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Le chapitre IV de la Charte québécoise ne bénéficie pas de la suprématie législative, mais les droits qu’il garantit occupent néanmoins une place significative dans la nature et la portée de la Charte.

A. Des droits importants, mais non absolus

Décrivant l’importance de chacune des catégories de droits présentes dans le projet de loi, le ministre de la Justice a expliqué que les droits économiques et sociaux (les actuels articles de 39 à 48) représentent davantage qu’une simple expression de « bonne volonté » : « ces droits ont une portée importante ». Ils ont été inscrits dans la Charte parce qu'ils représentent des acquisitions du « patrimoine démocratique » du Québec215.

Cependant, le ministre reconnaît que les droits économiques et sociaux, reconnus plus tardivement que les droits judiciaires, n’ont pas le caractère absolu de ces derniers216 : ils sont au contraire relatifs et dépendent d’une intervention positive de l’État. La Charte contient donc « une série de principes qui ont une valeur inégale au point de vue de leur impact immédiat sur la législation et sur la vie sociale du Québec »217. Cette diversité de droits et de valeurs normatives contenus dans la Charte a d’ailleurs fait partie des éléments de justification du gouvernement pour ne pas donner à cette loi un caractère transcendantal vis-à-vis des autres lois218.

213 Loi sur les droits et libertés de la personne, Projet de loi n°50, 1ère lecture, 2e session, 30e législature,

1974.

214 PierreBOSSET, «Les droits économiques et sociaux: parents pauvres de la Charte québécoise», (1996)

75 La Revue du Barreau Canadien, 586.

215 Projet de loi n°50, préc., note 203, 12 novembre, 2744. 216 Ibid, 2745.

217 Ibid, 2746. 218 Ibid.

En tant que professeur de droit, Jacques-Yvan Morin a défendu l’idée de l’inclusion des droits économiques et sociaux dans la Charte avant même le premier projet de loi219. Lors de l’adoption de la Charte québécoise, M. Morin, alors devenu chef de l’opposition officielle, a regretté que la Charte ne soit pas proprement constitutionnelle, et que les droits économiques et sociaux ne soient pas mieux protégés. Alors que ces droits sont les « droits de l’homme du XXème siècle », il estime que ce sont « les dispositions les plus faibles, les plus aléatoires de tout le projet de loi ». Il lui reproche d’être trop flexible à ce chapitre, au point que « cela en est même informe »220.

Dans son mémoire présenté lors de la consultation publique, le Réseau d’action et d’information pour les femmes s’est offusqué de ce que ce projet, baptisé ensuite Charte des droits et libertés de la personne, ne contienne que huit articles pour les droits économiques et sociaux et aucun pour la santé, alors qu’il en comptait dix-huit pour le judiciaire. Ce déséquilibre était symptomatique de la grave déficience de la Charte221.

Pour la Ligue des droits de l’homme (LDH), les principes contenus dans la Charte, en particulier les droits économiques et sociaux, ne peuvent être qu’« assez vastes pour ouvrir la porte à des lois particulières », lesquelles en concrétiseraient l'application222.

Ces interventions semblent indiquer que « personne ne semblait (…) s’illusionner sur la force contraignante des dispositions relatives aux droits économiques et sociaux »223.

Toutefois, l’inclusion des droits économiques et sociaux dans la Charte québécoise a certainement contribué à une reconnaissance accrue de ces droits, et à leur insertion dans

219 Jacques-YvanMORIN, «Une charte des droits de l'homme pour le Québec», (1963) 9 Revue de Droit de

McGill. Cet article est le premier texte important où est affirmé l’intérêt pour une telle charte et la compétence constitutionnelle du Québec à légiférer dans ce domaine. En témoignent notamment : André MOREL, «La Charte québécoise: un document unique dans l'histoire législative canadienne», (1987) 21 Revue juridique Thémis ; Pierre BOSSET, «Les droits économiques et sociaux: parents pauvres de la Charte québécoise», (1996) 75 La Revue du Barreau Canadien, 586.

220 Journal des débats, Projet de loi n°50, 2e lecture, 2e session, 30e législature, 1974, 12 novembre, 2753. 221 Journal des débats, Étude du projet de loi n°50, Loi concernant les droits et les libertés de la personne,

3e session, 30e législature, 1975, 22 janvier, B-344. 222 Ibid, 21 janvier, LDH, B-190.

des lois ultérieures. Ainsi, le préambule de la Loi visant à lutter contre la pauvreté et l’exclusion sociale de 2002224 fait explicitement référence aux droits et libertés dont l’être humain est titulaire, ainsi qu’à un « mouvement universel visant à favoriser l’épanouissement social, culturel et économique » de chacun. Cela représente, pour P. Bosset, « l’impact le plus significatif » bien qu’aussi « le plus symbolique » de cette évolution225.

Cependant, la crise de l’État social depuis l’adoption de la Charte a contribué à un « recul relatif de la reconnaissance et de l’exercice des droits économiques et sociaux »226. Ce repli est à nuancer : depuis leur consécration, ces droits ont été traités

différemment des droits civils et politiques.

B. La genèse de l’article 46 de la Charte québécoise

L’article 46 de la Charte québécoise telle qu’adoptée par le législateur le 27 juin 1975 se lisait comme suit : « Quiconque travaille a droit, conformément à la loi, à des conditions de travail justes et raisonnables. » 227

Pourtant, plusieurs voix se sont élevées au cours des discussions parlementaires pour que cet article soit plus détaillé, plus précis. En témoignent les mémoires de la Fédération des travailleurs du Québec (FTQ) et de la LDH, qui ont comparu devant la Commission permanente de justice en 1975 au sujet du Projet de Loi n°50, de même que les interventions de l’Opposition officielle à ce sujet.

Ce n’est qu’en 1979 que l’article a été développé, en insérant la précision que les conditions de travail doivent respecter la santé, la sécurité et l’intégrité physique des travailleurs228.

224 Loi visant à lutter contre la pauvreté et l’exclusion sociale, L.R.Q., c. L-7. 2002.

225 PierreBOSSET, «Les droits économiques et sociaux, parents pauvres de la Charte?» dans CDPDJ (dir.),

Après 25 ans, la Charte québécoise des droits et libertés, vol. 2, Montréal, 2003, 233.

226 Ibid, 233.

227 L.R.Q., c. C-12, a. 46 (état du droit le 31 décembre 1977). 228 Ibid, en vigueur le 1er janvier 1981.

Il n’en reste pas moins que globalement, comme le rapporte le Journal des Débats de l’Assemblée législative de 1974 et 1975, l’article 46 a été peu discuté en commission parlementaire tant en 1974 qu’en 1975, et peu commenté lors de l’audition des mémoires présentés par des parties intéressées.

Le 21 janvier 1975, la FTQ a tout d’abord critiqué l’absence notable du droit au travail, complètement passé sous silence dans le projet de loi n°50. Or, selon elle, « la justice sociale et la démocratie commencent par la garantie que toute personne valide et en mesure de travailler doit être pourvue d’un emploi répondant à ses compétences »229. La FTQ a aussi identifié des lacunes, concernant notamment l’absence du droit à la syndicalisation et du droit de grève230.

En ce qui a trait à l’actuel article 46, elle a regretté « [s]a formulation un peu trop brève ». Elle a suggéré d’y inclure des notions plus précises comme le droit à une « rémunération équitable, susceptible d’assurer au travailleur et à ses dépendants un niveau de vie décent », le droit à « un milieu de travail sécuritaire » ainsi qu’à des « conditions justes et raisonnables en ce qui concerne les heures de travail et les congés »231.

La déception de la FTQ était partagée par le chef de l’opposition. M. Morin a trouvé dommage que cet article ne reconnaisse pas « le droit fondamental pour toute personne de gagner sa vie par un travail librement accepté », « expression [qui] se trouve dans les documents internationaux et dans nombre de constitutions »232. À son sens, la formulation de cet article n’était pas assez explicite, trop faible et trop générale. Autrement dit, celui-ci ne répondait pas aux problèmes concrets de nombreux travailleurs au Québec.

229 Journal des Débats, Étude du projet de loi n°50, Loi sur les droits et libertés de la personne (1), 3e

session, 30e législature, 1975, 21 janvier, B-201. 230 Ibid, B-202.

231 Ibid, B-203.

M. Morin a expliqué que l’article 46 aurait gagné à être plus complet à l’instar des articles 6 et 7 du Pacte international sur les droits économiques, sociaux et culturels adopté en 1975, lesquels énumèrent des éléments fondamentaux pour la protection des conditions de travail. Le chef de l’opposition a illustré son propos par des exemples tirés de l’observation du travail à la chaîne et des cadences forcées dans des usines au Québec, ainsi que des conditions de sécurité qui règnent sur les chantiers : toutes ces situations mettaient en évidence le besoin criant d’une Charte plus complète sur le point des conditions de travail justes et raisonnables233.

Lors de l’adoption de l’article, M. Morin a rappelé que le droit au travail et à des conditions de travail justes et raisonnables est « lié de très près à la dignité d’un être humain »234. Malheureusement, l’article tel qu’adopté ne reflétait pas cette importance et

avait peu de teneur : « [i]l doit être clair pour tout le monde que [cet article] est là pour la forme et guère plus »235.

Selon lui, les restrictions au droit à des « conditions de travail justes et raisonnables » étaient tellement nombreuses qu’elles ôtaient beaucoup de signification à ce principe. Il a admis que le « régime de laisser-faire économique et social actuel » était un obstacle à ce que l’article ait davantage de portée. Dès lors, tel qu’adopté en 1975, l’article 46 représentait le summum envisageable dans les circonstances :

« [L]e maximum que l’on peut exiger, c’est que, dans la mesure où la loi veut bien l’autoriser et où la société consent à se pencher sur les problèmes de la société, quiconque a la chance d’avoir un travail se trouve protégé dans ses conditions de travail, qui doivent être justes et raisonnables. »

Mais M. Morin, fervent défenseur des droits socio-économiques et d’un instrument de protection des droits et libertés de la personne fort et efficace, a clairement exprimé son regret que cet article n’aille pas « plus loin »236.

233 Journal des débats, Projet de loi n°50, 2e lecture, 2e session, 30e législature, 1974, 12 novembre, 2754. 234 Ibid, 3e session, 30e législature, 1975, 26 juin, B-5129.

235 Ibid, B-5129. 236 Ibid.

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