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Analyse de l’entretien de Madame E

Dans le document Adopter quand on a une descendance biologique (Page 178-184)

TROISIEME PARTIE : ANALYSE DES RESULTATS

II. ANALYSE QUALITATIVE DES DISCOURS

II.2. ANALYSE DES ENRETIENS INDIVIDUELS

II.2.5. L’adoption de MAXIME

II.2.5.1. Analyse de l’entretien de Madame E

Comme nous l’avions déjà observé dans l’entretien commun, Martine se positionne en tant que sujet de son énonciation, contrairement à son époux. En effet, nous notons une utilisation plus fréquente du pronom « je » par rapport au pronom indifférencié « on », qui s’impose

cependant dans les premières minutes de l’entretien. La réponse qu’elle donne à la consigne de départ est invariablement la même que celle

énoncée lors du premier entretien (lignes 2-3): « Ah ben c’est toujours la même chose on vous l’a dit on voulait ouvrir notre foyer qui fonctionnait bien à quelqu’un c’est tout ».

Cette formulation a pour objectif de rappeler à son interlocutrice que son investigation est dès le départ, vouée à l’échec, qu’elle n’obtiendra rien de plus (« c’est tout ») que lors de la

première rencontre, malgré la modification du cadre de l’entretien. D’autre part, l’utilisation du verbe « fonctionner » à l’imparfait laisse entendre un état

appartenant au passé. Nous avons supposé à partir d’un élément du discours de Martine dans l’entretien commun, une appréhension quant à l’introduction d’un enfant « venu de l’extérieur » qui pourrait représenter une menace à l’intégrité familiale. Cette énonciation

laisserait ainsi transparaitre un besoin de mettre « en danger » l’homéostasie familiale. Roman (2004, p. 77) rappelle que :

« L’adoption d’un enfant à l’étranger confronte la famille à une mise en crise des liens que l’on pourrait poser dans les termes suivants : avec l’adoption à l’étranger, l’irruption de l’étrange-étranger dans l’intime de l’organisation familiale réelle et fantasmatique met à l’épreuve la qualité de l’enveloppe familiale et engage la nécessité de réaménagements psychiques spécifiques au sein du groupe familial ». Pourquoi vouloir « inviter quelqu’un », introduire un intrus, une personne « indéterminée », si

la situation familiale actuelle est satisfaisante ? A quel manque, à quelle insatisfaction doit-on attribuer une telle décision ? C’est au moment de l’évocation d’un désir d’un troisième enfant, que l’idée de l’adoption a fait irruption (lignes 8-9) : « C’est ce que je vous disais hein quand on a envisagé le troisième on s’est dit « ma foi pourquoi pas de cette manière- là »

L’interviewer rebondit sur les circonstances de la naissance des enfants et se heurte immédiatement à un déni des difficultés rencontrées:

« Ben bien y a pas eu de soucis ben si moi mes enfants sont nés à huit mois donc on s’est beaucoup occupé de Louis parce qu’il était tout petit Sophie est née à huit mois aussi donc elle était un peu plus grosse mais ils n’ont pas eu d’ennuis de santé donc je répondrai que c’est pas c’était des petits gabarits des gosses nés à huit mois mais entièrement faits j’veux dire ». (lignes 13-17)

La négation porte sur l’existence de séquelles physiques des enfants, sur d’éventuelles malformations « Y a pas eu de souci de poumons mal terminés » mais non sur ses difficultés personnelles « ben moi si » (ligne 13). Au travers de cette formulation, Martine nous parle-t-elle de son état psychologique du

moment, de son état physique, de sa difficulté à trouver une place fonctionnelle vis-à-vis de

ses enfants compte tenu de l’instrumentalisation de son corps (possibilité d’une césarienne) ? Son insistance sur la « finition » de ses enfants «entièrement faits » renvoie à des sentiments

de culpabilité qui font écho à une image de « mauvaise mère » qui n’a pu porter son enfant jusqu’à son terme (Bydlowski, 1997 ; Mathelin, 1998). Conjointement à la prématurité de la descendance biologique, il y a incompatibilité sanguine fœto-maternelle, pour les deux enfants (lignes 20-21) : « On a pas le même sang, donc ils ont fait une jaunisse donc je suis restée huit jours à la Mat pour Louis parce qu’en plus il était tout petit mais bon »

Rappelons rapidement quels sont les mécanismes en jeu et les conséquences de cette incompatibilité sanguine mère-enfant. L’iso immunisation Rhésus correspond à la fabrication d’anticorps dirigés contre l’antigène RhD chez la femme RhD négatif. Si l'enfant est Rh+, c'est là que se situe le problème, car au cours de la première grossesse, le système immunitaire de la mère apprend à fabriquer des anticorps anti-rhésus puisqu'elle ne possède pas l'antigène rhésus que son enfant, lui, possède en revanche. Pour aboutir à cette situation, il faut que les deux sangs se mélangent. En principe, ils ne le font pas. Pour qu'il en soit ainsi, il faut qu'il se

déroule un processus pathologique durant la grossesse (saignement pour diverses raisons). Toutefois, lors de l'accouchement, le sang de la mère et de l'enfant ont de fortes chances d'être au contact l'un de l'autre. C'est à cette occasion que la mère va découvrir cet antigène Rhésus et qu'elle va immédiatement développer des anticorps contre cet antigène inconnu pour elle. Cette première grossesse se sera donc bien passée. Par contre, les choses se passeront mal pour le second enfant car au cours de la grossesse, ses globules rouges seront immédiatement agressés par les anticorps de la mère présents dans son sang depuis la précédente grossesse. Par conséquent, soit l'enfant meurt dans le ventre de sa mère ce qui provoque une fausse couche, soit il naît avec un ictère néonatal. Martine confirme l’existence d’un ictère pour ses deux enfants. Nous pouvons faire l’hypothèse, en référence à cette thèse, de l’existence d’une grossesse inachevée, connue ou méconnue, précédant la naissance de Louis, d’une ébauche d’enfant asexué qui renvoie à l’utilisation du pronom « quelqu’un » lors de l’évocation de son projet d’adoption. L’évocation de ce passé éprouvant, et plus particulièrement de ses éventuelles conséquences sur l’état de santé de ses enfants est rapidement « balayé » par Martine qui se lance dans une litanie concernant les capacités intellectuelles supérieures de sa fille. L’évocation des potentialités intellectuelles de Sophie minimise ainsi sa culpabilité de ne pas avoir réussi à mener sa grossesse à terme et coupe court à toute conjecture. Cependant cette rationalisation n’est pas vraiment opérante et ne la protège pas d’une culpabilité tenace, eu égard à la fragilité qu’elle perçoit chez ses enfants :

« …De les encadrer ça les construit ils sont peut-être plus fragiles par rapport à d’autres mais j’me dis que dans leur vie future tout ce qui aura été construit maintenant ça sera une base pour pouvoir s’épanouir encore après parce que tous ces gamins qui sont toujours livrés à eux-mêmes qui se débrouillent tout seuls j’pense qu’ils se débrouilleront mais ce sera quand même toujours bancal hein » (lignes 55-60).

D’autre part, cet extrait rend compte d’une indifférenciation de la descendance biologique

(ligne 16) :« C’étaient des p’tits gabarits, des gosses nés à huit mois ».

Tout se passe comme si le contexte bio-psycho-familial des naissances était, pour chaque enfant similaire. La formulation suivante « Louis a été hospitalisé avec Sophie… » laisse transparaitre une confusion temporelle dans la mesure où cette dernière est de trois ans la cadette de Louis. Tout se passe donc comme si, pour Martine, ces deux naissances étaient confondues en une seule dans un mouvement défensif. Il y a une condensation de ces deux naissances, tant la répétition de leurs circonstances est douloureuse et constitue une attaque de

ses assises narcissiques. Ici encore il n’y a pas de place pour l’individu, pour l’identité individuelle, mais nous en comprenons mieux la nécessité.

Martine nous fait part ultérieurement de l’existence d’une sœur jumelle hétérozygote. Selon Bours et Malchair :

« Le développement psychique des jumeaux est globalement similaire à celui des enfants singuliers mais il se révèle plus complexe en raison de la présence constante d‘un double. Dès le plus jeune âge, les jumeaux vont vivre un processus d‘inter identification qui sera à l‘origine d‘une interdépendance. Cette dernière s‘inscrit selon un continuum, de l‘interdépendance mutuelle à l‘individuation réussie. Dès lors, pendant la petite enfance, le processus de séparation individuation, devra se dérouler vis à vis de la mère mais aussi du jumeau. Il existe donc un double processus. À l‘adolescence, un second mécanisme d‘individuation doit s‘effectuer pour aboutir au sens de l’identité et à une autonomie psychique. En ce qui concerne les jumeaux, ce processus est à nouveau double : vis à vis des parents et à l‘égard de leur pareil. En cas d‘interdépendance trop importante et d‘individuation insuffisante, l‘apparition de la poussée pubertaire chez les jumeaux peut révéler une impossibilité à se séparer. Cette difficulté peut prolonger la période de latence, afficher un retard de maturité et un manque d‘individuation ou, dans les cas les plus extrêmes, entraîner le développement d‘états pathologiques » (2004, s.p).

Les études psychanalytiques sur la gémellité s’accordent en effet pour évoquer ou illustrer les risques intrinsèques à cette situation spécifique. Ceux-ci se cristallisent autour de l’indifférenciation du Moi de chaque jumeau, l’identification étant réciproque et aboutissant à des limites du Moi aux contours imprécis. « Selon Winestine (2005), la gémellité accentue donc la difficulté du travail d’individuation et de séparation qui concerne une double relation d’objet : la mère et le jumeau » (Cité par Houssier, 2005, p. 91). « La tension entre le désir d’indistinction et la recherche de la mise à distance de l’objet (double) est constante » (id., p. 94). Cette ambivalence transparait dans la formulation suivante (lignes 122-124) : « Pas très très proches mais toujours proches ça c’est sur on s’voit pas très souvent parce qu’elle est distante parce que proche mais quand j’ai des soucis avec Maxime hop il y va quinze jours »

Nous apprenons le décès de ses deux parents à un an d’intervalle à un moment critique de sa construction identitaire, puisqu’il advient au moment de son adolescence (lignes 97-99). « Et puis du coup mes parents sont morts, malades tous les deux, maman elle a toujours été

malade du pancréas et puis mon père a eu une leucémie ».

Rappelons par ailleurs, que Martine a contracté un cancer, il y a cinq ans, alors que Louis et Sophie étaient respectivement âgés de quinze et douze ans, c'est-à-dire approximativement à l’âge qu’elle avait au moment du décès de sa mère. Ces répétitions qui traduisent une similitude du contexte familial, font référence à la notion de « syndrome d’anniversaire » décrit par Ancelin-Schützenberger et s’inscrivent dans l’inconscient générationnel. « Répéter les mêmes faits, les dates ou âges qui ont fait le roman familial est une manière pour nous

d’honorer nos ancêtres et de vivre en loyauté avec eux. » (Ancelin-Schützenberger, 2013). Martine subit la perte réelle de ses premiers objets d’amour et doit ainsi faire le deuil

d’elle-même et de l’enfant qu’elle était (Fauré, 1995) « à quinze ans on bascule dans le monde des adultes du jour au lendemain » (lignes 164-165). Nous pouvons ainsi supposer un rabattement d’autant plus important de l’investissement primordial, sur l’objet sororal. Celui-ci viendra alors jouer non seulement un rôle de protection narCelui-cissique dans l’investissement de l’objet adéquat (Houssier, 2005), mais il aura fonction de la protéger d’un anéantissement psychique.

Nous savons que la naissance prématurée d’un enfant influe sur le processus de parentalité. Ainsi le vécu traumatique des parents d’enfants prématurés peut entraîner des mécanismes de surprotection et de surinvestissement qui mettent à mal les processus de séparation et d’individuation chez l’enfant (Pedinielli, 2015). « On est assez proches oui on s’en est beaucoup occupé… on les entoure, on les encadre beaucoup par rapport à d’autres… » (ligne 51)

Martine partage avec son époux, le mythe familial suivant : « La famille nucléaire, c’est sacré, et elle se suffit à elle-même. ». En effet, on relève chez Martine de nombreuses références au cadre familial protecteur et sécurisant, comme si l'environnement immédiat était une source inépuisable de « dangers » pour leurs enfants. Pour Neuburger,

« Un mythe familial va se révéler fonctionnel dans la mesure où il assume et transmet à la fois une distinction de la famille d’avec le monde extérieur, pour caractériser son identité propre, et à la fois une conformité avec le monde extérieur, pour une adaptation de la famille dans la société. Le mythe familial porte ainsi en lui deux messages paradoxaux « Sois différent » et « Sois conforme », messages qui, si la famille s’avère « saine », cohabitent sans trop d’encombres » (1995, p. 32-45). Dans cette famille, seul le message suivant est à l’œuvre « sois conforme, oublie tes

différences ! » Protegere, en latin, signifie « couvrir en avant ». De Kernier nous rappelle qu’« à trop protéger, à trop couvrir, le sujet risque de ne pas trouver sa place, de ne pas se reconnaître comme détenteur d’une existence propre. Confortable à court terme mais risquée à long terme, la surprotection peut être un moyen de faire l’économie de la séparation » (2009/2, p. 194). Face à des parents hyper protecteurs qui prônent la sécurité de leur enfant, Louis éprouve le besoin d’explorer d’autres espaces, hors du milieu familial. Mais s’éloigner du refuge, du milieu familial, c’est prendre un risque, c’est se confronter à un univers inconnu. C’est aussi s’aventurer loin de ses racines, voire se couper de celles-ci, ne fût-ce que provisoirement. Or l’opportunité se présente pour Louis de partir quelques mois en Suède. Malheureusement ou heureusement pour lui, sommes-nous tentées de dire, cette possibilité d’aventure tourne court, suite à une escroquerie au logement qu’il devait occuper. D’un point de vue systémique, nous pourrions émettre le postulat suivant : par respect pour une injonction « non formulée » et par loyauté envers sa mère et son père, Louis doit s’employer à faire échouer cette prise de distanciation.

Aussi pourrions-nous nous questionner sur la signification « en creux » de cette surprotection, le fait de « couvrir en avant » excessivement, ne dériverait-elle pas, paradoxalement, de la non-reconnaissance de l’autre comme sujet à part entière ? Les propos suivants relevés dans l’entretien commun viennent confirmer cette hypothèse d’une absence de prise en compte de l’altérité des membres de la descendance et donc des désirs de l’autre.

« Sophie, c’est la seule des trois qui n’a jamais fait de voyage scolaire, le seul voyage scolaire je ne voulais pas qu’elle parte avec cette personne là et dans ces conditions-là… elle a essayé une fois après c’était bon elle a compris que mais à côté de ça elle aurait pu aller à d’autres voyages pis ça s’est pas fait elle savait qu’elle pouvait partir. » (lignes 471-477).

Il y a dans cette famille, comme dans les couples en difficulté décrits par Anzieu (1986), « une indifférenciation des membres du couple conjugal, dont le projet sera de créer un couple idéal /idéalisé intolérant aux différences, ce qui orientera la fonction d’inter sensorialité vers la recherche d’une identité des perceptions, des pensées, des sensations et des affects » (p.78) comme l’atteste les allégations suivantes :

« On est quand même un peu sur la même longueur d’ondes pas un peu c’est qu’on

est sur la même longueur d’ondes » (lignes 275-276)

moi j’ai perdu mes parents à quatorze et quinze ans »(lignes 84-85)

On assiste à un « brouillage » du discours à l’abord des sujets à forte connotation

émotionnelle. De qui parle–t-elle ? Du couple Martine–Daniel, ou bien du couple gémellaire ? Et cet état d’indifférenciation, qui s’origine comme nous l’avons vu précédemment dans

l’histoire réciproque de chaque membre du couple, se propage à la descendance biologique. Il y a ici blocage de la famille dans un stade homéostatique. La famille a « perdu de vue » ses

capacités de transformation nécessaires à l’évolution des besoins des individus. Dès lors, ceux-ci viennent en compétition avec la tendance de cohésion et d’homéostasie de la famille (Onnis et al., 2001).

La volonté d’accueillir un troisième enfant dans cette famille pourrait ainsi correspondre à une nécessité d’introduire de l’altérité dans cette famille « amalgamée ». Il s’agirait d’introduire un « étranger » à double titre comme le rappelle Golse (2012), à la fois du fait de son étrangeté ethnique, et comme support des projections parentales inconscientes. Maxime devient ainsi le patient désigné, le symptôme de cette famille, dont les règles semblent tellement rigides qu’elles empêchent les changements adéquats à de nouvelles exigences d’évolution.

D’autre part, il permettrait à cette famille de passer d’une relation au monde basée sur le lien, c'est-à-dire la dépendance, l’anaclitisme, à une relation dans le contact, c'est-à-dire la liberté et la responsabilité (Collin, 2001). Par ailleurs, il matérialiserait cet être asexué, premier né du couple, dont l’existence ou plutôt la disparition n’a pas pu être élaborée.

Dans le document Adopter quand on a une descendance biologique (Page 178-184)