III. Premier voyage au Sénégal
2. Un entretien à la Sénéclic
Javais entendu que les Sénégalais sont chaleureux et accueillants, prêts à faire découvrir aux visiteurs les richesses de leur pays et leur culture. On ne mavait pas menti. Cette hospitalité particulière que les sénégalais se plaisent à dénommer la teranga (terre daccueil) existe réellement et se ressent vraiment en vivant sur place. Je nai de la place que pour parler ici de Cheikhou Ibrahima Deybi Gassama (M. G).
« Ces récupérateurs malgré le fait quils gagnent leur vie à travers le secteur informel, ont
surtout un problème de récupération de matériel valorisable : cuivre, aluminium et autre pour faire des poêles, du matériel de cuisine, cest tout ce qui les intéresse. » Je recevais ainsi
106 un autre point de vue sur la décharge, sur le « secteur informel », qui démantèlerait de façon archaïque ce matériel, et amplifierait les problèmes.
M. G est le chef de projet e-déchet à la Sénéclic, cette agence nationale de lutte contre la fracture numérique. Lagence se préoccupe de plus en plus des déchets déquipements électriques et électroniques (DEEE). Le Président Sénégalais, à linitiative du FSN, a créé la Sénéclic en partant du principe quil nest pas possible déquiper tout le Sénégal avec des ordinateurs neufs. Ainsi la lutte contre la fracture numérique se fait essentiellement par du matériel de seconde main. Il explique que la pression environnementale saccélère de jour en jour car de plus en plus dordinateurs entrent dans le pays sans estimation possible de leur durée de vie, les douanes du pays ne faisant pas la différence entre matériel neuf et doccasion.
Cest là que la solidarité numérique se grippe. Sans statistique, sans comptabilité précise, il nest pas possible de rendre des comptes, de montrer son accountability. Comment justifier son action, comment être responsable si on ne peut être comptable (accountable) ? La Sénéclic équipe les écoles de son pays, et soccupe de tout : du dédouanement, du reconditionnement, de léquipement, de linstallation, du dépannage et des formations. Les coûts sont complètement pris en charge par lagence qui bénéficie du soutien financier de lEtat. M. G attire mon attention sur le fait que lagence porte un soin particulier à ne surtout pas perturber lenseignement traditionnel. La présence dune salle libre est une des conditions déligibilité des écoles pour bénéficier de ces dons. En échange « tout ce quon leur demande
cest damener les élèves de temps à autres à utiliser loutil informatique, pour que ces enfants-là grandissent avec linformatique. » Ces actions de lutte contre la fracture numérique
par la Sénéclic sont, dit-il, le fruit du partenariat tripartite entre Axa, Besançon et Sénéclic qui incarne un exemple, félicité et reconnu, de coopération entre Nord et Sud, entre public et privé, de développement durable.
Cest étrange comme je reconnais ce discours. Je suis au Sénégal, mais cette fois jai limpression dêtre chez moi. Le discours de RSE a pénétré la place. La logique de la RSE est là, répétée, réincarnée. On me parle à nouveau de chiffres, de préoccupations louables et généreuses, et jadmire de nouveau ces acteurs de la RSE. La double-bind serait ici résolue. Dailleurs, M. G contraste son activité de celle des récupérateurs. « Moi-même qui vous parle,
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Je le fais pour mon pays à limage des autres membres du comité stratégique. » Son activité
relève du don.
Mais il est des moments où les choses arrivent, où quelque chose se passe et montre que les grands récits explicatifs ne disent pas tout (Stewart, 1996). Que le réel est toujours plus riche et résiste à toute annexion. En effet, à un moment je demande si parmi le matériel donné par Axa, il se peut que certains ne marchent pas. M. G me répond que Besançon nenvoie que du matériel fonctionnel. En revanche « Peut-être dautres structures Cest le
cas de lévêque de Kol Daow qui disait quune fois on lui a envoyé du matériel et malheureusement Rien ne marchait. Cétait mauvais ! Cétait pas possible. » Cest à ce
moment particulier de lentretien quAbdoulaye Touré, le collaborateur dEnda qui maccompagnait prend la parole : « La vérité cest quil y en a qui prennent lAfrique pour
une poubelle », rétorque-t-il, « y en a même, ça peut marcher mais cest très dépassé, donc tes pas en mesure de faire ce que tas envie de faire ». Plus de langue de bois. Le ton est
clair. M. G semble perturbé, la discussion lui échappe. Il reprend la parole plus fort par-dessus Touré : « Au début du projet nous acceptions des P2, mais maintenant on accepte plus de P2.
Maintenant, soit tu nous envoies du P3 ou du P4, et même actuellement, du P3 on dit quon en veut pas. Cest obsolète. Maintenant tu nous envoies du P4 ! ».
Que peut bien signifier ce mécontentement plutôt virulent et dapparence incontrôlée ? Je sens de la vexation. Jessaie de me mettre à sa place Le don qui vient du Nord nest-il pas une manière « solidaire » et « responsable » de se débarrasser de matériel dont on ne veut plus ? Derrière ce que lon appelle don ne se cache-t-il pas parfois dautres pratiques ? En un instant, ce que je commençais de nouveau à croire sécroule, au moins en partie, et reviennent plus forts encore, ces sentiments que jai eu en observant les travailleurs de la décharge et les petits commerçants dans la rue. Jai dailleurs entendu parler dun marché de seconde main à Reubeuss et aux alentours, où le commerce électronique serait très répandu. Je crois que ces moments spéciaux manifestent cette double-bind, cette injonction paradoxale dont on ne peut pas sortir par une issue simple. Comment la réponse au Sud pourrait-elle être différente que mêlant léconomique avec le solidaire, le matériel avec les déchets, le discours du Nord avec les « réalités » du Sud. Et comment pourrait-on rendre compte de la double-bind avec un récit unique, une représentation simple, des concepts éloignés du terrain, des mots qui nauraient pas au moins pris laccent du Sud ?
108 Et pourquoi parler de poubelle ? Bien sûr lexpression reste familière et exprime bien la colère de mon accompagnateur. Mais comment ne pas penser également aux écrits de Mary Douglas (2001) sur la souillure, sur le danger que le sale ou le pollué font peser sur lordre propre moral, celui de lorganisation dune société. Limportation de ces ordinateurs nest-il pas aussi, dans une certaine mesure, une souillure, ce qui menace lordre social institué, limportation de ce qui nest pas « propre » à lAfrique ? Linformatisation sest toujours vue comme une modernisation de la société. Elle menace certains équilibres. Mais limportation dordinateurs hors dusage, ne transforme pas les usages, peut-être souille-t-elle non pas seulement le sol du Sénégal, mais également son « amour propre ».
Il reste que ces importations se font par lintermédiaire (la complicité ?) de la Sénéclic. Cette agence, qui se veut être la copie conforme du modèle associatif français Besançon.clic, voudrait symboliser et uvrer dans le sens du développement durable tel que décrit dans les discours internationaux. Cette agence représente la lutte contre la fracture numérique au Sénégal. Précisons cependant quelle ne traite que 30 000 ordinateurs pendant les trois ans donnés par Axa pour équiper son pays par le biais décoles primaires et nemploie que 10 handicapés au travers du CHAT. Cette activité paraît à la fois forte mais aussi faible pour des projets denvergure nationale. Il est intéressant de remarquer que si la cellule développe des argumentaires proches de ceux que lon entend en France, elle nen tire pas la même reconnaissance. Dépendante du modèle français, à portée municipale, pour les formations et équipements, les actions de la Sénéclic daprès ses discours et argumentaires relayés parfois dans la presse ne laissent transparaître aucun problème. Si lon ne sattache quaux discours, tout se passe pour le mieux, et les problèmes environnementaux vont être réglés. Ils sont pris en main, un projet « e-déchet » est en cours et donnera lieu à la création dune filière de traitement de ces déchets particuliers dici peu. Il ne manque que des financements. Lagence sénégalaise ne copie pas seulement les actions et méthodes, elle copie aussi les discours. Mais doù vient ce discours et pour qui est-il construit ? Qui veut-il convaincre ? Qui ne veut pas en voir les fissures qui pourtant transparaissent dans la phrase que nous avons analysée ? Ma méthode se précisait. En croisant discours et visites, des « bugs » apparaissent de-ci de-là. Ces bugs ne sont pas juste des anomalies. Ils me semblent révélateurs des lieux où les discours et pratiques du Nord rencontrent des rugosités, des résistances souvent non frontales, des contradictions et probablement parfois aussi des métissages.
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