La question de départ de ce sujet de recherche est la suivante :
Laide au développement du Nord concrètement appliquée par les organisations par des actions de RSE en vue dune solidarité numérique aboutit-elle à la réalisation de développements durables au Sud et quelles en sont les conséquences sur la relation entre les acteurs ? Autrement dit, comment les injonctions au développement durable et les pratiques concrètes de RSE sont-elles « reçues » dans les pays du Sud, quels en sont les effets, comment cela affecte-t-il tant les discours et pratiques au Sud que les relations Nord-Sud ?
36 Partant de lhypothèse que les discours et pratiques de développement durable placent les pays du Sud dans une situation de double bind, nous partirons à la recherche deffets paradoxaux à observer sur le terrain. La question était alors de déterminer comment enquêter sur de tels effets paradoxaux. Dans un premier temps, il a été prévu de procéder par questionnaires. Mais il est vite paru évident que cela ne permettrait pas, ou mal, de cerner de tels effets. En effet, ces effets pourraient ne pas apparaître (le questionnaire sen tenant aux discours affichés) et surtout cette démarche risquait à sont tour de placer les répondants dans une situation de double contrainte. Par ailleurs ma situation denquêtrice, occidentale, semblant prôner un discours de développement durable risquait de reproduire cette attitude arrogante et sourde que nous commencions à sentir (et dénoncer) de la part des pays du Nord.
Jai eu la chance de pouvoir partir deux mois sur le terrain au Sénégal (la justification du choix de ce terrain vient juste après) afin de pouvoir observer directement les pratiques et de mentretenir avec les acteurs de ce pays dans une position qui nétait pas celle de lenquêtrice blanche armée dun micro et cherchant à obtenir les récits désirés. Je qualifierais cette démarche de quasi-ethnographique (la durée du séjour ne me permettant pas de prétendre faire de lethnographie et mon projet était différent de la description dune culture). Je me suis largement inspirée de lapproche de Kathleen Stewart qui procède par réflexion à partir de moments ou dévénements qui laffectent. Je cherchais en effet à détecter les incohérences, les discours qui échappent à lorthodoxie, les situations surprenantes ou au contraire à me laisser pénétrer de lordinaire des pratiques qui montrent que tout ne se passe pas conformément aux discours et attitudes attendues du Nord.
Je ne cherchais donc pas à vérifier une proposition théorique mais plutôt à me laisser entraîner suffisamment dans cette « réalité » du Sud pour échapper quelque peu au formatage de nos esprits tout entiers pris dans les discours et débats sur le développement durable qui animent le Nord.
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1. Le terrain de recherche
La démarche a ainsi été daller sur le terrain, au Sénégal, à Dakar, en deux fois. Un premier séjour dune durée dun mois ma permis de mieux me rendre compte du terrain et établir les principaux contacts et mener une première série dentretiens. Le second séjour, dun mois également, ma permis de mener à bien tout le travail denquête nécessaire pour tenter de rassembler les éléments nécessaires pour répondre à ma question de recherche. Lécart de plusieurs mois séparant ces deux missions a permis daffiner la stratégie, la méthode denquête et les outils adaptés.
Plus pratiquement, jai choisi de suivre une action de responsabilité sociale des entreprises menée par la société Axa par lintermédiaire de plusieurs agences et organisations françaises et sénégalaises. Il sagissait dun don de trente mille ordinateurs de seconde main pour équiper les écoles et qui permettait entre autres de donner de lactivité à des travailleurs locaux handicapés. Le cas ma semblé exemplaire. Mais plutôt que de simplement assister à la « visite guidée » organisée par les principaux acteurs, mon enquête ma guidée dans des lieux aussi étranges que la décharge principale de la ville, des écoles où linformatique ne fonctionnait pas, une rencontre inopinée avec les travailleurs ou le forum social mondial.
Tous ces éléments mont permis de réfléchir à cette action de RSE, participant de la solidarité numérique et menée au nom du développement durable. Sagissant de dons dordinateurs, je me suis servie de la théorie du don, notamment avec les concepts proposés par A. Caillé et T. Godbout, ce qui ma permis de me rendre compte et danalyser les écarts entre le don affiché par la RSE et ce que dit la théorie du don. Cet écart semblant difficilement compréhensible, je suis finalement revenue aux théories de Bateson qui mavaient apporté une hypothèse de départ et qui se sont révélées particulièrement opérantes pour comprendre la pathologie de la communication entre Nord et Sud. Plutôt que daborder le don dordinateurs tels que revendiqué par la RSE comme linéaire et unidirectionnel, tout autant la théorie du don que les concepts de Bateson me permettaient den acquérir une approche systémique, livrant une histoire bien différente de celle de la RSE. Il y avait bien des éléments de double
bind, mais ceux-ci doivent être compris dans le cadre dune communication paradoxale et
38 développement durable qui ne soit pas seulement incantatoire et paternaliste pourra être menée, au sein dun dialogue libéré autant que possible de ces communications paradoxales.
2.
Justification du terrain de recherche
Il est question dans ce sujet de thèse dobserver une pratique daide du Nord au développement durable du Sud qui uvre dans la lutte contre la fracture numérique.
Pour étudier et comprendre les relations Nord-Sud de développement durable il nous a fallu sélectionner un pays du Sud qui entretient des relations de développement durable avec la France. Nous avons pensé que dans un pays en voie développement, laspect occidental du développement durable dénoncé par certains, devrait être perceptible.
Généralement, on parle de pays développés versus pays en voie de développement, ou de pays du Nord et de pays du Sud mais cette classification généralisée semble quelque peu grossière vu la multitude des pays dans le monde et des situations économiques. Parmi les pays dits du Sud, des classifications censées hiérarchiser « les niveaux » de développement et leur positionnement dans léconomie mondiale, catégorisent les pays comme étant des pays dits « en voie de développement », « émergents », ou « nouveau pays industrialisés » et enfin les pays dits « développés ».
Sans vraiment sattacher à ces façons de classifier le développement, nous avons, mes professeurs et moi choisi le Sénégal. Plusieurs arguments justifient ce choix. Le Sénégal est un pays dAfrique subsaharienne et pour cette recherche, sélectionner un pays en développement, rend probablement plus visible les contradictions induites par des injonctions contradictoires issues des discours de développement durable sur le terrain. De plus le Sénégal, qui est stable politiquement, est un pays francophone ce qui facilite et permet une analyse plus sensible des enquêtes menées sur le terrain. Le Sénégal, ancienne colonie française, garde encore aujourdhui de forts liens avec la France et ce en particulier pour les projets daides au développement. De plus le Sénégal se présente actuellement comme un des pays dAfrique subsaharienne le plus à la pointe en ce qui concerne les TIC. Il faut dire que
39 son ancien Président, M. Wade est très impliqué sur les questions de solidarité numérique, il a participé activement aux Sommets Mondiaux de la Société de lInformation, il a dailleurs été à linitiative du Fonds de solidarité numérique, nombre de ces discours promeuvent laccès au TIC pour tous, cest un sujet qui semble être au cur même de ses préoccupations pour la nation. Lappel lancé en 2007 au Black Caucus par le Président Wade pour avoir cinq cent millions dordinateurs traduit cette volonté politique. « Le jour où tout le monde aura un ordinateur chez lui et devant lui, le Sénégal émergera »12. Il a dailleurs créé une agence gouvernementale rattachée directement au gouvernement pour lutter nationalement contre la fracture numérique : La sénéclic.