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Dupanloup face à la Révolution de 1848

GENÈSE D’UN RÉSEAU

Chapitre 3. Dupanloup face à la Révolution de 1848

Une crise économique, sociale et politique vient déclencher en 1848 une nouvelle Révolution, compromettant fortement le plan de bataille de Dupanloup et de Montalembert. En signant la chute de la Monarchie de Juillet, les journées révolutionnaires du 22 au 24 février 1848 bouleversent une fois de plus les relations entre Église et État en proclamant l’instauration de la République. Un gouvernement provisoire se met en place pour décider de la nouvelle organisation institutionnelle de la France. Il est composé de républicains modérés, plus ou moins ouverts à la démocratie et au socialisme. Les membres du gouvernement provisoire sont Ferdinand Flocon, Jacques Dupont de l'Eure, Alexandre Martin Albert dit « l'ouvrier ». Louis Blanc, Adolphe Crémieux, Ledru-Rollin et Garnier-Pagès. Citons encore Pierre Thomas Marie, François Arago, Lamartine et Armand Marrast. Cet exécutif collectif est placé sous la présidence de Dupont de l’Eure. Ils sont également ministres pour la plupart, sauf Louis Blanc et Alexandre Martin dit “l’ouvrier Albert”. Lamartine est aux Affaires étrangères, Crémieux à la Justice, Ledru-Rollin à l’Intérieur, Arago à la Marine, Marie aux Travaux Publics, Bethmont au Commerce, Hippolyte Carnot à l’Instruction publique et le Général Bedeau à la Guerre.

Désireux de s’inscrire dans l’héritage de 1789 et non de 1793, le gouvernement provisoire n’entend pas renouveler les expériences de la Terreur. D’où une série de mesures libérales et sociales dont l’institution du suffrage universel masculin (25 février), l’abolition de la peine de mort, le rejet du drapeau rouge au profit du drapeau tricolore (26 février), la création des ateliers nationaux pour lutter contre le chômage (27 février), la création de la commission du Luxembourg qui réfléchit à une nouvelle organisation du travail et parvient, le 2 mars, à faire passer la durée de la journée de travail de onze à dix heures ou encore l’abolition de l’esclavage dans les colonies françaises (27 avril). En avril 1848, des élections se préparent pour le vote d’une Assemblée nationale constituante.

Fig. 6 : Hippolyte Lecomte, Les polytechniciens portant le crucifix sauvé de la chapelle des Tuileries, lors des émeutes du 24 février 1848, Paris, 1848, musée Carnavalet, Huile sur toile, P 2513.

Le gouvernement provisoire se montre très favorable par rapport aux institutions catholiques. La religion semble même se réconcilier avec la Révolution comme l’a montré notamment Jacqueline Lalouette296. Parmi les « épisodes célèbres » qui manifestent le caractère religieux de la Révolution de 1848, on se souvient de la journée du 24 février avec le transfert par les insurgés eux-mêmes des calices, des ciboires et du crucifix de la chapelle des Tuileries à l’église Saint-Roch (où Dupanloup avait été vicaire avant de devenir le supérieur du petit séminaire de Saint-Nicolas-du-Chardonnet). La Révolution s’était faite contre le trône « mais respecta l’autel ». Pour les « quarante-huitards », la figure du Christ représente le premier républicain ou le premier socialiste. Face à l’attitude bienveillante des insurgés, l'Église accueille favorablement les événements de février. Le clergé donne volontiers sa bénédiction aux arbres de la Liberté. Le 3 mars, Mgr Affre publie un mandement de carême dans lequel la liberté est exaltée ainsi que le rôle de l'Église dans l’évolution libérale du pays, notamment lors des États généraux de 1789.

296 Jacqueline Lalouette, « La politique religieuse de la Seconde République », Revue d’histoire du XIXe siècle, 2004, pp. 79-94.

Les excès de la Terreur sont néanmoins condamnés. « Mgr Affre est séduit par l’élan de liberté et de fraternité qui marque les débuts de la révolution de 48. [...] Pour lui, la révolution de 1848 représente une chance pour l'Église. Elle peut lui permettre de se libérer du joug que fait peser sur elle la tutelle de l’État » écrit ainsi Jacques-Olivier Boudon297. Le 7 mars, Mgr Affre, l’archevêque de Paris, rencontre ainsi Dupont de l’Eure, le président du nouveau gouvernement provisoire. Il lui assure le « loyal concours du clergé ». Le chef du gouvernement lui répond : « La liberté et la religion sont deux sœurs également intéressées à bien vivre ensemble »298.

Dupanloup ne partage pas du tout le même enthousiasme que son métropolitain Mgr Affre, qui se positionne un peu à l’avant-garde de l’épiscopat français. Comme l’a montré l’historien Gabriel Le Bras qui dressant dans les termes suivants les mérites de Mgr Affre : « Dans une église peu intellectuelle, il a compris le rôle de la science ; dans une église conservatrice, le besoin de réformes sociales ; dans une Église soumise au Pouvoir, le prix de l’indépendance et des libertés »299. Dans le programme de Mgr Affre, Dupanloup joue un rôle important. Il n’hésite pas à confier à ce dernier la charge de professeur à la Sorbonne ou à le désigner comme chanoine de Notre-Dame. Néanmoins les deux hommes s’opposent sur beaucoup d’aspects et notamment sur l’accueil que le clergé doit réserver au nouveau gouvernement.

Ce qui pourrait paraître étonnant de la part de Dupanloup, moins de trois ans après la parution de son ouvrage De la pacification religieuse, dans lequel il s’appropriait l’héritage révolutionnaire au profit de l'Église de France. « Ne traitez pas en aveugles de prétendus ennemis qui vous offrent et qui vous demandent la paix dans la liberté et dans la justice » avait-il alors écrit aux libéraux anticléricaux300. En février 1848, les insurgés font preuve de respect et même de connivence avec le clergé. Cependant Dupanloup éprouve tout de même de la crainte face aux événements de février et une aversion profonde pour la démocratie, le socialisme et le communisme, autant d’idées portées par la Révolution de 1848. Dupanloup va-t-il à nouveau se ranger dans le camp des contre-révolutionnaires ou maintenir sa place au sein des catholiques libéraux ?

297 Jacques-Olivier Boudon, Religion et politique en France depuis 1789, Paris, Armand Colin, 256 p.

298 Jacqueline Lalouette, « La politique religieuse de la Seconde République », art. cit.

299 Raymond Limouzin-Lamothe et Jean Leflon, Mgr Denys-Auguste Affre, archevêque de Paris (1793-1848), Paris, Vrin, 1971, 380 p. Préface de Gabriel Le Bras.

Fig. 7 : Eugène Charpentier, Arrivée du peuple à Saint-Roch, 24 février 1848 [Estampe].

Bibliothèque nationale de France, département Estampes et photographie, RESERVE QB-370 (107)-FT4.

A. Loin de l’agitation parisienne

Une fuite en Savoie ?

Les lettres et les écrits personnels de Dupanloup ne peuvent permettre de connaître ses réactions immédiates à l’annonce de la Révolution en février 1848. Remarquons que dans les lettres sélectionnées par Lagrange dans son recueil, Lettres choisies de Mgr Dupanloup, les épisodes révolutionnaires sont moins évoqués, du moins en termes moins angoissants, que dans le fonds de la correspondance privée de Dupanloup conservée à Saint-Sulpice. Néanmoins, on peut retrouver les opinions de Dupanloup sur la Révolution avec des laïcs principalement et plus particulièrement avec le comte de Montalembert et avec Adèle de La Rochefoucauld, la princesse Borghèse, deux membres éminents de l’aristocratie et fervents catholiques (cf. le Tableau 2 ci-dessous). La française Adèle de La Rochefoucauld est une aristocrate mariée à un héritier d’une puissante famille romaine, le prince Aldobrandini-Borghèse. Dupanloup est son directeur de conscience. En sa qualité de princesse d’une grande famille romaine proche de la curie et de la papauté, elle joue un véritable rôle de relais entre l’abbé et les cercles romains, comme l’atteste Dupanloup lui-même : « Les lettres dans lesquelles vous me donnez des nouvelles de Rome et du Pape et de MM. vos fils me sont bien précieuses, je dirai même nécessaires. [...] Ne me les épargnez donc pas »301. Ces échanges épistolaires sont de la plus haute importance pour Dupanloup qui, en août 1848, demande à la princesse de lui renvoyer les lettres qu’il lui a adressées du 1er mars au 1er juin302.

La première réaction de Dupanloup face à la Révolution nous est connue par une de ses lettres à la princesse Borghèse. Le 28 février 1848, il lui écrivait : « Princesse, je vous réponds courrier par courrier. Vous savez déjà nos grands événements. Dieu a été visible et sa protection pour l'Église miraculeuse, inouïe !! Puisse-t-il ne pas permettre que le contre coup soit fatal chez vous ! Le peuple a été étonnant. On a beaucoup admiré ici le Pape et sa magnanimité : il est l’ancre du Salut en Europe. Notre gouvernement est vraiment très courageux. [...] Nous sommes en pleine mer : que Dieu nous garde et nous sauve ! Priez, Prions. Souffrons pour Dieu et combattons pour l'Église »303. Si la princesse Borghèse est ainsi mise au fait de l’évolution politique du pays, c’est

301 Archives Saint-Sulpice, Fonds Dupanloup, Lettre de Dupanloup à la princesse Borghèse, 20 avril 1848.

302 Archives Saint-Sulpice, Fonds Dupanloup, Lettre de Dupanloup à la princesse Borghèse, 24 août 1848.

parce que cette dernière participe activement au projet de Dupanloup de lancer un journal catholique. La princesse entreprend des nombreuses démarches pour obtenir des soutiens humains et financiers.

Dans son journal intime, Dupanloup laisse transparaître un sentiment d’angoisse. Il met l’accent sur un fort état de fatigue : « mon carême à St Louis interrompu à cause de ma fatigue de tête … Les préoccupations de la Révolution … Ma fatigue était au dernier degré ». En marge, un texte manuscrit, très probablement écrit a posteriori si on en croit la couleur différente de l’encre utilisée, explique la cause de ces fortes fatigues : « M. de Champagny m’avait appris la République »304. Dupanloup est en effet en retraite au moment où la Révolution se déclenche. Mais une lettre adressée à son ami jésuite le père de Ravignan révèle que les maux de tête chronique de Dupanloup avaient déjà fortement repris avant le déclenchement de la Révolution : « mon état de santé est peut-être meilleur, mais il me condamne à peu près au mutisme et au repos absolus. D’ailleurs dans la situation que pourrais-je faire ? La moindre démarche serait épiée et interprétée en mal »305.

Mais avec la Révolution, le trouble de Dupanloup se fait plus pressant : « Que vous dire de tout ce qui se passe chez vous, chez nous ? Tout me fait horreur »306. Le 16 avril, alors que se prépare les premières élections au suffrage universel masculin et dans un contexte politique tendu, Dupanloup écrivait à la princesse Borghèse : « Je crois que nous sommes ici à la veille d’une catastrophe sanglante. Si les événements devenaient majeurs, permettriez-vous que soit pour moi, soit pour ma mère, j’empruntasse aux 5[000] dont je suis dépositaire ? ». Le lundi 17 avril, Dupanloup rajoute sur sa lettre : « Hier a été une assez bonne journée : on aurait pu avoir des troubles affreux. L’ordre a été complètement maintenu »307.

304 Archives de Saint-Sulpice, Fonds Dupanloup, Manuscrit du journal intime de Dupanloup.

305 Archives Saint-Sulpice, Fonds Dupanloup, Lettre de Dupanloup à Ravignan, 8 janvier 1848.

306 Archives Saint-Sulpice, Fonds Dupanloup, Lettre de Dupanloup à la princesse Borghèse, 29 mai 1848.

307 Archives Saint-Sulpice, Fonds Dupanloup, Lettre de Dupanloup à la princesse Borghèse, 16 et 17 avril 1848. La princesse lui avait fait parvenir une somme de 5 [5000 ou plus ? Le montant exact n’est pas précisé] pour la création d’un journal.

TABLEAU 2

Archives Saint-Sulpice, fonds Dupanloup,

Lettres écrites par Dupanloup à la princesse Borghèse.

Il s'agit d'un des rares cas de correspondance active du fonds de Saint-Sulpice. La correspondance échangée entre Dupanloup et la princesse douairière est assez importante. Il est difficile de chiffrer exactement le nombre de lettres et de billets échangés compte tenu de son ampleur. Les lettres sont réparties en plusieurs classeurs volumineux. Notre étude se concentre sur l'un de ces classeurs, comportant les lettres de 1838 à 1860.

ANNÉE 1836 1840 1841 1842