors, ses membres, au travers entre autre de la scolarité, des relations sociales, professionnelles, sont amenés à entretenir des contacts avec l’extérieur. Ces mêmes contacts peuvent être réellement enrichissants sur le versant mythique, mais ils peuvent être vécus comme inquiétants pour l’identité du groupe en tant que groupe « différencié » de l’extérieur. Le

mythe familial offre également selon Ferreira (1966) une « protection externe » au groupe, distinguant par-là les membres du dedans, de ceux du dehors. Le groupe familial obtient ainsi une protection par rapport à l’extérieur, renforçant le sentiment d’appartenance de ses membres et confirmant ainsi son identité. Lorsque la famille est en souffrance, comme c’est ici le cas, le mythe peut se rigidifier et ne plus assurer ses fonctions de liant (ciment de l’appartenance et de l’identité familiale) et de protection. Le mythe risque alors de nier l’individualité de ses membres « la priorité c’est l’unité familiale, pas l’individu ».

La sacralisation, l’idéalisation de la famille puise ses fondements dans l’histoire infantile de Daniel. Rappelons que l’idéalisation est une tendance chez ceux qui ont été carencés affectivement dans leur petite enfance. Daniel n’a semble-t-il pas bénéficié d’un modèle identificatoire paternel, il ne fait mention d’aucune figure paternelle au domicile familial puisque ses autres frères et sœurs sont eux aussi nés de pères inconnus, et que le père du ‘’clan’’ précédent est décédé. Le Nom du père n’a jamais été évoqué dans cette famille matriarcale. Il s’agit d’un père secret, un père dont la mère ne parle jamais, comme s’il y avait quelque chose de honteux, de tellement honteux que Daniel ne s’est jamais autorisé à évoquer son identité avec sa mère, comme en témoignent les propos suivants (lignes 86-92) :

P: Vous n’avez pas de relation avec votre papa

Père : Ben j’sais pas qui il est

P : Votre maman ne vous en a pas parlé

Père : Rien c’est son choix et j’ai pas cherché à en parler avec elle non non pas de besoin de recherche

P : Pas de besoin

Père : Non

Daniel a donc dû s’élaborer avec une figure déficiente, avec toutes les conséquences que cela implique. Cette perte de l’imago, nous dit Haesevoets (2010) fait éclater tous les repères, l'identité (sexuelle) vacille, les représentations psychiques s'appauvrissent, la marque des générations est rendue floue, les blessures psychologiques (parfois irréversibles) fragilisent le sujet et influencent son rapport au monde. On ne peut isoler les dommages induits par l'absence du père, le statut et le rôle de la mère et l'histoire familiale (transgénérationnelle et/ou intergénérationnelle), parfois complexe ou chaotique, que sous-tend cette absence.

L’étude expérimentale de Lamb (1986) montre cependant que l'absence de père laisse des traces sur le devenir du jeune enfant. Bien que certains y parviennent, la plupart des garçons

sans père éprouvent d'énormes difficultés à se construire une forte identité sexuée. Toutefois d'autres critères intermédiaires entrent en ligne de compte. « L'absence d'un père coïncide avec l'absence de soutien à la fois psychologique, domestique et économique, l'isolement social de la mère, voire une situation de rejet et, la souffrance de l'enfant relative au contexte de l’absence » (Haesevoets, 2010 s.p).

P : vous êtes très protecteur avec vos enfants est-ce que vous-même vous avez été protégé

Père : pas vraiment non je ne pense pas très libre

P : très libre

Père : très libre avec une mère qui a élevé dix enfants seule travaillant sept jours

sur sept heu donc libre autonome par la force des choses depuis que je m’en souviens (lignes 64-68)

Cette information nous renvoie l’image d’une horde d’enfants (dix) livrés à eux-mêmes, un groupe de frères et sœurs sans parents, un clan d’adolescents sans repères (ligne 71) :

« On allait de temps en temps les weekend end chez une sœur, chacun allait comme ça chez une sœur… ».

Ces conditions de « vie » nous rappellent incontestablement celles que peuvent rencontrer les enfants placés en orphelinat où, selon les éléments obtenus lors de l’entretien commun (lignes 105-107) :

« Y a pas de cadre dans l’orphelinat y a simplement le cadre des murs, le cadre de ‘’ je survis si je sais jouer des coudes’’ et c’est tout, après ils sont livrés à eux-mêmes… ».

Tout comme Maxime, Daniel n’a pas eu de cadre, d’unité familiale sécure (lignes 94-98).

« J’ai trois frères biologiques et sur dix grossièrement la moitié, oui y a eu un premier couple au début où les trois fils et un deuxième mariage où y a eu le reste de la fratrie les ainés connaissent leur père… ».

L’utilisation du terme « grossièrement » évoque de l’à-peu-près, une espèce de flou. Nous n’avons pas réussi à savoir si celui qu’il désigne comme son frère, d’origine algérienne, et qui est arrivé à huit ans dans la famille, fait partie des dix enfants, ou s’il vient se surajouter aux dix autres. Tout comme les raisons de sa venue en France nous paraissent troubles :

« Il est arrivé un jour et n’est jamais reparti ». Daniel ne semble pas pouvoir se situer dans sa fratrie par rapport à cet enfant qui vient

s’intercaler dans sa fratrie d’origine, comme en témoignent ses nombreuses hésitations

(lignes 240-250)

P : pour en revenir à votre histoire votre frère est arrivé à quel âge dans votre famille

Père : il avait sept huit ans

P : et vous aviez

Père : on a le même âge on a deux mois de différence

P : vous êtes l’aîné

Père : non heu

P : vous êtes le plus jeune

Père : oui

Dans le document Adopter quand on a une descendance biologique (Page 184-189)