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Les effets des candidatures collectives

AVIS D’UNE DELEGUEE DU PERSONNEL SUR LE PLAN DE RESTRUCTURATION PRESENTE PAR L’EMPLOYEUR

A) La différenciation des positions ou l'opposition des intérêts

3) Les effets des candidatures collectives

Le fait syndical, l'accès à des fonctions représentatives ont alors pour effet, qui s'explique en partie par les raisons pour lesquels les individus postulent pour les mandats, d'équilibrer la relation entre eux et les dirigeants de l'entreprise.

Dans ses formes les moins conflictuelles, l'entreprise ou ses dirigeants considèrent de leur côté que la représentation, loin d'être une simple obligation ou une gêne, constitue une opportunité pour l'organisation qui bénéficie ainsi d'un interlocuteur nécessaire à la gestion des hommes. (cf. citations précédentes). Compte tenu de cet a priori favorable, les salariés protégés bénéficient ainsi d'une augmentation de leur valeur sociale.

Mais même dans une situation où les ressources entre interlocuteurs sont déséquilibrées, les interlocuteurs peuvent se satisfaire de cette situation d'inégalité des ressources et installer un système d'égalité relative des positions en se partageant les rôles : par exemple les représentants des salariés se font les portes parole des situations de terrain tandis que la hiérarchie se positionne sur le versant comptable et économique. Sous réserve d'une acceptation réciproque, on peut avoir entre interlocuteurs des relations de bonne entente qui se trouvent en quelque sorte pacifiées.

Toutefois, la valorisation sociale dont bénéficient ces salariés ne peut que difficilement se traduire en promotion professionnelle. En effet, les mandats, faisant référence à un collectif, imposent aux salariés des devoirs moraux. Les avantages dont ils disposent constituent, en quelque sorte, le prix à payer pour ces contraintes1

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Une fois élu, ses mandants attendent souvent du salarié protégé qu'il soit exemplaire. Cette exemplarité impose des contraintes extrêmement fortes, car elle induit une norme de comportement impossible à atteindre. Ce décalage entre une représentation idéale à laquelle doit se conformer le mandataire et ses propres limites est créatrice d'une certaine fragilité. Parce qu'elle implique une responsabilité du mandant, cette fragilité se répercute sur le salarié protégé, qui ne peut pas se cantonner à apprécier ses actes ou ses prises de position en fonction de leur justesse, mais est obligé de pondérer sa position en prenant en compte les effets que ses prises de position peuvent générer. On est là dans l'opposition classique que fait Weber (1959) entre une éthique de conviction et une éthique de la responsabilité.

"J’ai commencé un boulot que je n’ai pas fini, les collègues qui sont restés sont maintenant massacrés par la direction, et d’autre part j’étais délégué et j’ai été viré suite à la grève mais moi dans ma tête, je suis encore chez S." (Salarié protégé2)

1 Sans référence ici à la manière dont le législateur a pensé cette protection. Il s'agit plus de la manière dont les salariés

protégés (du moins ceux qui pensent représenter le collectif) conçoivent cette protection.

2 Cette citation et les 4 qui suivent sont tirées d'entretiens menés dans la phase de pré-enquête auprès de salariés d'une même

entreprise; où un mouvement social extrêmement dur, s'était traduit par le licenciement d'une partie des grévistes. C'est en partie ce paroxysme dans le conflit qui donne à voir aussi nettement les oppositions de principe, ou cette éthique de conviction si on adopte les termes de Weber. Sont interrogés en même temps des représentants du personnel qui ont été licenciés et des salariés qui sont encore en poste dans l'entreprise. Compte tenu de cette configuration particulière et parce que le conflit est loin d'être clos, nous ne donnons ici aucune indication permettant de reconnaître les individus interrogés.

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Cette éthique de la responsabilité interdit, par exemple, que les salariés protégés soient "les premiers servis", en cas de règlement avantageux du conflit. Elle introduit, en fait, un biais en défaveur des salariés protégés

"Les gens qui étaient licenciés ne sont pas partis avec les poches vides, sauf nous. […] Les gars qui étaient licenciés, les salariés, ils sont partis avec plus que leur salaire. C’est nous qui avions décidé, puisqu’on avait fait une commission, parce qu’on était organisés à l’intérieur de la grève, on avait fait 2 berges d’autoroutes, […] On a rapporté des sous, on ne savait pas que ça rapportait tant ! On a même pensé se recycler là-dedans, mais entre les 2 péages, honnêtement, on a fait 10 millions, à peu prés. (On a décidé de payer plutôt), pour ceux qui étaient licenciés." (Salarié protégé)

La protection dont ils disposent peut même apparaître, à leurs propres yeux, non méritée.

"Moi je vais vous dire honnêtement, je regrette un peu de n’avoir pas été licencié, parce que ça me fait culpabiliser. On me dit le Délégué Syndical n’a pas été licencié, ça m’a fait chier parce que tous les pauvres innocents ont été licenciés. Moi honnêtement, j’aurais voulu être licencié, clair et net." (Salarié protégé)

De manière plus générale, tout avantage ou mesure perçue comme telle par les autres salariés leur est quasi systématiquement reproché.

"Sérieusement, les gens sont individualistes, c’est une horreur, pour les motiver, il faut vraiment qu’il y ait une catastrophe, et je vous assure quand on est parti, pour en revenir à S. on avait l’impression qu’on était des bonnes sœurs, les gens se sont sentis trahis. […] C'était très dur, on nous a vraiment reprochées de partir, c’étaient comme si on les abandonnait." (Salarié protégé)

De ce fait, la norme morale qui s'impose au salarié protégé est d'autant plus forte que, quelle que soit la nature du conflit, le type de relations entre salarié et salarié protégé ou le degré d'exemplarité des comportements des salariés protégés, ceux-ci sont souvent "soupçonnés" de bénéficier d'un traitement particulier. On retrouve alors en filigrane l'idée que les salariés protégés ne payent pas réellement les conséquences des comportements collectifs.

"Les salariés disaient ouais mais vous, vous êtes protégés." (Salarié protégé)

L'idéologisation des relations et l'objectivation des oppositions

La référence au collectif, associée au fait que la différenciation salariés/entreprise est considérée comme quasi organique, conduisent à ce que les désaccords avec l'entreprise tendent à devenir des désaccords de principe : tout ce qui vient de l'entreprise doit ainsi être rejeté.

"On n’était pas du tout favorable sur le plan de licenciement, sur tous les plans d’ailleurs on a toujours dit non. Et on a toujours dit que la direction se fichait de nous." (Secrétaire du comité d’entreprise, déléguée syndical, 58 ans, PME)

Le salarié évoque la tentative de l'entreprise de l'attirer de son côté pour mieux souligner le caractère inconvenant voire hors de propos de cette proposition.

"(Le directeur) a essayé de m’acheter : il m’a proposé de devenir Chef avec une augmentation de 400 Francs par mois, il me propose donc de devenir un petit chef." (Salarié protégé)

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Cette objectivation a pour effet de donner une certaine stabilité aux relations tout en les dotant d'une certaine inertie. Les salariés protégés sont ici mieux protégés des "à-coups", et donc, des licenciements. Surtout, les désaccords professionnels sont minorés par ces effets d'opposition systématique. Ils sont cantonnés au statut du salarié protégé et ne touchent pas la personnalité de celui-ci et n'ont que peu d'impacts sur les autres aspects de sa vie.

"J’étais bien dans ce que je faisais et je trouvais que je m’y épanouissais bien, je trouvais un équilibre entre mes activités professionnelles et extra-professionnelles. J’étais tellement investi dans le monde associatif que tous les petits déboires, toutes les petites brimades que je pouvais subir dans ma vie professionnelle, une fois sorti je n’y pensais plus, je me replongeais dans la vie associative.» (Salarié protégé, délégué syndical, membre CHSCT, syndiqué, ouvrier, 44 ans, CAP, demande de licenciement pour faute)

Dès lors que les affrontements sont des affrontements de position, la volonté individuelle, mais aussi son investissement affectif, se trouvent faiblement mobilisés. On peut, par exemple, être très étonné de la violence des interpellations que certains syndicalistes adressent à leur direction et qui sont suivis de rapports apparemment cordiaux dès la porte de la salle de réunion franchie. L'explication tient à la séparation assez rigide de la position de l'individu et de sa personnalité comme si, pour ces salariés protégés, on pouvait jouer des deux registres à des moments différents sans que cela prête à conséquence.

Dans une telle configuration, le licenciement apparaît comme une anomalie, constat que nous développerons plus loin.

La création d'un espace de jeu

Dans ce mode d'occupation du mandat, le désaccord se gère dans le long terme. Il s'agit d'une configuration oppositionnelle qui peut se lire comme un jeu comportant des règles particulières. Bien sûr, les acteurs ont rarement l'impression de jouer ou de s'amuser, et ce, d'autant plus que les conséquences sont risquées. Leurs conduites peuvent pourtant être analysées comme étant inscrites dans le cadre d'un jeu, d'une configuration relationnelle pour utiliser le vocabulaire d'Elias.

Tout d'abord, les coups que jouent les protagonistes semblent être la conséquence directe des actions de leurs adversaires.

"On a remué un peu la merde parce qu’on s’est rendu compte qu’il y avait des choses qui n’étaient pas nettes […] Par exemple, […] l’argent du comité d’entreprise n’a jamais été versé, donc cet argent-là, on a essayé de le récupérer. […] On a fait intervenir l’inspection du travail, on a même fait condamner la société pour délit d’entrave, enfin on avait mis 3 délits d’entraves et il y en a un qui a été accepté. […] On a pas mal remué dans les brancards, on a réussi quand même à avoir pas mal de choses.» (Salarié protégé, membre du comité d’entreprise, délégué du personnel, syndiqué, 37 ans, cadre, Bac+2, PME, demande de licenciement pour faute)

"Dans le courrier que j’ai reçu, il était indiqué qu’il envisagerait à mon égard des mesures plus dissuasives. […] Voilà, alors je me suis dit qu’il fallait attaquer. Je suis donc allé aux prud’hommes et j’ai engagé une procédure pour harcèlement et discrimination syndicale.» (Salarié protégé, délégué syndical, membre CHSCT, syndiqué, ouvrier, 44 ans, CAP, demande de licenciement pour faute)

35 Dans cette logique, le problème n'est pas tant d'avoir des résultats malgré les affirmations des élus, mais de jouer des coups, d'entretenir l'opposition.

"On avait commencé à initier un droit d’alerte parce que la société commençait à aller mal. […] Ce sont les fameux E-Mail que j’ai envoyés aux investisseurs pour les informer parce qu’on commençait à avoir vraiment la trouille pour la boîte, on sentait vraiment que ça se barrait en couilles, qu’ils ne faisaient rien pour que ça change. Donc on s’est dit qu’avec un droit d’alerte, ils vont être obligés de bouger, parce qu’il va y avoir un rapport, parce qu’on va être obligé d’informer les investisseurs, donc ça va les faire bouger. (Le PDG), dès qu’on va commencer à toucher à son pognon, il va hurler. Le problème, c’est qu’on s’est un peu pris les pieds dans le tapis sur la procédure, pas tellement pour le début, mais c’est vrai qu’on s’est un peu précipité pour les investisseurs parce qu’on était pressés de faire bouger les choses. On a communiqué un peu vite. […] Je me suis dit, qu’en même temps, on allait leur balancer les tracts qu’on avait fait pour les informer de la vie de la société.» (Salarié protégé, membre du comité d’entreprise, délégué du personnel, syndiqué, 37 ans, cadre, Bac+2, PME, demande de licenciement pour faute)

"Ce qui m’intéresse aujourd’hui, c’est de continuer le combat.» (Salarié protégé, membre du comité d’entreprise, délégué du personnel, syndiqué, 37 ans, cadre, Bac+2, PME, demande de licenciement pour faute)

C'est bien cette perception qu'a l'entreprise dans certains cas.

"Ils disent, on est là pour faire du combat, c’est écrit d’ailleurs, les syndicats sont là pour combattre. (Le délégué syndical) m’a dit, moi je me suis syndiqué chez vous parce que j’ai été exploité et (que) je veux me venger. […]Ils venaient chercher un conflit permanent. […] Moi j’ai un souvenir caractéristique, 2001, ça a été une bonne année pour nous, on leur avait donné les bilans, mais même les bilans, ils ne les croyaient pas. Ils nous disent : vous gagnez trop. L’année suivante on a gagné moins, c’est sûr. (C'était une opposition) pas constructive. […] C’est une personne qui à mon sens est une personne aigrie, qui en veut à l’entreprise en tout cas il en veut à tout le monde patronal." (DRH, PME)

Cette perception est partagée par le dirigeant qui assiste à l'entretien et qui surenchérit : " (Ils détruisent tout, c’est des destructeurs." (PDG, PME)

Le jeu oppositionnel ne vise pas la destruction de l'adversaire, ce qui conduirait à faire disparaître le jeu. Ce qui est visé, c'est la reconnaissance par l'adversaire de la valeur supérieure à celle qu'on lui accordait en tant que simple salarié.

"À partir du moment où l'on a commencé à se lancer là-dedans, très honnêtement, on s’est pris au jeu, c'est-à-dire que très rapidement, on s’est rendu compte des moyens qu’on pouvait avoir, de ce qu’on pouvait faire. […] On avait un certain pouvoir, (on) pouvait changer les choses. Donc ça, ça nous intéressait beaucoup, donc on s’est franchement pris au jeu et on y a été à fond, comme des malades.» (Salarié protégé, membre du comité d’entreprise, délégué du personnel, syndiqué, 37 ans, cadre, Bac+2, PME, demande de licenciement pour faute)

La valeur sociale est ainsi le seul véritable enjeu de l'affrontement. Tout le reste ne représente qu'un moyen de l'obtenir. Les rationalisations argumentaires ne parviennent pas toujours à cacher cette recherche de reconnaissance comme dans la citation ci-dessous (si l'on garde à l'esprit que les bons dont parle le salarié sont son collègue élu et le salarié protégé lui-même).

"Ça nous révoltait complètement parce qu’on cautionnait des gens qui n’étaient pas bons et on virait des gens qui étaient des bons. Tous les bons qui se rendaient compte que ça n’allait pas et qui l’ouvraient un peu se faisaient dégager, donc ça finit par énerver. On se dit que tous les gens pas mal qui ont fait des études se font dégager, et tous les merdeux qui magouillent on les cautionne. C’est aussi pour ça qu’on se battait parce que c’était franchement injuste, et ce genre

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d’injustice, je ne le supporte pas.» (Salarié protégé, membre du comité d’entreprise, délégué du personnel, syndiqué, 37 ans, cadre, Bac+2, PME, demande de licenciement pour faute)

Ce côté "jouissif" de l'affrontement, qui apparaît alors comme un jeu dont l'issue est cependant risquée, transparaît nettement dans les citations ci-dessus, alors même que l'enjeu est la confirmation ou non du refus du licenciement.

"Ça devient une bataille assez rigolote parce qu’eux amènent un dossier comme ça, donc nous, on amène un dossier comme ça. Comme il faut en amener 3, on vient avec un carton...» (Salarié protégé, membre du comité d’entreprise, délégué du personnel, syndiqué, 37 ans, cadre, Bac+2, PME, demande de licenciement pour faute)

"C’était de bonne guerre, je me suis dit, j’attaque donc lui aussi contre attaque.» (Salarié protégé, délégué syndical, membre CHSCT, syndiqué, ouvrier, 44 ans, CAP, demande de licenciement pour faute)

"Je ne voulais pas signer l’ordre du jour (pour le vote du licenciement) donc j’ai eu un huissier qui est venu chez moi pour me faire signer l’ordre du jour, c’était assez folklorique, je trouvais ça assez marrant.» (Salarié protégé, délégué syndical, membre CHSCT, syndiqué, ouvrier, 44 ans, CAP, demande de licenciement pour faute)

Parce que le jeu oppositionnel est un jeu permanent, tout peut servir à ré-amorcer le désaccord. Ceci explique que les salariés protégés sont à l'affût de toutes les occasions de jouer de nouveaux coups, de déséquilibrer leur adversaire. Cette orientation n'est ni un accident ni un effet imprévu, elle est clairement voulue par les salariés qui se présentent à l'élection.

"(Il y a des effets sur votre carrière ?) Ça c’est clair, on le savait dès le départ. […] (L'autre élu) et moi on a toujours été conscient de ça. Les autres, on leur a expliqué, on leur a dit : attention, si vous vous embarquez là-dedans, il faut quand même savoir que ça risque de vous enquiquiner un petit peu. […] (Salarié protégé, membre du comité d’entreprise, délégué du personnel, syndiqué, 37 ans, cadre, Bac+2, PME, demande de licenciement pour faute)