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Je savais ce que je voulais : comprendre comment étaient reçues et vécues les injonctions de développement durable et de solidarité numérique depuis les « pays du Sud », ici au Sénégal. Plus précisément, ici, je voulais en savoir davantage sur les manifestations concrètes de la double bind, de voir comment dans les discours et les pratiques celle-ci s’exprime et se négocie.

Je savais également ce que je ne voulais pas, les travers que je tenais à éviter. Femme blanche lettrée issue d’un pays du Nord, ne parlant pas les dialectes locaux, menant une enquête dans une université française, il ne m’a pas fallu longtemps pour sentir tout ce que cette position pouvait induire dans les échanges, comment elle pouvait fermer certaines portes (et en ouvrir d’autres). Ces traits là ne pouvaient être gommés, il fallait les assumer, voire même en jouer, mais j’ai tâché d’ôter dans ma démarche tout ce qui aurait répété les approches empreintes de néocolonialisme, de paternalisme, trop hautaines (et par là dramatiquement limitée) que j’entendais percer dans certains discours du Nord.

98 J’avais donc d’ores et déjà décidé d’éviter un contact par questionnaire. Je recherchais plutôt une ouverture où pourraient s’exprimer plus librement les « voix » des personnes que j’allais rencontrer et de rechercher le contact, au-delà de la répétition des mots et expressions de discours convenus, avec ce qui était actuellement dit et fait, ici, autour de la gestion des déchets. Je voulais également ne pas m’en tenir aux discours, et observer ce qui se faisait (et qui ne se faisait pas). Je voulais embrasser ce magma de pratiques, de dires, de justifications, d’attribution de sens qui en bloc forment la réception.

Il ne s’agit pas d’une ethnographie, au sens propre du terme. Deux fois un mois sur place ne saurait me faire prétendre comprendre et expliciter une culture. D’ailleurs, ce n’était pas la culture que je voulais décrire, mais un processus de réception empreint de part en part d’une culture à la fois locale et ouverte sur le monde. L’idée était de me rapprocher au maximum du terrain au Sud afin de m’éloigner autant que possible, autant que deux mois de défamiliarisation peuvent apporter, des cadres de pensées et préconceptions du Nord. Et pourtant, à aucun moment je n’ai été sénégalaise, à aucun moment je ne me suis sentie pouvoir voir avec les yeux des locaux. Mais je me suis approchée de cette réception, ai tentée de m’ouvrir et de me laisser pénétrer par ce monde, assez je l’espère pour pouvoir en rapporter de quoi construire une voix prête à prendre part dans les débats sur la réception.

De l’ethnographie, j’ai donc avant tout retenu une approche et une méthode. C’est pourquoi il me semble plus juste de parler d’approche quasi-ethnographique. Les descriptions ethnographiques se mêleront parfois à d’autres auto-ethnographiques, afin de rester au plus près de ce que j’observais et rencontrais, consciente des limites et contraintes de ce que ce « voyage » pouvait apporter. Pour rester proche de l’expérience (et sortir quelque peu des concepts avec lesquels j’étais partie, le style se fera moins académique et plus proche de la sensibilité, où descriptions et réflexions se mêlent pour former expérience.

Je ne pensais pas non plus tenter une ethnographie du Sénégal, en essayant de montrer comment la culture est progressivement altérée par ces actions « solidaires ». Je voulais plutôt capter certains moments clés où quelque chose se passe, où cette double contrainte empreint le cours des choses et semble faire vaciller les chemins habituels, où je me sens affectée par une impression étrange ou insupportable qui me donne une idée de l’expérience de la double injonction. Il ne s’agissait pas d’expliquer ce que je voyais par la solidarité numérique ou quelque double-bind car j’avais conscience que tout cela était bien plus riche. Mais suivant en

99 cela K. Stewart (1996, 2007) je crois qu’on peut déceler dans une scène, un événement, une émergence, de quoi faire trembler nos catégories et introduire dans le débat d’autres visages, voix, mouvements, affects et désirs. Ajouter ainsi d’autres récits pour rendre des comptes plus pluriels que l’accountability de la solidarité numérique. J’ai essayé en tout cas de prendre leçon auprès d’auteurs de ce qui est appelé « le tournant vers les affects ».

Ce premier contact avec le terrain était le moins cadré possible car l’objectif de cette expérience était de bâtir a posteriori une méthodologie de recherche. Bien sûr, une approche inductive ne signifiait pas que je n’avais aucune hypothèse avant de partir. Nous avons même essayé, avec mes encadrants, de lister une série d’hypothèses quant à ce que j’allais probablement observer. Parmi celles-ci le fait que les sénégalais ne se préoccupent pas spécifiquement des déchets, et que s’ils adhèrent au développement durable, ce n’est pas parce qu’ils en sont convaincus. Nous avions également co-construits quelques clés de déconstruction des discours et quelques questionnements généraux comme par exemple : « Que pensent les recycleurs des pays dits du Sud des discours du Nord ? Est-ce que les TIC permettent de meilleures prises en compte des questions environnementales et sociales dans la gestion des déchets ? » Nous avions imaginé quelques possibles raisonnements de personnes de pays en développement. Ainsi nous imaginions que le statut obtenu par la détention d’un objet de luxe comme le téléphone portable, développe peut-être un imaginaire positif qui laisse penser que le téléphone est un déchet non polluant.

Depuis Paris, voici quelques questions et hypothèses que nous avions pu concevoir. Tout cela pour dire que la méthodologie que nous vous présentons a été co-construite avant, pendant et après cette phase exploratoire. Ce temps passé au Sénégal, et en grande partie à Dakar, m’a permis d’avoir une vision plus réaliste, de préciser mon sujet, mon terrain et mes questionnements.

Bien sûr ces bornes laissaient le champ encore large. Les principaux choix d’approche et de méthode se sont en fait vite décidés en interaction avec mes premiers contacts sur place et en fonction des contraintes issues de ma question de recherche et des éclaircissements de l’étude théorique préalable.

Je décidai de commencer mon enquête en allant tout au bout de la chaîne de solidarité numérique. A l’autre bout, celui que l’on ne voit pas dans les rapports des entreprises, et cela

100 dans l’espoir de trouver dans l’autre bout un sens à ce mot de solidarité. La première visite que j’ai effectué et celle de la décharge à ciel ouvert de M’Beubeuss, celle qui recueille tous les déchets de Dakar et de ses banlieues… le récit se poursuivra ensuite en d’autres lieux, écoles, forum social mondial, centre des handicapés au travail, auprès des récupérateurs ou des balayeurs, des responsables d’ONG et de militants.