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En 1963, un des principaux instigateurs de la Charte québécoise a proposé une « Charte des droits de l'homme pour le Québec », pour laquelle il s’est largement inspiré de la Déclaration universelle des droits de l’homme (DUDH ou Déclaration universelle) et de la Convention européenne des droits de l’homme320. Mettant en lumière un mouvement général en faveur de la reconnaissance des droits de la personne depuis la Seconde Guerre mondiale, il a argué que le Québec ne pouvait pas rester en dehors de cette tendance.

En 1966, le rapport préliminaire de l’Office de Révision du Code civil (ORCC), paru dans sa forme finale en 1968, puisait manifestement dans les mêmes sources pour proposer au gouvernement de modifier le Code civil du Québec. Il suggérait d’y introduire un chapitre spécial destiné à proclamer « les droits fondamentaux qui relèvent du Code civil, c’est-à-dire des rapports entre particuliers »321. En outre, ce rapport

320 Jacques-YvanMORIN, «Une charte des droits de l'homme pour le Québec», (1963) 9 Revue de Droit de

McGill.

incitait discrètement le gouvernement à se doter d’un instrument plus complet, qui couvrirait non seulement les droits civils, mais aussi politiques, économiques et sociaux322.

Au printemps 1971, le ministre de la Justice de l’époque, Jérôme Choquette, a sollicité deux professeurs, Paul-André Crépeau et Frank Scott, afin d’élaborer un avant-projet de loi en ce sens. Ce rapport, déposé en juillet 1971, proposait l’adoption d’une loi en deux parties, à l’instar de l’instrument actuel323. La première partie, la « Charte des droits et libertés de la personne », montre un souci explicite de se conformer au droit international. Ainsi, la proposition élaborée par l’ORCC sur les droits civils a été reprise, mais explicitée à la lumière d’instruments internationaux. La formulation des libertés fondamentales a été développée sur le modèle du Pacte international relatif aux droits civils et politiques324, tandis que l’expansion considérable de l’interdiction de la discrimination a suivi les principes de la Convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale325. Quant à la section des droits économiques et sociaux, elle a été largement inspirée du Pacte relatif aux droits économiques, sociaux et culturels326, comme en témoigne le phrasé de l’actuel chapitre IV de la Charte.

Le Canada n’avait pas encore ratifié ces instruments327, mais leur importance était déjà reconnue : les références au cours des débats de la Commission permanente de Justice sur le Projet de loi n°50 en font foi.

De 1971 à 1974, le gouvernement n’a pas immédiatement donné suite au rapport Crépeau – Scott328. Dans ce contexte d’incertitude quant à l’éventualité d’une charte

322 ORCC, Rapport sur les droits civils, 1968, 8.

323 FrankR. SCOTT ET Paul-AndréCREPEAU, Rapport sur un projet de loi concernant les droits et libertés

de la personne/ Report on a Draft Bill concerning Human Rights and Freedoms, 1971.

324 ASSEMBLEE GENERALE DES NATIONS UNIES. Pacte international relatif aux droits civils et politiques.

1966, entrée en vigueur en 1976.

325 Convention internationale sur l'élimination de la discrimination raciale. 1965, entrée en vigueur en

1969.

326 Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels. 1966, entrée en vigueur en

1976.

327 Le Canada a ratifié les deux Pactes en 1976, et la Convention sur l’élimination de la discrimination

raciale en 1970. Patrimoine Canada répertorie les traités sur les droits de la personne ratifiés par le Canada : http://www.pch.gc.ca/pgm/pdp-hrp/docs/index-fra.cfm

québécoise329, la LDH a rédigé un vaste projet de charte pour le Québec, encore une fois fondamentalement inspiré des instruments internationaux, soulignant la nécessité de se doter d’une loi fondamentale. Ce document, rendu public le 24 mai 1973 et largement diffusé par les principaux quotidiens de l’époque, reprenait l’énoncé des libertés fondamentales, de même que les droits politiques et judiciaires, ainsi que les droits économiques, sociaux et culturels, parmi lesquels le droit au bien-être et au travail. Ce projet proposait aussi la création d’une commission aux vastes fonctions, qui serait chargée d’appliquer, de promouvoir et de défendre les droits garantis par la charte : « une institution de liberté (…) qui se situe entre le pouvoir judiciaire et le pouvoir politique, au seul service des citoyens »330.

Ce n’est que lors de la session d’automne 1974 que le ministre Choquette a déposé le Projet de Loi sur les droits et libertés de la personne331. Ce projet de loi, sans avoir repris le Rapport Crépeau-Scott dans sa totalité, en était très proche, par son plan, l’organisation générale et certaines formulations. Certaines différences avec la source immédiate étaient toutefois notables, comme le statut de la Charte : alors que le rapport recommandait la primauté de la Charte sur toute loi future « qui a pour effet de modifier ou d’abroger une disposition de la présente loi (…), à moins que l’intention d’effectuer un tel changement n’y soit expressément énoncée », le projet de Loi du ministre ne lui accordait pas ce rôle supralégislatif332. Il n’en reste pas moins que l’influence considérable du droit international dans l’élaboration du Projet Crépeau-Scott se retrouvait clairement dans le Projet de Loi n°50.

328 A. Morel explique ce délai par la conjonction politique : le gouvernement, aux prises avec la délicate

question linguistique, craignait que le dépôt d’un projet de charte ne suscite un débat passionné sur les droits linguistiques qui divisait l’opinion publique, et ne compromette l’adoption d’un texte faisant davantage consensus. La question linguistique a été dissociée du projet de la Charte, lors de l’annonce publique du projet de loi n°22, intitulé Loi sur la langue officielle, le 20 mai 1974 (L.Q. 1974 c.6). André MOREL, «La Charte québécoise: un document unique dans l'histoire législative canadienne», (1987) 21 Revue juridique Thémis, 8.

329 Ibid.

330 LDH, La Charte et la Commission québécoise des droits de l'Homme, 1973, 3, cité dans A.MOREL,

préc., note 327, 9.

331 Journal des débats, Projet de loi n°50 : Loi sur les droits et libertés de la personne, 1ère lecture, 2e

session, 30e législature, 1974.

332 D’autres différences relèvent notamment de l’ajout de motifs illicites de distinction en matière de

Outre M. Morin qui était soucieux de faire régulièrement référence au droit international333, plusieurs intervenants au cours des discussions parlementaires ont rappelé que la Charte s’inscrivait dans le courant occidental qui reconnaissait de plus en plus les droits et libertés des individus, et qu’elle était inspirée de la Déclaration universelle des droits de l’homme334.

Néanmoins, l’importance accordée au droit international dans l’interprétation de la Charte québécoise a été amplement débattue entre le ministre de la Justice et le chef de l’opposition. Tout en reconnaissant le rôle qu’a joué la DUDH dans l’élaboration du premier projet de loi335, M. Choquette a émis de sérieuses réserves quant à la validité du

droit international, et aux « obligations » qui en découlent pour les États : Il faut se rappeler que, dans les chartes internationales, on peut adopter des grands principes généraux. On sait jusqu’à quel point les États sont libres d’adopter une législation qui correspond aux objectifs des traités qu’ils ont signés ou qui n’y correspondent pas.336

Le ministre était d’avis que les traités internationaux, dans le domaine des droits de l’homme, avaient « assez peu de portée internationale »337 :

[O]n ne peut pas rechercher, à ce moment-ci, un appui absolu dans les textes de certains traités multinationaux ou internationaux, comme la Déclaration universelle des droits de l’homme. On sait que, lorsque les États s’entendent entre eux pour adopter de tels traités ou de tels énoncés de principes, la rigueur de la rédaction est beaucoup moins exigeante sur le plan international que le plan législatif. C’est la raison pour laquelle, au plan international, les États peuvent se permettre de souscrire à toutes sortes de belles déclarations de principes, quitte à ce qu’ils les appliquent, évidemment, à leur façon, sur le plan national ou interne. On sait ce que cela donne (…).[I]l reste à

333 Pour M. Morin, la DUDH est une des inspirations profondes de la Charte québécoise dans son

ensemble : Journal des Débats, Projet de loi n°50 - Charte des droits et libertés de la personne, 3e session, 30e législature, 1975, 26 juin, B-5002, B-5003. Voir également ses interventions au sujet des droits des

conjoints dans le mariage (l’actuel art. 47) et du droit à la libre disposition des biens (actuel art. 6) : Ibid, B-5126 et B-5001.

334 Journal des débats, Projet de loi n°50, 1974, 12 novembre, M. Choquette, ministre de la Justice, 2746 ;

14 novembre, M. François Cloutier, ministre de l’Éducation, 2817, et M. Vaillancourt, ministre d’État aux Affaires municipales, 2829.

335 Journal des Débats, Projet de loi n°50 - Charte des droits et libertés de la personne, 3e session, 30e

législature, 1975, 26 juin, B-5003.

336 Ibid, B-5126. 337 Ibid.

peu près seize États démocratiques, ce qui en dit assez long sur les régimes qui peuvent prévaloir un peu partout dans le monde…338.

En dépit de l’avis du ministre sur la portée du droit international, plusieurs organismes venus témoigner devant la Commission permanente de la Justice au sujet du projet de loi ont invoqué la Déclaration universelle pour illustrer leurs recommandations. Par exemple, l’Association de paralysie cérébrale du Québec invoque, au sujet du coût des dépenses à encourir pour rendre effectifs les droits des handicapés physiques, l’article 21 de la DUDH qui stipule que la satisfaction de tous les droits individuels doit être réalisée « compte tenu de l’organisation et des ressources de chaque pays »339. Le Réseau d’action et d’information pour les femmes recourt à la DUDH pour demander l’insertion de l’égalité dans le mariage de l’homme et de la femme et du droit au travail dans la Charte québécoise340. La Fédération professionnelle des journalistes de la province de Québec évoque le droit international et plus précisément la DUDH à l’article 19 et l’article 5 de la Constitution allemande pour demander la reconnaissance juridique du droit à l’information341.

Cet historique succinct de la Charte met en évidence que cet instrument s'inscrit clairement dans la foulée des instruments juridiques internationaux, dont il tire une grande partie de son inspiration. De cette filiation, qui gagnerait à être plus explicite342,

découle l’idée d’interpréter la Charte québécoise à la lumière du droit international des droits de la personne. Cependant, il nous faut encore préciser dans quelle mesure le droit international peut être utilisé à des fins d’interprétation en droit canadien. Dans un premier temps, nous illustrerons cette question par la pratique des institutions québécoises des droits de la personne chargées de mettre en œuvre la Charte québécoise et de la faire respecter. Dans un deuxième temps, nous déterminerons la valeur du droit

338 Journal des Débats, Projet de loi n°50 - Charte des droits et libertés de la personne, 3e session, 30e

législature, 1975, 26 juin, B-5002.

339 Journal des débats, Étude du projet de loi n°50, Loi concernant les droits et libertés de la personne, 3e

session, 30e législature, 1975, 23 janvier, B-455. 340 Ibid, 22 janvier, B-347 et B-357.

341 Ibid, B-320.

342 On pourrait inclure cette filiation dans l’un des considérants du préambule de la Charte. Michel COUTU

et Pierre BOSSET, «Étude n°6: La dynamique de la Charte» dans CDPDJ (dir.), Après 25 ans: La Charte québécoise des droits et libertés, vol. 2, 2003, 288.

international en droit interne selon les normes – constitutionnelles ou ordinaires – considérées.

Paragraphe II – Le droit international : source de référence pour les

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