V. A chacun sa vérité et largent des déchets
8. Discussion avec Frederico et Magdalena
Magdalena va envoyer une commission dinspection dans la décharge dès son retour. Ce qui se passe à MBeubeuss ne lui parait pas normal. Elle a pu observer que contrairement à ce quon a pu nous expliquer, les récupérateurs au plus bas de léchelle de récupération travaillent au forfait journée et non au poids, ce qui explique quil y ait beaucoup de matériel de déchets lourds et de bonnes qualités dans la décharge. Cest ainsi quon peut détecter comment travaillent les récupérateurs. Elle travaille avec des récupérateurs à Bogota depuis de nombreuses années, et à ce sujet on ne peut pas la leurrer. Elle ajoute dans notre conversation un peu à part quEnda Ecopôle et lassociation Bokk Diom semblent nappuyer et soutenir que des récupérateurs intermédiaires qui font partie de lassociation. Ces récupérateurs intermédiaires emploient dautres récupérateurs qui eux nont pas daide ni de soutien. Cette démarche qui consiste à soutenir des intermédiaires la choque profondément car cest encore une fois exclure et aider à écraser les plus démunis. Cest se rendre complice dexploitation. Le problème est structurel et est assimilable au système dorganisation féodal
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« Enquête exclusive. La Multinationale des vendeurs à la sauvette mourrides », cest le titre du documentaire diffusé en mai 2009 par la télévision française M6. Des commentaires sont consultables sur
http://tvmag.lefigaro.fr/programme-tv/article/magazine/44873/enquete-exclusivevendeurs-a-la- sauvette.html?meId=3
161 daprès Frederico. Cette conversation très enrichissante ma permis de mieux comprendre lorganisation de la décharge. Je leur fais remarquer en échange que les chiffres quon nous a donnés ne concordent pas : A peine 171,42 tonnes de déchets sortent tous les jours tandis que 126 000 tonnes de déchets entrent dans la décharge. Mais où passe le reste de largent ? Ces transactions non transparentes pourraient être pratiques Autre chose, pourquoi un représentant religieux est trésorier, que vient faire la religion ici ? Existerait-il un lien entre largent des déchets, lexploitation des plus pauvres et des financements religieux ? Amadou ne se rend probablement pas compte des impacts de leurs actions.
Nous avons commencé ce voyage au cur de la double bind, dans la décharge où sont stockés à défaut dêtre traités et recyclés, les e-déchets. Ce terrain nous a montré toute sa richesse, il nous a permis de nous questionner et dapprocher un peu plus ces contradictions issues des discours bienveillants de développement et de RSE. Les réalités, les nombreuses vérités dépassent de très loin ces discours réducteurs et incontestables, qui empêchent tout dialogue, ou autres voix alternatives. Ce que nous voyons de durable ici, sont lexistence et laugmentation exponentielle de toujours plus de déchets et en particulier de e-déchets mais certainement pas le développement.
Cest en comprenant de nouvelles choses, en réfléchissant et en ressentant que jai pu percevoir toute cette complexité, ces différences de points de vue, de ressentis, tous écrasés par ce discours dominant présentant ce projet de solidarité numérique comme un exemple de développement durable et actions de RSE. Cest en me rendant compte que ce sont toujours les mêmes personnes que nous rencontrons dans cette décharge que jai pu réaliser que même ces visites dans le monde informel, dans le monde des déchets, était très balisée elles-aussi. Il ny a pas nous lavons vu, à travers ce terrain une vérité, mais des intérêts, des logiques différentes et surtout de gros problèmes de communication.
Derrière le discours de solidarité numérique, nous avons pu voir quil nexiste pas une vérité, plus puissante que les autres, mais de multiples vérités. Celle que je vous rapporte nest sans doute ni plus vraie, ni plus fidèle que ces discours institutionnels, ces paroles de chef de projet, ces témoignages de récupérateurs de la décharge
Mais sa force est quelle a essayé de se construire à lécoute des autres voix, tentant découter notamment celles quon nentendait guère, quelle a tenté de se former non à partir
162 de la théorie mais au contact des ressentis et des affects. Certains moments ou lieux nous affectaient, ils semblaient affirmer une autre « vérité » que les discours officiels, ils se montraient sous forme dénigmes, de bugs, de paroles lâchées, dattitudes, de petites remarques ou de grandes sentences, dans un geste de solidarité ou un regard noir. Ils pointaient dans des contradictions, dans ce qui semblait dire ce quil ne disait pas, dans des blocages ou des silences. Des injonctions paradoxales et paradoxantes nous mettaient tous, moi y compris, dans un réseau entremêlé de double binds.
Les discours de RSE et de solidarité numérique sont exprimés par les premiers maillons de la chaîne, dune voix forte relayée par les médias et semblent se répercuter, pas à pas tout au long. Ils sont repris et répétés mais pas à pas aussi leur sens change, ou glisse, prennent dautres couleurs éclairés par dautres contextes. Leur force sétouffe à mesure que lon senfonce au cur de ce pays dAfrique, pour se mêler à dautres voix. Ces voix dont certaines se retrouvaient dans le dernier épisode à la décharge, voix qui se mêlent, qui se contredisent, qui se méfient les unes des autres, mais qui sécoutent bien peu. Il faudrait analyser ces discours, sinquiéter de leurs vocabulaires et syntaxes, détecter les copiés-collés et les inventions de langages, voir se superposer les diverses langues et registres comme des variations autour dun même thème, le discours officiel, récit maître et en grande patrie incontesté.
Et pourtant, ces voix qui ne parlent pas toujours, celle dune école qui ne peut utiliser les ordinateurs reçus, dhandicapés aux conditions de travail problématiques, des conférenciers dont les programmes ne sont pas annoncés, des étudiants ou des syndicalistes des techniciens de surface, celle des récupérateurs qui sourient en découvrant leur photo, des conversations autour dun nescafé, la voix administrative des douanes et les expressions si chaudes et parlantes de mes interlocuteurs, affirment aussi dautres voix quil faut apprendre à entendre. Car il me semble quelles disent, encore mieux que la répétition incantatoire des discours du Nord, comment ceux-ci et les pratiques affichées comme exemplaires sont reçues dans lunivers destinataire des dons dordinateurs.
Chaque épisode était loccasion de départs de pensées, dune réflexivité sur le coup, exprimant une réaction face à ce qui maffectait. Il est temps de reprendre toutes ces réflexions dans un effort de penser ensemble et plus globalement ce que ce terrain nous apprend de la réception des discours et pratiques dans les pays du Sud.
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Troisième partie
Un don qui éloigne,
vers une critique de la RSE
Introduction
Comme lécrit C. Geertz (1996), le travail de lethnographe (ici de la quasi- ethnographe) est de raconter « ici », à luniversité, au Nord, ce quil a vu et compris « là- bas ». Mais comment raconter ici, dans le vocabulaire et les cadres théoriques académiques une expérience telle que je lai vécue lors de ces deux voyages ?
En descendant les différents maillons de la chaîne de solidarité numérique, jai vu combien les discours de RSE, de solidarité numérique et sur le développement durable étaient prégnants, imprégnant les dires et témoignages de nombreux interlocuteurs, surtout les plus éduqués. Le discours est reçu, il guide et donne sens à des pratiques et récits là-bas. Mais en même temps, dans certaines phrases, où en regardant avec un peu de distance certains moments forts, il semble malgré tout que quelque chose « cloche », ne fonctionne pas comme cela est supposé être. Mais comment donner des mots et des concepts à cette sensation, comment la réfléchir ?
Peut-être quavant tout il faudrait se concentrer sur cet acte présenté comme incontestablement généreux, cet acte évidemment solidaire, du don dordinateurs qui ne coïncide pas avec ce que jai vu. Jai donc choisi de réfléchir à mes observations dans le cadre de la théorie du don. Je vois alors quil y a bien effectivement du don dans cet envoi dordinateurs de seconde main, mais quen même temps les effets de ce don aboutissent presque à lopposé de ce que le don produit en théorie. Je montrerai ainsi que dans le cas étudié, le don éloigne plus quil ne rapproche, quil ne crée pas tant de liens, quil produit une drôle de relation. Aussi que dans ce don la circulation est bloquée. Le don dordinateurs, en
164 apparence, nappelle aucun contre-don, il est linéaire. Et les mots pour en parler semblent être figés, obligés, ils sont répétés à lidentique, dans les mêmes cadres et vocabulaires, comme sil ne pouvait y avoir quune seule langue pour en parler.
Ce décalage entre théorie du don et ce que je pouvais observer ma conduit à en déduire quil y avait une sorte de pathologie dans la communication Nord Sud produite par cette forme d « échanges ». Je reviens alors à mon hypothèse de double bind. Bateson me permettra de commencer à réfléchir sur cette pathologie de communication (avec toutes les difficultés dappliquer un cadre issu de la psychologie à des relations sociales). Il reprend une même approche systémique que la théorie du don, et permet davancer quelques hypothèses sur pourquoi le don ne produit pas les effets attendus.
Jen conclurai avec quelques éléments de critique de la responsabilité sociale des entreprises telle quelle est pratiquée dans des cas comme celui que jai pu étudier.